jeudi 13 octobre 2016

Réponses au site "Egora" à propos des "Brutes en blanc" - l'intégrale

Le site d'informations médicales Egora m'a interrogé sur "Les Brutes..." et les réactions de la profession. Comme je ne sais pas faire court, l'entretien a été raccourci pour publication (comme c'est toujours le cas pour les entretiens, même sur un site en ligne) ; et cela, je le souligne, sans que ces omissions dénaturent mes propos. La journaliste qui a sollicité et publié le texte m'a aussdi soumis les omissions (surlignées ci-dessous) avant publication. Je tiens à saluer ici son professionnalisme. 

Cependant, comme il s'agit d'un site professionnel, le public non médical n'y a pas accès. Je publie ici l'intégralité de l'entretien. Pour celles et ceux qui ont la patience de tout lire. :-) 

MZ



Pour qui avez-vous écrit ce livre ? Pour les médecins ? Pour les patients ?

Je l’ai écrit pour, et au nom de, ces patients très nombreux dont je reçois chaque jour des courriels et des témoignages depuis 2002, quand j’étais chroniqueur sur France Inter. Mais aussi pour les soignants qui m’ont confié leurs difficultés à se former et  à soigner dans un environnement irrespirable, et qui pour certains l’expriment publiquement : les blogs des généralistes, des internes, des étudiants en médecine, des aides-soignantes, des sages-femmes et des infirmiers disent combien ils souffrent non seulement de la brutalité de l’administration hospitalière ou des institutions d’Etat, mais aussi de la rigidité et du comportement maltraitant de certains professionnels.
Lorsque ceux-ci sont à des postes-clés, et empêchent tout dialogue entre soignants et toute écoute des patients, ça devient infernal.

Alors bien sûr, la désertification, le poids de l’administration et la pression du T2A sont insupportables. Mais l’analyse de ces maltraitances-là n’était pas le propos du livre : je me focalise sur la maltraitance individuelle pratiquée ou relayée par certains professionnels et subie par d’autres soignants beaucoup plus nombreux et par des patients. Cette maltraitance a ses sources dans un mode de pensée et une culture très anciens. Le livre témoigne pour les patients mais invite aussi les professionnels qui veulent me lire, et que je suppose responsables de leurs actes, à examiner et à réviser ce qu’ils font et ce que font d’autres autour d’eux. Et à ne pas rester les bras croisés.

Vous écrivez, dès les premières pages : "Il y a partout en France de très bons soignants, de très bons services, de très bonnes équipes". Pourquoi, alors, avoir choisi ce titre et ce bandeau qui font bondir vos confrères ? Comprenez-vous ceux qui regrettent que l'amalgame "soignants/maltraitants" soit l'idée qui sera reprise par la presse et reçue par les patients ?

Je suis un professionnel de l’écrit depuis le début des années quatre-vingt. Quand je choisis un titre,  c’est avec beaucoup de soin. J’ai choisi celui-ci pour sa polysémie : il évoque les "Hommes et aux Femmes en blanc" d’André Soubiran (dont les personnages étaient loin d’être tous des modèles de vertu !!!), et la brutalité de certains comportements (annoncer une maladie grave "de but en blanc"). Bref, à mes yeux, il est tout à fait approprié. Je ne l’ai pas choisi pour qu’il plaise ou déplaise, mais pour qu’on sache tout de suite de quoi je parle. Et j’ai rédigé le dos du livre pour la même raison.

Le premier bandeau proposé par l’éditeur était "Pourquoi les médecins nous maltraitent ?" - ce qui sous entendait que tous les médecins étaient visés. Je m’y suis opposé car le contenu du livre dit sans arrêt le contraire. J’ai proposé "Pourquoi y a-t-il tant de médecins maltraitants ?" parce que c’est la question que posent celles et ceux qui me racontent leurs déboires. Tous disent qu’ils ont eu du mal à trouver quelqu’un qui les écoute sans les humilier ou les rabaisser. Mais ils continuent à chercher, parce qu’ils savent qu’il y a des médecins respectueux.

