lundi 11 janvier 2016

La confidentialité, l'histoire des patients, les médecins, les médias - par Marc Zaffran/Martin WInckler


Aujourd'hui, 11 janvier 2016, j'apprends avec tristesse la mort de David Bowie qui, au cours des derniers dix-huit mois, s'était discrètement "battu contre un cancer". (Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette terminologie guerrière que Susan Sontag décrivait dans La Maladie comme métaphore, mais ce sera pour une autre fois).

Quelque chose me dit qu'on n'entendra pas les médecins de David Bowie parler de son cancer. On ne connaîtra même pas leur nom. Pourquoi ? Parce que dans leur immense majorité, les médecins anglo-saxons ne parlent pas nommément des patients "célèbres" devant les médias. Pour eux, ce sont des patients comme les autres, et ils ont les mêmes obligations de confidentialité à leur égard.

En France, il en va autrement.

En 2004, sur mon site internet, j'ai exprimé ma façon de penser au sujet de Claude Gubler, le médecin de François Mitterrand, et du livre qu'il avait publié au sujet de l'ancien président.

Aujourd'hui, je lis que le cancérologue du chanteur français Michel Delpech "sort du silence" pour raconter que "son patient s'est battu jusqu'au bout".

Bonne occasion pour revenir sur la question de la confidentialité et de son respect, principe éthique fondamental et, en théorie, incontournable.

Le respect de confidentialité fait partie des obligations éthiques d'un médecin. 

Il consiste, purement et simplement, à ne rien  révéler à quiconque de ce qu'il sait au sujet d'un patient, à moins que le patient lui ait explicitement donné son consentement. En pratique, le patient autorise le plus souvent le médecin à partager des informations avec d'autres professionnels, ou à parler franchement de sa maladie devant ses proches, mais ça n'a rien d'obligatoire : parfois, des patients exigent que le médecin garde certaines informations pour lui et ne les partagent pas avec d'autres professionnels ou avec sa famille. Et ils en ont parfaitement le droit. Il n'appartient pas au médecin de révéler à la place du patient des informations le concernant, car il n'est pas le propriétaire de ces informations.

En France, on a longtemps utilisé le terme de "secret médical" pour désigner l'obligation de confidentialité, et il me semble que cette formulation est par trop ambiguë - et permet des interprétations abusives de la part des médecins. Ce que le patient révèle au médecin n'est pas nécessairement "secret" : le patient lui-même est amené à le partager avec d'autres. Par ailleurs, la confidentialité n'autorise pas le médecin à mentir au patient en invoquant le "secret médical" ou à refuser, sous le même prétexte, des informations à la famille quand le patient ne s'y oppose pas. Il ne s'agit pas tant de garder des "secrets" que de protéger le patient de ceux qui veulent profiter de sa vulnérabilité. Le "secret" qu'invoquent trop souvent certains médecins est une excuse pour ne pas faire ce qu'ils devraient faire - à savoir : parler au patient, lui expliquer ce qui se passe, lui donner les éléments qui lui permettront de prendre une décision. Or,  le médecin n'a pas de secrets à défendre contre le patient. S'il défend des secrets, il les défend avec (et non contre) lui.

L'obligation de confidentialité obéit à une règle très simple : les informations confidentielles que le patient livre au médecin ont pour fonction de permettre qu'on le soigne au mieuxle médecin n'a pas le droit de les utiliser à d'autres fins que la délivrance de soins appropriés, et avec l'accord du patient. Et tout ce que le patient révèle de sa vie est aussi confidentiel que ce qu'il révèle de son corps : le médecin n'a pas plus le droit de révéler les confidences d'un patient qu'il n'a celui de publier sa photo sur Facebook ou de la vendre à un tabloïd.

Car encore une fois ce qu'il sait du patient ne lui appartient pas et il ne peut pas en disposer à sa guise.

Le respect de la confidentialité n'est pas un concept à géométrie variable

Si l'on pose que, par principe, un médecin ne peut pas révéler une information concernant un patient, cela signifie que ce principe est absolu. Le transgresser n'est pas seulement une faute éthique, c'est aussi une faute professionnelle, et un délit, puisque les obligations des médecins sont inscrites dans la loi (en France : le Code de la Santé publique).

En pratique, il n'y a que deux situations dans lesquelles un médecin a l'autorisation de livrer à un tiers des informations concernant un patient :
- le patient l'y autorise ou le lui demande expressément - et notez bien que le médecin a le droit de refuser et de signifier au patient de le faire lui-même ;
- la loi (ou une décision de justice) impose la révélation de certaines informations - et le médecin doit en général s'y plier (certains, parfois, s'y refusent, à leurs risques et périls).

Les circonstances légales qui permettent d'enfreindre l'obligation de confidentialité sont peu nombreuses et très strictement délimitées. Par exemple, un médecin a l'obligation de signaler des cas de maladie contagieuse (comme la tuberculose ou la séropositivité au VIH), mais il lui est interdit de révéler l'identité de la personne concernée à la police, de prévenir le partenaire sexuel, la compagnie d'assurance ou l'employeur. Les autres circonstances qui permettent de transgresser la confidentialité sont, par exemple, le patient dangereux pour lui-même ou pour les autres en raison d'un comportement violent ou d'un trouble de la santé mentale, ou encore les violences commises sur un enfant ou une personne vulnérable.

L'obligation de confidentialité existe entre époux : un médecin n'a pas le droit de dire à un homme que sa conjointe a subi une IVG, par exemple ; elle existe même entre parents et enfants puisqu'un médecin n'a pas le droit de révéler à une mère ou à un père que leur fille prend la pilule - ou qu'elle a des relations sexuelles.

