mardi 3 février 2015

Le déni est-il une attitude professionnelle/une posture éthique ?


Des journalistes, alertés par des étudiants, soulèvent la question épineuse suivante : Est-ce que, dans les CHU français, on "enseigne" l'examen gynécologique ou l'examen prostatique en suggérant (ou en demandant) aux étudiants de le pratiquer sur des patient.e.s endormi.e.s au bloc opératoire ?   

La question est soulevée d'une part, parce que cette pratique a été évoquée par plusieurs blogs de jeunes médecins ; d'autre part, parce qu'une recherche google a "fait apparaître" un document de la faculté de médecine de Lyon qui semble indiquer clairement que cette pratique existe – ou a existé dans un passé très proche… l'Internet n'est pas si vieux.

Les journaux évoquent la question et reçoivent, en retour, une volée de protestations, non seulement de la part de l'Ordre des médecins, mais aussi des auteurs du document et, c'est plus curieux, de médecins tout venant, qui crient haut et fort que ces accusations sont "n'importe quoi" et que ce genre de pratique n'a jamais eu lieu. 

Aujourd'hui, j'aimerais revenir sur les réactions assez violentes que cette "nouvelle" a produites.

La question que je veux aborder ici n'est pas de savoir si ça se produit (ça ne paraît pas douteux, les témoignages sont trop nombreux), ni si c'est acceptable (personnellement, je pense que ça ne l'est pas, et je ne suis pas tout à fait seul à le penser ) mais celle des réactions de déni, des levées de bouclier – voire de la violence à l'égard de celles et ceux qui en parlent.

Quelques réflexions : 

Tout témoignage est digne d'être entendu, même s'il est isolé ; si l'on n'accepte pas de recevoir ce qu'un.e patient.e ou un.e étudiant.e raconte avoir vu ou subi, ce refus équivaut à dire : "Je n'ai pas assisté personnellement à ces faits, par conséquent ils n'existent pas." C'est intellectuellement médiocre et moralement indéfendable. Le monde existe en dehors de notre perception individuelle – et une attitude de raison (scientifique) ne consiste jamais à balayer une affirmation du revers de la main, mais à l'examiner avec soin - et bien sûr à la questionner. Ne pas le faire équivaut à répondre à un patient qui nous dit qu'il a mal à la poitrine "Ce n'est pas vrai, l'électrocardiogramme dit que vous n'avez rien." Ce n'est pas seulement de l'incompétence, c'est aussi un signe de grande bêtise.

Un témoignage isolé peut ne pas avoir de portée générale, mais plusieurs témoignages indépendants sont une forte incitation à se poser de sérieuses questions. Dans le cas qui nous occupe, les étudiants eux-mêmes témoignent de ces pratiques, dans plusieurs régions de France. Certains, d'ailleurs, les trouvent "normales" en arguant que "Il faut bien apprendre" ou encore que "C'est pas grave puisque les patients ne le savent pas." Ce seul fait impose à celles et ceux qui ignorent (ou ne veulent pas croire) à ces pratiques de les examiner soigneusement. Et à se positionner à leur égard : si elles existent, sont-elles acceptables ?

Même si ces pratiques n'existaient pas, il serait indispensable de prendre position pour ou contre. Et d'argumenter sa position. Il ne suffit pas de dire "Non, c'est pas vrai" (ou comme l'Ordre, inénarrable : "C'est éthiquement impossible, tout le monde le dénoncerait…" – Ben voyons !). Face à une pratique scandaleuse (elle l'est assurément, puisque les offusqués sont scandalisés qu'on dise qu'elle existe !!!), chacun doit dire quelque chose comme (par exemple) "Je ne sais pas si ça existe mais je pense que ça pourrait être justifié pour telle ou telle raison" ou "Je suis révolté à l'idée que ça puisse exister et je vais faire tout en œuvre pour que ça ne se produise pas (dans ma fac/mon département/mon lieu d'exercice). Et les différents points de vue doivent donner lieu à un débat – professionnel, éthique, public. (Il s'agit ici du respect de l'autonomie et de l'intimité des patients, non de la protection de l'image des médecins, rappelons-le…)

Etre un professionnel de santé, c'est être constamment confronté à des interrogations éthiques. Sur sa pratique personnelle mais aussi sur la pratique des autres professionnels, la manière dont on enseigne le soin, la manière dont on parle aux patients. C'est donc avoir une opinion éthique sur les pratiques réelles ou supposées de la profession. Pour un professionnel de santé, rester indifférent n'est pas une option, pas plus que le serait le fait de rester indifférent à toute autre pratique qui rejaillit sur la crédibilité de sa pratique ou de celle de ses collègues.

Par exemple, si j'entends dire "Un chirurgien pratique des excisions génitales "propres" pour éviter aux petites filles d'être mutilées sur une table de cuisine", je n'ai pas besoin de savoir si c'est vrai ou non pour m'interroger sur le geste lui-même. La question mérite, à elle seule, d'être débattue.
Tout comme l'idée qu'un patient puisse en toute lucidité lui demander à mourir doit faire réfléchir tout soignant – même si aucun patient ne lui a jamais rien demandé de tel.