Le propos du livre n’est d’ailleurs pas focalisé sur les médecins, mais sur le type de maltraitances rapportées ou documentées et sur les origines culturelles de ces maltraitances. Comme ce sont les médecins qui sont les soignants les plus autonomes, il est surtout question d’eux ; comme ce sont surtout les femmes qui témoignent, je parle beaucoup de gynécologie mais pas seulement. Et je ne désigne pas du doigt l’ensemble des médecins mais, encore une fois, des attitudes, des paroles, des gestes, des comportements.

Bon, on m’engueule sur Twitter, mais c’est le droit de chacun de penser ce qu’il veut, et franchement, c’est de la petite bière à côté des maltraitances réelles infligées à des personnes vulnérables. Depuis la sortie du livre, pour chaque protestation de professionnel choqué, je reçois plusieurs messages d’encouragement et de remerciements venant de médecins (généralistes, spécialistes et hospitaliers), de sages-femmes, d’infirmières et de patients. Le sujet est tabou et n’est jamais abordé de front. Car quand on risque d’être sacqué pour avoir ouvert la bouche, on y regarde à deux fois.

Comme je ne suis pas paternaliste, je fais confiance à l’intelligence des lecteurs. Ceux et celles qui sont satisfaits de leurs relations avec les médecins ne seront pas ébranlés par ce titre. Le fait que certains médecins le soient, en revanche, me semble parfois découler de leur sentiment justifié d’être mésestimés et harcelés par le système. Le titre ne les vise pas personnellement ; s’il les a choqués, c’est parce qu’ils sont fragilisés. Mais je ne suis pas responsable de leurs souffrances – et il n’est pas 
question d’eux ! Il est question des patients !

D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que j’aborde la question de la maltraitance dans mes livres, loin de là !!! La Maladie de Sachs, Nous sommes tous des patients, Les Trois Médecins ou Le Chœur des femmes en parlent à chaque page. Ce dernier a fait moins de bruit que Les Brutes en blanc, mais près de deux cents mille lectrices y ont retrouvé leurs expériences et leurs sentiments d’avoir été maltraitées. Certains des journaux (médicaux) qui l’ont chroniqué en 2009 n’ont pas manqué d’en souligner le « manichéisme » et les attaques contre la profession, mais curieusement ça n’a pas fait bouger l’Ordre ou les réseaux sociaux de médecins, à l’époque. Ce n’était qu’un roman, pas un livre « sérieux »…

Pour Les Brutes en blanc, dès la mention du sujet et du contenu, les journalistes de nombreux médias ont voulu le lire et ont demandé à m’interroger. En écoutant leurs questions, j’ai pu constater que leur intérêt pour le sujet est lié directement à leur expérience personnelle ou familiale. Car tout le monde a une histoire de maltraitance médicale à raconter, même les médecins !!! Prétendre le contraire est un mensonge ! Est-ce que ça veut dire que tous les médecins sont maltraitants ? Non ! Mais si beaucoup de gens se sentent maltraités, alors ça mérite que la profession se penche sur le sujet !!! A noter que vous êtes le premier média professionnel qui m’interroge. Le Généraliste et le Quotidien n’ont pas jugé utile de le faire. Dommage. J’aurais pourtant répondu volontiers.

Personne n’a demandé au Parisien de faire sa « une » sur mon bouquin. La presse française ne fait pas ce que les auteurs ou les éditeurs lui demandent, elle fait ce qui lui est profitable pour vendre des journaux, quand elle pense que ça intéresse ses lecteurs. J’ai découvert cette « une »  en même temps que tout le monde. On ne m’avait pas demandé mon avis – et c’est très bien : la liberté de la presse est une valeur fondamentale dans un pays démocratique. J’ai trouvé cette « une » très provocatrice (plus que mon titre, à vrai dire !), mais beaucoup de « unes » sont oubliées le lendemain de leur publication. Je n’aurais jamais pensé que des professionnels de qualité se sentent visés par ça. Et je me suis dit (assez naïvement) qu’ils auraient la curiosité d’aller lire à l’intérieur et de regarder dans le bouquin de quoi il s’agit. D’autant qu’il n’est pas nécessaire de l’acheter : on peut lire le début gratuitement sur les sites de librairie en ligne, et j’en ai publié plusieurs extraits sur mon blog.
Au lieu de quoi, une petite partie de (mais pas toute) la communauté médicale a réagi de manière épidermique, sans aller voir plus loin que le titre du livre. Parmi ces voix en colère, aucune n’a mentionné que dans le corps de l’article du Parisien, d’autres médecins – parmi lesquels Didier Sicard - s’expriment sur le sujet. Je n’ai pas le monopole du discours sur la question.

