lundi 30 novembre 2020

Pourquoi certains médecins prennent-ils les critiques du système médical comme des attaques personnelles ? - par Marc Zaffran/Martin Winckler

Un jour que je me posais pour la nième fois cette question, il m'est venu un début de réponse. Ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, mais je la partage, vous en ferez ce que vous voulez.

L'enseignement de la médecine française est fondé (depuis longtemps, et ça ne veut pas dire que tous les profs étaient, sont et seront comme ça, je le précise mais que c'est la culture ambiante de la formation) sur l'argument d'autorité : le maître parle, il sait ; les élèves engrangent et surtout ne discutent pas la parole du maître.

Ce n'est pas une attitude scientifique - par définition fondée sur les preuves, le débat, la vérification des affirmations et, dans le meilleur des cas, un consensus. Si nous sommes capables de naviguer avec le GPS d'un téléphone, c'est parce que des scientifiques sont tombés d'accord, après d'innombrables observations et calculs, sur le fonctionnement des lois de la physique - et cela a permis de mettre en orbite les satellites qui donnent les informations à nos GPS.

L'argument d'autorité, lui, est une affirmation individuelle fondée sur (au choix) des convictions, des croyances, une expérience, une idéologie personnelle. Et cette affirmation est reprise par les "croyants" - les élèves, les émules, les disciples, les membres du groupe dont l'émetteur de l'argument est l'une des figures de référence.

C'est ainsi que ça fonctionne depuis longtemps dans le monde médical français. C'est ce type d'argument d'autorité qui a longtemps, et fait encore dire à certaines professionnelles de santé des contre-vérités scientifiques telles que :

"Une femme qui n'a jamais eu d'enfant ne peut/doit pas utiliser un DIU."

"Prendre une pilule en continu est dangereux pour la santé."

"Prendre une pilule du lendemain plus de deux fois par mois est interdit/dangereux."

"Une personne qui décide de se faire stériliser à l'âge de 20 ans ne sait pas ce qu'elle fait."

"Les anti-inflammatoires compromettent l'efficacité des DIU."

"Quand une femme dit que sa contraception hormonale atténue sa libido, c'est dans sa tête."

"Avoir mal quand on a ses règles, c'est normal."

***

Quand on est étudiante en santé, les arguments d'autorité créent souvent des frustrations, soit parce que leur propre expérience (ou ce qu'elles ont appris par ailleurs) dément ce que dit le maître, soit parce que le maître dit des choses ignobles (sexistes, racistes ou homophobes, par exemple...).

Ces frustrations alimentent des conflits intérieurs difficiles à résoudre : "Si je ne peux pas adhérer à un des enseignements du maître, puis-je adhérer à tous les autres ? Comment puis-je distinguer le vrai du faux, puisque le maître est, par définition, celui qui dit le vrai ?"

Pour pouvoir s'installer et balayer toute contestation, l'argument d'autorité s'accompagne de plusieurs outils de lavage de cerveau :

  • l'humiliation : "si tu fais pas comme ça (ce que je te dis), t'es nulle",
  • la culpabilisation : "... et les gens vont mourir",
  • et la disqualification "... parce que tu seras un mauvais médecin."

Conséquence de cette lessive cérébrale, beaucoup de médecins confondent réputation et pouvoir : le médecin dont le travail est loué/soutenu par ses pairs est compétent (donc, puissant, donc respectable). Le médecin désavoué par ses pairs est incompétent, et ce qu'il/elle dit n'est pas digne de respect.

Dans cette vision du monde, il n'est jamais rappelé que le soin est un travail collectif qui s'appuie sur beaucoup d'autres personnes que les seuls médecins - et d'abord sur la compétence des personnes soignées.

La preuve de cet isolationnisme intellectuel et idéologique : alors que c'est déjà le cas dans de nombreux pays du monde, dans les facultés de médecine françaises, les cours sont rarement délivrés par des infirmières, des sage-femmes, des kinésithérapeutes, des psychologues... ou des patientes expertes.

On enseigne donc aux médecins à penser 1° en terme de hiérarchie fondée sur l'adhésion sans discussion au discours du/des maître(s) ; 2° en termes d'isolationnisme (hors des médecins, point de médecine).

Les étudiantes subissent ça pendant huit à douze ans et cela favorise chez les jeunes médeci(e)n(ne)s une attitude défensive, hostile à toute remise en cause de ce qu'on leur a appris, de peur que cela les ébranle dans leur être profond.

Et cela produit des individus (non, non, pas toutes, mais trop quand même) qui

1° ressentent toute critique comme humiliante (on ne leur a pas appris à les recevoir autrement) et

2° tout discours extérieur à la profession comme nul et non avenu.

Cela renforce aussi leur sentiment de faire partie d'une "classe à part" - et les incite à se soutenir mutuellement contre "les autres" (celles et ceux qui n'en font pas partie). Iels sont médecins, iels "savent". Les autres ne peuvent pas savoir. Et tout collègue qui critique le savoir trahit la profession tout entière.

