samedi 16 mai 2020

Comment faire pour soigner (tout le monde) ? - une conversation lancée par "Dr Vagin"

NB : Je rappelle que désormais, sur ce blog, tous les termes qui désignent des personnes de toutes les genres sont utilisés sous leur forme féminine (et parfois féminine-plurielle). 
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Pendant la pandémie, on continue à souffrir d'autre chose, et les soignantes continuent à soigner - et à s'interroger sur le soin. Et à souffrir, elles aussi. 
Ces jours-ci, l'une d'elles, sur Instagram, a posté le texte suivant (à mon intention entre autres, mais pas seulement).
MW 


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Alors bon. J’ai commencé à lire « Le chœur des femmes » de Martin Winckler. Il était temps vous me direz, après vingt ans de médecine. J’ai pas fini. J’en suis même encore au début.

Mais voilà. Il y a un truc qui me chiffonne. J’aime beaucoup le peu que je connais de @martin_winckler. Je suis complètement en accord avec sa vision de la médecine, du traitement des femmes très souvent dégradant notamment en gynéco-obstétrique.

Mais je me souviens, quand j’avais vu « La maladie de Sachs » au cinéma. J’avais, quoi, 20 ans ? J’avais été terrifiée par ce médecin qui se perdait dans la médecine. Qui se noyait, sous nos yeux. Qui faisait un travail magnifique, mais dont il était la première victime.

Je m’en souviens d’autant plus qu’à la fin du film, deux mamies, devant moi, avaient décrété en se levant « c’est le seul bon médecin que j'aie jamais rencontré ».

Evidemment qu’au quotidien j’essaie de faire comme Sachs. Comme Karma.
Mais c’est juste pas possible. Peut être que dans les années 70 ou 80 c’était faisable. Aujourd’hui non. On n'est tout simplement pas assez nombreux. On ne peut pas passer 45 minutes par consultation, finir à 18h, avoir 10-15 jours de délai de rendez vous, et soigner tout le monde.

Ecouter les gens, vraiment, c’est un travail épuisant. Après 15 patients, je sature. J’ai deux mois d’attente, en prenant en plus les urgences entre deux. C’est finalement assez peu, mais en cardiologie c’est déjà trop.

Alors tu m’expliques. Comment je dois faire. Pour écouter les patients sans les interrompre. Pour être disponible. Pour prendre tout le monde à temps.
Crois-moi, je suis la première à en être attristée. Et je sais que je fais un procès injuste à Martin Winckler, mais faire croire que cette médecine n’existe pas à cause de l’absence d’humanité des médecins en exercice, c’est un peu dégueulasse.

Ce post n’a pas vocation à susciter des commentaires réconfortants. J’aimerais plus avoir votre avis, surtout si vous êtes soignants ! Merci !
Dr Vagin


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Comme "Dr Vagin" (c'est un pseudo...) le dit très clairement, son texte invite les internautes qui le liront à réagir, non pour la réconforter, mais pour donner leur avis - et partager leurs expériences. Voici ma contribution.
MW  

Chère Soignante,

D'abord, merci de m'avoir lu (ou d'être en train de le faire) et d'avoir pris le temps d'écrire ce qui précède.
Ensuite, nous sommes d'accord : soigner des gens, (vraiment soigner, et pas seulement prescrire pour traiter) c'est prenant, c'est physiquement fatigant et émotionnellement épuisant.

Ce risque d'épuisement était, vous l'aviez bien compris, au coeur de La Maladie de Sachs, publié il y a plus de vingt ans et que le film de Michel Deville a parfaitement traduit. Et ça n'avait pas échappé aux lectrices du livre, un an auparavant.

A l'époque, les généralistes aussi ont reconnu le message : quand on n'a que sa tête et ses mains (ce qui est le cas de la plupart des omnipraticiennes), soigner prend du temps et beaucoup d'énergie. Et il est difficile de passer tout son temps de soin à avoir une attitude bienveillante, égale, attentive, encourageante. Les soignantes sont des êtres humaines, pas des robots. Les soignées portent le poids de leur maladie ou de leur souffrance. Les soignantes, elles, portent le poids du soin. Et ce poids s'accumule avec le temps.