Les professionnels qui ont réagi de manière défensive et hostile n’ont fait que fortifier aux yeux du public l’idée (fausse, étant donné l’hétérogénéité de la profession) que « les médecins font corps » quand on les critique. Bref,  cette levée de boucliers est perçue par beaucoup de patients (qu’on prétend vouloir préserver) comme une manifestation de corporatisme. Du coup, ce n’est pas le livre qu’elle dessert…  

 L'Ordre des médecins rappelle que plus de 90% des patients disent avoir une bonne relation avec leurs médecins et vous accuse de "réduire l’ensemble de la profession médicale à des maltraitants". Que lui répondez-vous ?

C’est un peu comme si les syndicats de police répondaient aux soupçons de bavures policières que « 95% des citoyens sont satisfaits des forces de l’ordre ». Aucun rapport ! La « satisfaction », c’est une notion extrêmement vague si on ne précise pas de quoi on parle. Les sociologues répètent ça depuis trente ans au moins. On peut être satisfait de « son » médecin et avoir subi des maltraitances de la part d’autres médecins ! On peut témoigner des maltraitances exercées sur ses proches sans en subir soi-même. Par ailleurs, dans des zones où la démographie médicale est dramatique, on peut très bien se dire « satisfait » parce qu’on a un médecin alors que les patients du village voisin n’en ont pas. Enfin, on peut parfaitement ignorer que son médecin est maltraitant avec d’autres patients !!! Les maltraitances sélectives – sociales, racistes, sexistes, grossophobes, homophobes et autres - j’en décris plusieurs dans le livre.

Cela étant, l’Ordre a pour vocation de défendre l’image des médecins, il n’allait pas abonder dans mon sens. Mais s’il cherchait à me déconsidérer, c’est raté. Aux yeux de ses adversaires (il y en a un paquet), ce communiqué est une légion d’honneur. Aux yeux des patients, ça laisse entendre que mon livre est vraiment très dangereux. Et ça me fait sourire. A moi seul, je vais ébranler la confiance de 60 millions de Français ? Vraiment ? L’industrie pharmaceutique a dit la même chose de mes chroniques sur France Inter…

A vous lire, on a le sentiment que la médecine française est particulièrement maltraitante. Vous dites que cela commence dès les études de médecine. Pourquoi cette particularité française ? Est-elle réelle ?

Oui, je le pense, et j’évoque dans le livre  des éléments d’explication scientifiques, anthropologiques, éthiques, historiques, sociologiques, politiques, religieux. Je ne dis pas que j’ai fait le tour de la question, mais au moins je l’ai examinée sérieusement, en comparant avec la réflexion sur la maltraitance et la médecine dans d’autres pays. Le livre cite de nombreuses sources, ce n’est pas une série d’anathèmes ou de péroraisons. Alors pour y répondre de manière crédible, il ne suffit pas de m’invectiver (ou de me décocher des insultes antisémites, comme l’ont fait certains). Il faut répliquer point par point. Il ne suffit pas non plus de dire « C’est pas vrai, il veut seulement vendre des livres ! » ou « Vous fantasmez, tout a changé depuis vingt ans ! »

Non, tout n’a pas changé, même s’il y a des D.U. d’éthique et de l’apprentissage de la relation. Si certaines facs ont commencé à modifier leur enseignement, ce n’est pas le cas de toutes (à Montpellier, par exemple, on me l’a confirmé aujourd’hui même, on continue dans certains services à suggérer aux étudiants « d’apprendre » le TV sur des femmes sous AG). D’autre part, même si toutes les facs délivraient un enseignement parfait de l’éthique et de la relation depuis dix ans (en 2005, ce n’était pas le cas, j’en sais quelque chose), il faudrait au moins trente ans pour que tous les médecins exerçant sur le territoire aient été formés sur ce modèle !!! Alors même si la formation change petit à petit, la maltraitance ne va pas disparaître comme par magie du jour au lendemain !