Si bien que lorsque ces personnes arrivent dans le monde réel où tout le monde n'est pas médecin (une réunion publique, une salle de cinéma, Twitter...), le moindre discours critique sur la médecine les blesse cruellement :

  • Soit parce qu'il vient de personnes (les non-médecins) qui ne sont pas "compétentes" à leurs yeux.
  • Soit parce qu'il vient d'une professionnelle qui ne rentre pas dans les cases (qui ne fait pas partie des "figures de référence") mais qui parle leur langage.

  • Quand cette professionnelle est "reconnue" hors de l'institution médicale (par le public) mais n'a aucun pouvoir (donc aucune valeur) dans l'institution, leur confusion augmente, et leur rage : "Comment pouvez-vous faire confiance à quelqu'un qui rejette l'institution médicale ?"

  • Si, en plus, cette professionnelle laisse entendre que leurs figures de référence sont des brutes en blanc, ce discours est impossible à entendre. Les élèves ne peuvent pas remettre en cause ce que leur ont enseigné les maîtres. Cela équivaudrait à remettre en cause non seulement tout ce qu'ils ont fait, ou font, mais aussi à saper l'image de "bons professionnels" qu'ils ont d'eux-mêmes.

  • "Si ce que mon maître a dit est faux, alors tout ce que je fais est faux aussi. Et je travaille depuis x années dans l'erreur." Psychologiquement, c'est insupportable.
  • (Bien sûr, c'est également erroné : on travaille en puisant beaucoup de choses auprès de nombreuses personnes, et on peut se tromper dans un domaine sans pour autant se tromper partout. Mais pour pouvoir accepter ça, il faut avoir une attitude scientifique, rompue à examiner chaque notion avec la même liberté d'esprit... Or, la médecine française ne fonctionne pas du tout comme ça...)
  • Lorsque des "zèbres mal rayés" (des professionnelles "traîtres" à la corporation) se tiennent aux côtés des expertes/critiques non-médecins, ils pulvérisent les repères des médecins-bien-de-chez-eux, qui entendent chacune de leurs paroles comme une insulte. Un camouflet. Une violence.

Somme toute, quand un médecin prend une critique institutionnelle comme une attaque personnelle, iel ne fait que réagir comme on lui a appris à réagir pendant ses dix années de formation. De manière défensive et non ouverte. Parce qu'on l'a déformée pour percevoir le monde ainsi.

Je sais de quoi je parle : j'ai été éduqué comme ça. Cela dit, chacune peut se déconditionner. Je vois chaque jour des étudiantes et des médecins de tous âges rejeter ce conditionnement.

A ceux et celles qui ne sont pas prêtes à le faire, et qui continuent à prendre les critiques de l'institution pour des attaques personnelles, je n'ai qu'une chose à dire : dommage pour vous.

Certes, il n'est jamais facile de se rendre compte et d'admettre qu'on a été brainwashed. Et vous êtes libres de penser comme vous voulez. Et de continuer à souffrir par immobilisme.

Sachez, cependant, que la critique de l'institution va se poursuivre. Car l'adversaire, ce n'est pas vous, individuellement. "It's not about you!!!" L'adversaire, le vrai, est le mode de pensée et le système qui assujettissent toutes réflexions, discours et actions sur le soin aux conceptions, codes, us et coutumes d'un discours médical patriarcal, réactionnaire et d'un autre âge.

Un mode de pensée si fermé qu'il inhibe (ou dissuade) tout examen réflexif parmi celles et ceux qui y adhèrent. C'est votre droit le plus strict d'y adhérer sans faillir. Et de faire du sur-place.

Et c'est le mien - et celui de toutes les critiques, usagères et professionnelles - de continuer à ouvrir leur gueule.

Car on n'atteint pas la vérité en gardant le silence et en fermant les yeux.


MZ/MW

mercredi 25 novembre 2020

Quand une médecienne française accouche en Australie...

J'ai reçu, il y a plusieurs mois déjà, ce message d'une lectrice qui m'a profondément touché. Dans ce message, une femme médecienne parle de son accouchement sous d'autres latitudes que la France. Je lui ai répondu très vite pour lui demander l'autorisation de le publier sur ce blog. Elle n'a pas répondu, probablement à cause des bouleversements de la pandémie. 

Six mois après l'avoir reçu, j'ai anonymisé le message, pour qu'on l'identifie pas (à moins de la connaître déjà) et je le publie tel quel. Car ce qu'elle dit me semble essentiel pour les femmes qui accouchent aujourd'hui en France. 

Je la remercie d'avoir partagé cette expérience avec moi, et je la partage à mon tour. 

MW  



"Je me permets de vous envoyer ce message pour vous dire merci. 

J’espère que vous ne trouverez pas ma démarche bizarre. 
Je vais vous raconter mon histoire.