La Maladie de Sachs faisait de son mieux pour parler du "burn out", sans le nommer et bien avant que le terme ne passe dans le langage courant. Comme vous le verrez je pense au fil de votre lecture, Le Choeur des femmes aborde un sujet différent : la manière dont on forme les médeciennes - et en particulier celles et ceux qui sont censées soigner les femmes. Et la manière dont ces médeciennes les traitent, dans tous les sens du terme.

Vous avez raison : l'exercice de la médecine en 2020 n'est pas ce qu'il était à la fin des années 90. En 1983, quand je me suis installé à la campagne, j'ai longtemps attendu que les patients viennent. Aujourd'hui, toutes les praticiennes refusent du monde. Entre 1990 et 2018, la population française est passée de 58 à 67 millions et l'hospitalocentrisme, le recours aux spécialistes et la consommation ont explosé. De plus la démographie médicale s'est profondément modifiée : beaucoup plus de médeciennes dans les grandes zones urbaines, beaucoup moins dans les zones rurales. Et surtout, la proportion de généralistes a baissé, la proportion de spécialistes a augmenté. Ce sont des faits indiscutables.

De cet ensemble de changements il s'ensuit que la charge de travail des professionnelles n'a fait qu'augmenter - tandis que les attentes des personnes soignées augmentaient également. L'organisation des soins et la politique de santé du pays n'ont malheureusement pas suivi.
Pendant les décennies écoulées - nous en voyons les conséquences avec la crise actuelle - la santé a été considérée comme un coût à réduire, et non comme un service à rendre à la population. Nous en payons le prix aujourd'hui. Toutes et tous. D'abord les personnes malades, mais aussi les professionnelles, exploitées et exposées de manière inacceptable et privée des moyens dont elles auraient besoin.

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Si je me permets de rappeler ça, c'est parce qu'à votre question :
"Comment je dois faire. Pour écouter les patients sans les interrompre. Pour être disponible. Pour prendre tout le monde à temps." 
on ne peut pas répondre sans penser à l'environnement dans lequel vous exercez.  

Dans ce que vous dites, ce que je crois entendre (et si je me trompe, n'hésitez pas à me contredire) c'est : "Je me sens tenue de soigner tout le monde mais je ne peux pas en même temps recevoir tout le monde ET écouter ce que toutes les personnes ont à dire."

Et il me semble que ce sentiment d'être "coincée" découle d'une obligation qu'on pourrait résumer ainsi : "Je  suis cardiologue, je dois recevoir tout le monde. Mais pour recevoir tout le monde, il faut que je fasse vite, et j'ai pas le temps d'écouter."

S i c'est bien ce que vous avez voulu dire, j'aimerais vous demander : Que voulez-vous exactement ? Soigner ou voir tout le monde ? Faire votre métier ou montrer que vous êtes surhumaine ? Dans le second cas, vous allez vous épuiser. Et y laisser votre peau.

Je connais : j'ai failli y laisser la mienne. Et puis, un jour, grâce à des camarades et à des soignantes chevronnées, j'ai abandonné mon fantasme d'être un médecin parfait (à mes propres yeux) pour le monde entier. J'ai compris que je ne pouvais soigner que les personnes qui se trouvaient devant moi. Et que je ne pouvais soigner BIEN que si je prenais le temps de le faire. Et que si je le prenais, pour ces personnes-là, ce serait sans prix.

Car on ne peut pas soigner 100% de la population, mais on peut soigner une personne en lui accordant notre attention à 100%. Et si on fait ça pour 15 personnes par jour ou même seulement pour 10, c'est énorme. Et c'est gratifiant pour celle qui le fait.

Pour pouvoir me donner à 100% à un petit nombre de personnes, il m'a fallu abandonner le fantasme selon lequel tout le système de santé reposait sur mes épaules et dépendait de ma "compétence" - traduire : de ma productivité, de ma capacité à l'abattage.

Très tôt, on laisse entendre aux étudiantes en médecine que leur profession a plus de valeur que les autres. Mais c'est une escroquerie : la meilleure preuve, c'est qu'on survalorise certaines spécialités, et qu'on en méprise d'autres. Même parmi les médeciennes, toutes ne sont pas égales. Et on incite les étudiantes à reproduire cette hiérarchie des valeurs.