La cause première, à mon sens, de la maltraitance à la française (enracinée dans une histoire religieuse et politique très ancienne), est attestée par sociologues et historiens et parfaitement perceptible par des observateurs de l’étranger : c’est la posture de supériorité parfois inconsciente, mais réelle, que prennent beaucoup de médecins vis-à-vis de « tout ce qui n’est pas médecin ». Cette posture (les Québécois parlent d’ « arrogance ») sous-entend qu’un médecin est supérieur, par le savoir mais aussi par les valeurs morales, à ceux qu’il ou elle soigne. Et qu’il est en droit d’imposer ces valeurs « pour le bien du patient ». Ce n’est certes pas la posture individuelle de tous les médecins, mais elle est extrêmement répandue dans la profession, et entretenue par sa hiérarchisation.

Beaucoup de médecins viennent de milieux favorisés (mais même cette évidence, certains le contestent contre toutes les données statistiques) ; comme personne ne leur apprend l’humilité, le caractère très compétitif des études valide (ou en tout cas ne dément pas) leurs présupposés sociaux de « supériorité ». L’élitisme intrinsèque aux institutions françaises (pensez au grandes écoles, à l’ENA) est omniprésent dans la formation et le milieu médical et se traduit par des luttes de pouvoir à tous les niveaux. Il imprègne tout le système – et toutes les relations entre les professionnels. La dévalorisation des  autres professions de santé en est un signe flagrant. Tout comme le mépris rampant envers les généralistes, sous-estimés et sacrifiés après avoir été longtemps sous-formés en faculté. 

Nier cet élitisme et ces luttes de pouvoir (ou les considérer comme « normales ») c’est fermer les yeux sur leurs conséquences. Quand une infirmière se suicide, quand un praticien hospitalier se jette par la fenêtre ou quand un généraliste prend un cocktail de médicaments pour en finir, ce n’est pas à cause des patients et ça n’est pas seulement à cause de l’administration. C’est aussi parce que l’environnement de travail immédiat était insupportable et parce que certains individus bien placés y sont délétères. Face à ces individus-là, la fameuse « confraternité » dont on nous rebat les oreilles reste parfois violemment muette !!! Sept morts sur ordonnance de Jacques Rouffio le décrit très bien et ça n’est pas une fiction. L’affaire de l’hôpital Georges-Pompidou non plus !

Comment y remédier ? Quelle serait la première mesure à prendre pour améliorer la situation ?

D’abord la reconnaître ! Ecouter les patients qui disent être maltraités et les soignants harcelés par leurs collègues ; désigner, condamner et sanctionner sévèrement les professionnels maltraitants.
Hier, seulement, Le Quotidien du Médecin publiait un article sur le harcèlement sexuel dans le monde médical. C’est le deuxième en moins de quinze jours ! Si le harcèlement sexuel et le harcèlement moral (qui sévissent souvent ensemble) existent entre professionnels, vous pensez que les patients en sont préservés ?

Et il ne suffit pas que les journaux le disent ! Il faut aussi que les professionnels eux-mêmes agissent !
Ce type de harcèlement devrait être fermement, constamment et ouvertement dénoncé dans les facultés et les hôpitaux, il devrait faire l’objet d’un enseignement et d’une prise de conscience récurrente tout au long des études. Mais pour ça, il faudrait que tous les enseignants fassent leur examen de conscience…

Car il faudrait aussi dénoncer les mauvais exemples. Un PU-PH qui tient des propos racistes, sexistes ou homophobes ne devrait plus avoir le droit de donner des cours. Un chirurgien infect avec les équipes de bloc ne devrait pas avoir le droit de former des étudiants ou des internes. Il ne devrait pas avoir le droit d’opérer, point final. On ne peut ni soigner, ni enseigner ni travailler en équipe en étant un sociopathe !

Combien de professionnels toxiques sont tolérés parce qu’ils ont la faveur de la direction, des liens politiques puissants ou parce que leur activité est une source de revenus pour l’hôpital qui les emploie ? Nul ne le sait, parce que personne ne veut enquêter là-dessus ! Tout le monde sait que ça existe, mais par « confraternité », ou par défaitisme, ou parce qu’on veut la paix, on ferme les yeux ! Une profession qui n’est pas capable de balayer devant sa porte mérite-t-elle la confiance des patients ? On est en droit de se le demander !