Je suis médecin, pur produit de l’AP-HP ou j’ai fait mon externat. 

J’avais déjà lu Le Chœur des Femmes quand j’étais externe et, toute façonnée par l’hôpital dans ce qu’il a de négatif, je dois vous avouer que j’avais roulé des yeux plus d’une fois, soupiré « et puis quoi encore ?! » à de nombreuses reprises..bref, une vraie Jean..!! Je trouvais très drôle de répéter que les patientes de gynéco étaient des mouettes (beaucoup de bruit et pas grand chose dans la tête) car j’avais entendu des chefs le dire (j’ai fait mon stage de gynéco au début des années 2010)

Et puis..et puis...je me suis mariée et je suis partie vivre en Australie. 
La, je suis tombée enceinte, et mon parcours dans un système de soins étranger, et où j’avais une position de patiente m’a fait ouvrir les yeux.

Lors de ma 1ère consultation avec une sage-femme (SF) de l’hôpital (j’ai été suivie dans un CHU), j’ai demandé à quel moment je verrai l’anesthésiste...
« Un anesthésiste?! Mais pourquoi faire ?! »
« Bah...pour ma péridurale, bien sûr » « mais ici, la péridurale on en fait très peu »
Je suis sortie de cette consultation furieuse et effarée de ce pays de barbares.

Puis mon mari et moi avons participé aux cours de préparation à l’accouchement dispensés par le CHU, et animés par Karen..
Les 1ers cours ont été un vrai supplice pour moi: promotion de l’accouchement physiologique, discours du type « Your body your choice, ne vous laissez rien imposer par un médecin, demandez d’autres avis », présentation des différentes techniques de lutte contre la douleur (« des bouillottes d’eau chaude et un bain chaud contre les douleurs de travail ?! Mais ils sont malades !!!! »), discours assez contre la péridurale. 

Un vrai virage à 180 pour la médecienne française que j’étais.
J’étais assise au fond de la classe, à soupirer bruyamment, et à lever les yeux au ciel, une vraie tête à claques.

Voulant clouer le bec à Karen, notamment sur la péri (je n’avais pas vu un seul accouchement sans péri pendant mon externat, et personne de mon entourage n’a donné naissance sans péri) j’ai fait de la bibliographie sur Pubmed..et la.... Enorme désillusion pour moi. 

Tous les arguments qu’elle avançait (temps de travail plus long en cas de péridurale, augmentation du recours aux instruments et de lésions du périnée) étaient vrais. 

Je suis tombée de très très haut, une énorme remise en question de tout ce que j’avais appris en France. 

En parallèle, j’ai eu une grossesse compliquée sur le plan médical, avec un suivi très rapproché et quelques passages aux urgences. 

Lors de mon 1er passage aux urgences gynéco, alors enceinte de 6 mois, pendant que l’interne (garçon) accompagné d’une sage femme m’interroge, je commence à me déshabiller. Et là, « mais pourquoi ?! Attendez on va vous donner une chemise » 

Pendant que l’interne m’examinait, moi recouverte d’un drap, et non entièrement nue comme j’ai pu l’être à de nombreuses reprises en France, et que la sage femme me caressait la main (« It’s all good, Darling ») j’ai ouvert mes yeux, et j’ai eu honte. Honte de moi. Honte de ne jamais avoir remis en question ce qu’on m’apprenait. Honte d’avoir pu être maltraitante, en pensant en plus faire du bon travail.

 Je me suis vraiment rapprochée de Karen, je lui ai demandé pardon pour mon comportement, et ai essayé de lui expliquer le pourquoi du comment.

J’ai parlé avec mon mari de mon projet de naissance, à savoir tenter sans péridurale, mais l’accepter sans problème quand je n’en pourrais plus. 

J’ai finalement été déclenchée en semi urgence pour pré-éclampsie sévère. Entre la rupture de la poche des eaux, et l’arrivée de notre fille, 2h16 se sont passées. Je n’ai donc pas eu le temps d’avoir une péridurale.

Les SF m’ont appliqué des compresses d’eau bouillante, et j’ai eu un périnée intact (encore un truc dont Karen parlait et qui me faisait bondir !) 

Une amie m’a récemment envoyé le Chœur des Femmes, que j’ai relu..et j’ai cru me voir en fait..
J’ai tourné et retourné dans ma tête ce message, j’y vais ou j’y vais pas, il va me prendre pour une folle, il s’en fiche sûrement de ce que je lui raconte, mais j’ai décidé de me lancer, pour Karen...Je me dois de lui rendre hommage à travers ces quelques lignes..

Pour qu’elle comprenne d’où je viens, j’aimerais lui faire lire le Chœur des femmes. Est il traduit en anglais ? Je l’ai désespérément cherché sur Internet, sans succès. 
Savez vous où je peux me le procurer pour elle ?" *




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* Malheureusement, Le Choeur des femmes n'est traduit dans aucune langue. MW