Le fait est qu'en réalité, chacune de nous n'est pas si importante que ça  puisque fondamentalement, on ne nous demande jamais notre avis sur le système de santé, pour le démonter, le remonter, l'améliorer, le rendre plus apte à servir la population.

En instillant dans notre esprit l'idée que "nous sommes les professionnelles les plus importantes et c'est sur nous que tout repose", le système nous déforme pour qu'on reste prisonnières de cette illusion. Et que nous participions à l'abattage collectif - c'est à dire au mal-soigner.

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Alors, oui, nous sommes d'accord, on ne peut pas recevoir tout le monde ET écouter tout le monde. Mais devez vous vraiment recevoir tout le monde ? A qui devez-vous ça ? Et qui vous demande de regarder votre montre, sinon vous-même ?

Etes vous sûre que le monde ira beaucoup plus mal si vous vous en tenez à douze personnes par jour ? Ou qu'il ira beaucoup mieux si vous en recevez trois fois plus ? Pour qui et pour quoi travaillez-vous ? Pour sauver le monde ou, plus modestement, pour soulager de votre mieux la personne qui se présente à vous ?

Non, je ne crois pas que "cette médecine n’existe pas à cause de l’absence d’humanité des médecins en exercice". Je pense que dans un système où personne n'est estimé (pas même les médeciennes, et encore moins les femmes) il y a différentes manière de pratiquer la médecine. 

L'une d'elles consiste à se dire : "Je fais partie d'une élite et je vaux mieux que les personnes qui viennent me consulter." 
Ca peut rapporter gros, mais ça ne se passe jamais bien pour les soignées. Et ce n'est jamais du soin. 

Une autre consiste à se dire : "Je suis une professionnelle. Je dois montrer ma compétence coûte que coûte, et d'abord en en faisant le plus possible. Car c'est ce qu'on attend de moi" Celle-là , très souvent,  mène tout droit à l'épuisement. 

Une troisième consiste à dire, plus modestement : "Je vais faire du mieux que je peux pour chaque personne qui entre, avec les moyens dont je dispose, en sachant que je ne peux pas faire plus (le système ne me le permet pas), en acceptant que j'aie des limites et en refusant qu'on me transforme en machine à prescrire. 

Je cite ces trois-là, mais il y en a certainement d'autres. 

Laquelle choisissons-nous ? Et pourquoi ? 


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Deux mots sur un sujet que vous n'abordez pas, mais qui me semble important : la bienveillance. 

Toutes les professionnelles de santé ne sont pas bienveillantes. La honte des études de médecine en France consiste à passer sous silence que, lorsqu'on veut soigner, c'est une attitude indispensable. Et que TOUTE professionnelle en formation doit s'y exercer. Car oui, ça se développe. (Si on n'est pas capable de développer son attitude de bienveillance, on n'a rien à faire dans le soin.)

La bienveillance ne découle pas des conditions d'exercice.
Chacune de nous a une responsabilité individuelle, et si cette responsabilité est limitée, elle est déterminante. Quand vous conduisez un véhicule, c'est vous qui décidez de respecter la limite de vitesse et de ralentir en voyant une cycliste ou une piétonne engagée sur la voie. Quand vous vous mettez à tousser, c'est vous qui décidez de rester chez vous pour ne contaminer personne. Quand votre enfant vous exaspère, c'est vous qui décidez que non, vous n'allez pas lui coller une tarte alors que ça vous démange furieusement.

Quand vous exercez votre métier, personne ne peut vous imposer d'accueillir les personnes avec bienveillance. C'est vous qui décidez. Sur nos attitudes, chacune de nous a tout pouvoir. 

Et bien sûr, la bienveillance ne peut s'exercer que si l'on commence par soi-même. 
Etes-vous assez bienveillante avec vous-même ?...

Voilà ce qui m'est venu en vous lisant. Je ne sais pas si j'ai bien lu, et si mes réflexions ont un sens. Mais ceci est une page ouverte, un blog pour toutes les soignantes. Vous êtes la bienvenue pour continuer la réflexion.
Et toute autre lectrice, soignée ou soignante, l'est également.

Au plaisir de vous lire.

Mar(c)tin