Les conditions d'exercice des médecins en France peuvent-elles être un élément d'explication ?

Elles peuvent tout à fait expliquer l’hyperréactivité de certains à la vue du titre de mon bouquin - bien qu’il ne représente qu’une goutte d’eau face au tsunami de maltraitances qu’ils subissent ; elles ne sauraient en aucune manière expliquer ou justifier la maltraitance que d’autres qu’eux exercent sur les personnes vulnérables (patients et soignants).

Aujourd’hui, la crise économique est dure pour tout le monde, patients et soignants. Les patients ne sont pas responsables de leurs conditions de travail ou de chômage. Ils ne sont pas responsables des insuffisances des pouvoirs publics et des manipulations des industriels pour leur faire consommer des aliments qui les rendent obèses. Et ils ne sont pas responsables de ce qu’on fait subir aux soignants. 

Quand ils s’adressent à eux avec des plaintes nourries par le marasme économique et social actuel, ils s’attendent à être entendus par des gens dont c’est le boulot ! Pas à être engueulés ou traités de paresseux ou de simulateurs parce qu’ils sont obèses ou souffrent de douleurs chroniques inexpliquées !

Tout médecin a parfaitement le droit d’être fatigué, ça ne l’autorise pas à se « lâcher » sur les patients. La plupart des médecins en ont conscience, et se comportent de manière parfaitement respectueuse, malgré leur fatigue. Vous n’accepteriez pas qu’on « explique » qu’un instituteur a frappé votre enfant en disant « Il est fatigué, l’Education Nationale lui pompe l’air ». Alors il est inacceptable, quand on parle de maltraitance, de répliquer « Mais Les soignants sont en burn-out ! ». Là encore, ça n’a rien à voir. En ce moment, beaucoup de soignants sont vulnérables, mais les patients le sont toujours, et ce sont deux souffrances distinctes. Les opposer, c’est indécent. Et ça noie le poisson


Vous observez le système français à distance depuis 25 ans ? Observez-vous une amélioration/une évolution ?

Je ne l’observe « à distance » que depuis 7 ans ½, date de mon installation au Québec. Et je n’ai rien à prouver sur ma connaissance du milieu. J’ai exercé à la campagne entre 1983 et 1993. J’ai été rédacteur puis rédac-chef-adjoint de Prescrire entre 1983 et 1989. De 1984 à 2008 j’étais médecin dans un centre d’Orthogénie où je faisais de la médecine générale. En 2009, j'ai acquis une maîtrise de bioéthique de l'Université de Montréal. J’ai défilé en 2005-2006 avec le mouvement des médecins généralistes. J’étais contre les franchises, contre la disparition du Médecin Référent, je suis hostile à la loi Santé et, accessoirement, j’ai été viré de France Inter parce que j’ai critiqué l’industrie pharmaceutique. Mes convictions et mes loyautés n’ont jamais varié, et ceux qui me lisent sans préjugé le savent parfaitement. Mais la loyauté et le soutien n’interdisent pas de pratiquer la critique, sinon c’est seulement du corporatisme.

Et bien sûr qu’il y a des améliorations : des jeunes soignants dont les valeurs et les objectifs sont très différents d’il y a cinquante ans ; des patients plus informés ; des moyens de communication plus performants ; des enseignants à l’esprit infiniment plus ouvert, qui échangent avec les médecins d’autres pays. Tout ça est récent et ça mérite toutes les louanges, mais ça ne règle pas tout. Et mon boulot dans ce livre ne consiste pas à parler de ceux qui font des choses positives, mais à pointer, parce que j’en ai les moyens, les dysfonctionnements que d’autres ne peuvent pas dénoncer.

Je veux que le système de santé français mérite sa réputation de meilleur système au monde. Et pour ça, je pense indispensable que les professionnels redéfinissent leurs priorités : sont-ils médecins exclusivement pour eux-mêmes ou aussi pour servir la population ? Et surtout, à qui doit aller leur première loyauté ? Aux patients ou à leurs confrères ? Pour améliorer leurs relations avec les patients, les médecins doivent examiner les critiques, d’où qu’elles viennent. Et cesser de fermer les yeux. Grâce à l’internet et aux réseaux sociaux, les patients qui le veulent s’informent plus vite que les médecins ; il est temps que les médecins s’adaptent et acceptent que le savoir et les décisions médicales ne soient plus seulement entre leurs mains. Et qu’ils sont responsables de leur comportement devant la collectivité.