S'interroger sur le sens d'un geste réel ou hypothétique, ça n'est pas le faire ou l'avaliser ; ça n'est pas même affirmer qu'il existe. C'est examiner ce que serait le monde (notre monde personnel, le monde en général) si l'on faisait ce geste et si l'on recommandait de le faire.
S'interroger est un processus indispensable pour comprendre le fonctionnement du monde.

Agonir, insulter ou dénigrer les personnes qui évoquent ce genre de pratiques est une violence qui n'apporte rien au débat, elle est seulement destinée à disqualifier ou à faire taire. Or, la volonté de museler n'a pas vraiment la cote en ce moment (Ben oui, on peut pas dire "Je suis Charlie" d'un côté, et de l'autre dire "T'as pas le droit de dire/croire ce qui se passe au bloc").

S'indigner qu'on "soupçonne" les enseignants de médecine de telles pratiques est, en soi, moralement problématique. Car l'indignation  ("Comment pouvez-vous nous soupçonner... ?") n'est pas une protestation d'innocence, c'est une posture de classe, un repli protecteur. Une accusation sérieuse mérite une réfutation sérieuse, et non simplement le rejet méprisant que pratiquent couramment les hommes de pouvoir. Ne pas prendre un sujet comme celui-ci au sérieux, c'est manifester du mépris pour celles et ceux qui ont eu à coeur de le soulever.

Le but de tout soignant, c'est de soigner - et de protéger les patients. Tout est secondaire à ça. Par principe, un soignant doit se mettre du côté du patient, et donc examiner tout ce qui est susceptible de lui nuire, et l'empêcher. Il ne peut pas partir du principe que "ça ne peut pas arriver" parce que (par exemple) "la profession est insoupçonnable". Aucune profession ne l'est.


Alors, vous qui vous interrogez sur ces gestes, leur signification et leur réalité, si l'évocation d'examens gynécologiques sur patientes endormies non consentantes suscite chez l'un de vos interlocuteurs un déni indigné ou des cris d'orfraie, sachez que cette réaction est avant tout épidermique et émotionnelle, ce n'est pas une réaction de personne qui argumente – ou même, tout simplement – qui réfléchit. Indigné ou non, le déni n'est pas - il n'est jamais - un élément de discussion. 

C'est juste un refus de penser et de débattre. 
Autrement dit : le contraire d'une attitude professionnelle, d'une position éthique, ou d'un échange. 


Marc Zaffran/Martin Winckler


NB : Si vous voulez savoir ce qui se fait (et ne se fait pas) ailleurs dans le monde, sur le même sujet, cet article-ci vous en donne un aperçu.








2 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour votre article qui permet de prendre du recul par rapport à cette polémique et les traumatismes ou les peurs que cette pratique fait (re)naître.
    J'ai une question à propos de l'état d'inconscience sous anesthésie générale et sur ce que le corps peut mémoriser, sentir, percevoir, emmagasiner sous cet état. Tout le monde, dans cette polémique, n'a de cesse de dire que le/la patient.e ne sait pas ce qui lui arrive. Ce qui m'interpelle c'est que selon moi le corps a sa propre intelligence et sensibilité et qu'au fond, on n'a aucune idée des traumatismes qu'il peut sentir et qui peuvent influer sur le mental. Savons-nous réellement si, même dans le cas où la/le patient.e est endormi.e, il/elle ne se réveillera pas avec un corps qui lui renverra un message inconscient d'inconfort, de gêne, de traumatisme ? L'excuse de l'inconscience me semble un peu rapide vu le manque de connaissance que nous avons sur les ressentis du corps, la conscience, le lien entre les deux.
    Précision : bien sûr, même s'il n'y avait aucune conscience ou traumatisme physique ou mental possible en conséquence de TV sur une personne endormie, la question de l'importance du consentement et de son respect se maintient.

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    1. Vous soulignez deux points essentiels : on ne sait pas de quoi les personnes anesthésiées se souviennent (consciemment ou inconsciemment) ; on n'a pas à supposer qu'elles ne se souviennent de rien, à l'heure où la notion de coma est en train de changer (il est de plus en plus évident que des personnes dans un coma apparent perçoivent, entendent, sentent, et rien ne permet d'écarter que les personnes anesthésiées soient dans le même cas) ; l'autre point fondamental est véritablement du domaine de l'éthique. Le fait que l'autre "sache" ou non n'excuse en rien mes actes. Il y a trente-cinq ans, un de mes enseignants avait proposé de nous montrer, sur un patient en coma profond, une procédure relativement lourde, "à visée pédagogique". J'ai dit clairement que je ne serais pas présent s'il le faisait. L'enseignant (qui était prof de médecine légale et d'éthique...) a pris conscience immédiatement de ce qu'il venait de dire, et a présenté ses excuses aux étudiants. Et il s'est incliné vers le patient, pour lui présenter à lui aussi ses excuses. "L'inconscience" ne se situe parfois pas dans l'esprit des patients inconscients...

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