Que répondez-vous à ceux pour qui cet éloignement discrédite votre analyse ?

Je le rappelle d’emblée au début du livre : je suis un citoyen ; j’ai parfaitement le droit de critiquer le monde médical de mon pays. Ou alors, ça veut dire que les Français qui ne vivent pas en métropole – mais qui votent et payent des impôts – sont des citoyens de seconde classe ! De plus, j’ai des douzaines de proches et des milliers de correspondants anonymes, sans compter ma lecture assidue des médias français, des thèses de médecine, des blogs, pour m’informer sur la situation. Et j’ai le temps de les lire, puisque c’est mon travail. Aucun médecin praticien en exercice n’a autant que moi le temps de le faire. Alors, dire « Il n’est plus médecin, il n’est pas là, il n’y connaît rien. », c’est un peu court ; ce n’est pas du discrédit, c’est du mépris défensif, signe de l’arrogance dont je parlais plus haut. Ça évite d’avoir à examiner la critique. Mais qui est dupe ? Pas les patients maltraités, c’est certain. Ni, d’ailleurs, le très grand nombre de professionnels qui n’ont pas comme moi la possibilité de s’exprimer mais qui n’en pensent pas moins.


Certains médecins disent avoir grandi/découvert leur vocation grâce à La Maladie de Sachs et être aujourd'hui blessés par ce dernier livre. Quel message souhaitez-vous leur adresser ?

J’en ai deux. Le premier, c’est que je n’écris pas pour qu’on idolâtre mes livres (ou moi). J’écris parce que j’ai des choses à dire, et je sais depuis longtemps que ça ne plaira pas à tout le monde. Si ça aide des lecteurs, je m’en félicite. Si certains soignants ont le sentiment d’avoir trouvé leur vocation grâce à un de mes romans, j’en suis heureux et honoré, mais je leur dirai que cette vocation, ils la portaient déjà. Le livre l’a peut-être encouragée, il ne l’a sûrement pas fait naître et ce serait malhonnête de prétendre (ou de laisser croire) le contraire.

Le second message, c’est qu’ils feraient bien de relire La Maladie attentivement. Je reprends au tout début des Brutes en blanc un de ses passages, qui s’intitulait  - tenez-vous bien : « Nous sommes tous des médecins nazis !!! » On ne pouvait pas être plus clair, je pense. Mon opinion sur le caractère paternaliste et violent de la culture médicale française est la même depuis mes études. On la retrouve dans tous mes bouquins. Si des lecteurs se sentent blessés par Les Brutes aujourd’hui, je le regrette et j’en suis triste, mais ça n’est pas parce que je les ai « trahis » ou parce que j’ai changé d’avis. C’est parce qu’ils ont oublié ce que j’écris depuis toujours. Ou parce qu’ils se sont mis à penser autrement, ce qui est leur droit le plus strict. Comme c’est le mien de dire ce que je pense.


Je n’ai jamais dit ou pensé que tous les médecins sont des brutes. Je passe mon temps à rendre hommage aux nombreux professionnels qui m’ont formé (certains sont cités dans le bouquin). Mais je pense aussi qu’il est temps qu’on reconnaisse qu’il faut  prendre la question de la maltraitance à bras-le-corps, pour le bien des patients. Si la profession examine ses propres travers, elle en sortira grandie aux yeux de la population.

MZ/MW

samedi 8 octobre 2016

Le programme patient-partenaire et le mentorat de patients à l'Université de Montréal

A la suite d'un échange de tweets, Vincent Dumez, co-directeur de la DCCP (Direction collaboration et partenariat patient à l'Université de Montréal), m'écrit :

"Le programme de mentorat patient est bien toujours offert à TOUS les étudiants des sciences de la santé de l'université de Montréal années 1, 2 et 3. C'est sur une base volontaire : nous avons eu 24 participants en 2014, 80 en 2015... inscription en cours pour 2016. Il s'étale maintenant sur 1 an et les évaluations sont excellentes. Un article est en cours de publication. 
En plus, tous les cours sur la collaboration et le partenariat patient sont toujours offerts à tous nos étudiants des sciences de la santé année 1, 2 et 3. Ils sont obligatoires et il y a toujours une paire de formateur patient-clinicien.
Au programme MD on déploie maintenant des activités chaque année (MD et PD) à l'exception de la 2e année, activité en cours de conception. 
Bref, ce que j'avais dit à Creating Space... je crois que je pouvais être enthousiaste :) En passant, dans l'article sur Bobigny dans Le Monde, aucune référence à nos initiatives avec qu'Olivia Gross les connaît parfaitement bien, ni d'ailleurs à toutes les autres initiatives dans le monde sauf une vague référence à l'Angleterre... no comment."

Ce programme est donc bien actif. Il ne concerne pas encore tous les étudiants en médecine, mais il a pour vocation de parvenir à ce résultat. Existe-t-il un programme équivalent en France ? Si tel est le cas, je serai heureux d'en faire la promotion sur ces pages de blog.

Ci-dessous, une description détaillée du programme, datant de 2014. Pour télécharger le PDF complet, cliquer ICI







Comment on a détruit la médecine générale en France (un extrait des "Brutes en blanc") - par MZ/MW



En trente ans, le fossé entre spécialistes et médecins généralistes s’est aggravé. D’après des chiffres publiés par le Conseil national de l’Ordre des médecins français, d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation, d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours, mais aussi permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et coûteux) et ce qui ne le justifie pas, les généralistes français sont de plus en plus isolés et démunis, de plus en plus harassés, de plus en plus écrasés par la paperasse, et de plus contraints par la baisse de la démographie et la pénurie de remplaçants à ne plus prendre de vacances — bref, à assurer une charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée.
Outre qu’elle devrait rémunérer infiniment mieux la fonction de généraliste, une politique de santé tournée vers les besoins de la population devrait mettre le paquet sur leur formation, pour donner aux praticiens de terrain les moyens de délivrer des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital. Or, il n’en est rien : les hôpitaux universitaires sont les fiefs (j’utilise ce terme de la féodalité à dessein) de pratiques spécialisées dont la seule aspiration est de se reproduire. À quelques exceptions près (en province, le plus souvent) très peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur la formation des étudiants que le sont ceux de cardiologie, de chirurgie ou d’obstétrique.  
C’est d’autant plus rageant qu’ailleurs, les choses ont évolué. À l’Université de Montréal, la formation des médecins aspire à inclure la participation de patients-partenaires à chaque étape de la formation des médecins de premier recours et des spécialistes. À l’Université McGill, l’une des plus réputées au monde, le département de Médecine familiale vient de fêter ses quarante ans d’existence… Comparée à l’enseignement délivré en Angleterre ou au Canada, la filière médicale française a cinquante ans de retard, au bas mot. 
Une politique de santé vouée au service de la population devrait chercher à satisfaire les besoins spécifiques de celle-ci. Pour ce faire, il serait indispensable d’enquêter sur place, et de dresser la liste des points forts et des points faibles de la délivrance des soins dans une région donnée.  Qui serait le mieux à même de contribuer à ce bilan ? Les professionnels de terrain – généralistes et spécialistes de campagne et de petites villes, infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes, psychologues, etc. – s’ils étaient organisés, coordonnés et rémunérés correctement. Or, en France, on ne soigne pas horizontalement — d’égal à égal, en synergie ;  en France, on divise pour régner. Du haut vers le bas. Car il n’est pas question de travailler tous ensemble.

Depuis quelques années, le concours français de l’internat a été transformé (élitisme oblige) en examen « classant » national (ECN), obligatoire pour tous. Tous les médecins, enfin, sont internes avant de se mettre à exercer. Chaque année, à l’issue des résultats, les candidats postulent pour telle ou telle fonction dans le ou les hôpitaux de leur choix. Et chaque année, un nombre important de postes d’internes en médecine générale ne sont pas pourvus : les étudiants qui pourraient les obtenir préfèrent repasser le concours pour accéder à une spécialité.
Quand on a été formé dans un CHU, au milieu des appareillages et des technologies les plus complexes et les plus sophistiquées, dans la sainte terreur de « passer à côté d’une saloperie si tu ne fais pas ce qu’il faut », la perspective d’aller exercer loin des « plateaux techniques » est aussi rassurante que l’idée de sauter d’un avion sans parachute. Face à la rémunération médiocre, aux gardes obligatoires (parfois, sur réquisition), et à l’appauvrissement des zones rurales (pas d’école à laquelle conduire ses enfants, pas de travail pour le conjoint), la plupart des jeunes médecins qui ne feront pas carrière à l’hôpital préfèrent se spécialiser pour s’établir en ville. Ils gagneront leur vie en travaillant aux heures de leur choix, sans devoir assurer les urgences, et près des centres les mieux équipés. Le choix est simple.
Résultat : aujourd’hui en France, la démographie des généralistes est en chute libre. Harassés, frustrés et noyés par l’isolement, l’absence de soutien et le mépris de pouvoirs publics et de nombreux spécialistes, beaucoup de jeunes médecins refusent de s’installer et des omnipraticiens dans la force de l’âge choisissent, souvent la mort dans l’âme, de « dévisser leur plaque » sans avoir trouvé de successeurs, pour s’orienter vers une autre activité, voire un autre pays. [1]
Car cette situation n’est pas inévitable, même dans les pays les plus industrialisés. En Grande-Bretagne – dont le système de santé, il est vrai, pêche par d’autres aspects – les médecins de famille sont véritablement les points d’ancrage de la délivrance des soins. Ils sont aussi les mieux formés, les plus critiques envers l’industrie, les plus investis dans les recherches portant sur le soin au quotidien, et les plus ouverts au partage des connaissances avec les citoyens. Et, quand le gouvernement les menace de mesures iniques, ils font front commun et le font plier, comme on l’a vu courant 2016.
Au Québec - comme, d’ailleurs, dans l’ensemble du Canada - la médecine de famille est une spécialité de même importance que les autres ; les omnipraticiens y sont beaucoup mieux rémunérés qu’en France, et même si devenir médecin confère des privilèges indéniables, cela comporte aussi des obligations civiques. Les professionnels de santé québécois ont pour vocation première de servir la communauté, non de s’isoler dans une caste et de dominer l’ensemble du système. À ce titre, les médecins de famille sont tenus d’exercer en service d’urgences et en maternité, mais aussi de se rendre à tour de rôle, quelques semaines par an, dans des dispensaires ou centres médicaux très éloignés de leur lieu d’exercice habituel. Le Québec est très vaste (deux fois et demie la superficie de la France), mais tout est fait pour offrir des soins de qualité à tous, en particulier aux populations autochtones vivant aux confins de la province. Et les médecins y contribuent, en sachant qu’ils sont des éléments indispensables du système de santé considéré comme un service public.
En France, la profession médicale se présente comme le parangon des vocations soignantes. Mais parce qu’elle reste perchée sur un maillage d’élitisme, de corporatisme sectaire et de luttes de pouvoir, elle ne remplit pas du tout cette mission supposée : comment ceux de ses membres qui se consacrent, dès le début de leur formation, à établir leur statut et leurs privilèges les uns contre les autres pourraient-ils se sentir honorés de délivrer des soins et d’exercer avec humilité ?
Comment pourraient-ils avoir envie de soigner tout le monde, alors qu’ils visent à montrer qu’ils sont différents de, et supérieurs à, la majorité de leurs concitoyens — y compris leurs collègues ? Ils ne peuvent pas : ce ne sont pas leurs valeurs !
Quant à celles et ceux qui échouent à faire une carrière hospitalo-universitaire, comment leur reprocher de préférer le confort d’une pratique spécialisée en ville aux insondables difficultés matérielles, morales et administratives infligées à la médecine générale rurale ou de quartier ?
Malgré ce qu’on leur a fait croire, ils et elles ne sont, après tout, que des êtres humains comme les autres. Pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et celle de leur famille pour une vocation altruiste qui non seulement n’est pas valorisée, mais qui, en plus, a toujours été méprisée et rejetée par « l’élite » de ceux qui les ont éduqués ?

Les Brutes en blanc, pp 229-231





[1] Voir à ce sujet Le dernier billet des « Carnets d’un médecin de Montagne » - http://genoudesalpages.blogspot.ca/2014/06/bilan-et-point-final.html#more  - consulté le 14 août 2014.