L'obligation de confidentialité existe vis-à-vis des forces de l'ordre : j'ai reçu un jour un appel de la gendarmerie de mon canton me demandant si j'avais, dans les jours précédents, soigné une personne blessée par arme blanche. J'ai répondu que je ne pouvais pas répondre à cette question. Le gendarme m'a dit : "Je sais, Docteur, mais je dois la poser et sachez malheureusement que tous vos confrères n'ont pas les mêmes scrupules."

L'obligation de confidentialité existe bien entendu à l'égard des tiers institutionnels : un médecin n'a pas à donner d'informations sur ses patients à la demande d'une administration, d'un établissement scolaire ou d'une société privée quelconques.

L'obligation de confidentialité est tout aussi absolue s'agissant des médias. En raison de mes engagements fermes sur les questions de santé des femmes, j'ai souvent reçu des requêtes de journalistes me demandant les coordonnées de patientes pouvant témoigner - de leur IVG, de maltraitances médicales, de refus de contraception ou de stérilisation. J'ai toujours refusé car le simple fait de donner le nom d'une patiente est un viol du secret (personne n'a même à savoir qu'elle est venue me consulter). Et j'ai aussi toujours refusé de servir d'intermédiaire ou de "rabatteur"  : il est contraire à l'éthique qu'un médecin pousse un.e patient.e à révéler à un tiers ce qui lui a été dit en confidence.

On en déduira également que les le médecin n'a pas le droit (légal ou moral) de se servir de ce qu'il sait comme d'un outil de pression morale ; les informations confidentielles sont des repères (de diagnostic, de traitement, de suivi), ce ne sont pas des leviers ; le médecin n'est nullement en droit de s'en emparer pour influer sur les choix ou les décisions des personnes. En pratique, quand un patient m'avait révélé incidemment un secret personnel ou un secret de famille au cours d'une consultation, je ne le mentionnais jamais par la suite. Je considérais que c'était à lui de ré-aborder le sujet, s'il le jugeait nécessaire. Je considérais que je n'avais même pas à lui rappeler que je connaissais son secret : après tout, il préférait peut-être que je l'oublie ou que je ne l'aie jamais entendu...

Les confidences du patient visent à éclairer l'appréhension du problème médical par le médecin, elles ont donc essentiellement pour but la liberté décisionnelle du patient ; elles ne doivent, en aucun cas, entraver son autonomie.

Et rappelons-le, le médecin n'est pas libéré de son obligation de confidentialité par la mort du patient. 

Même si, dans les faits, les histoires de certains patients circulent, leur identité doit rester cachée

La seule chose qui autorise les médecins à raconter les histoires des patients qu'ils ont croisés, c'est le fait que ces récits font partie de la transmission du savoir, du partage, de l'échange. Mais partager des histoires n'équivaut pas à disposer librement de l'identité des personnes.

Quand un médecin "raconte des histoires de patients", il y a en gros quatre cas de figure.

Dans l'article ou le livre professionnel, l'histoire de patient est un "cas", qui vient en appui ou en illustration d'un propos dont l'objectif est le partage du savoir ou d'une réflexion sur le soin. Dans les ouvrages de santé ou d'éthique, les cas exposés le sont toujours de manière confidentielle (sauf quand les personnes concernées ont d'elles-mêmes révélé leur identité par la suite), accompagnés d'une simple initiale, ou d'un pseudonyme, et dépouillés des détails qui permettraient d'identifier le patient concerné. Ce n'est pas l'identité du patient qui importe mais les éléments médicaux, sociaux, psychologiques, médicaux de son histoire.

Dans le roman (mais aussi le film, la télésérie, la bande dessinée), l'histoire de patient fait partie d'une narration dont les éléments (personnages, événements, cadre) sont définis et organisés par l'auteur. Il n'est pas impossible qu'une personne se reconnaisse dans une fiction, mais ça peut être à tort : je ne compte pas le nombre de lecteurs qui m'ont dit s'être "reconnus" dans certains de mes personnages. Le risque de trahir la confidentialité existe, bien entendu, mais il est très faible lorsque la figure réelle qui a inspiré le personnage est inconnue du grand public - et lorsque le personnage se voit mêlé à des figures ou à des événements imaginaires. Il l'est encore plus quand l'auteur médecin s'inspire de personnes qu'il a croisées par le passé et qui ne font pas partie de sa patientèle actuelle. J'ai transposé dans mes romans des dizaines d'histoires et de situations réelles puisées dans mes souvenirs et soigneusement retouchées, remaniées, réinventées, modifiées, mêlées à des éléments purement imaginaires, pour protéger les personnes concernées bien entendu mais aussi et surtout pour les besoins d'une scène, d'un conflit, d'une révélation - bref, d'un effet narratif. La fiction, ce n'est pas la réalité (même si elle l'évoque avec force).

Ai-je jamais trahi la confidentialité de certains patients ? Pour être tout à fait honnête, il m'est impossible de l'exclure. Tout ce que je peux dire, c'est que j'écris des romans où on croise beaucoup de personnages, qui sont inspirés par beaucoup de patients (souvent deux ou trois pour chaque personnage, ou trois personnages pour un seul patient), ce qui limite beaucoup les possibilités d'identification. Même dans celui qui en contient le moins (En souvenir d'André), le travail de transformation est tel que je défie quiconque de reconnaître les modèles originels (à commencer par le modèle du narrateur...)
Je ne peux parler que pour moi ; je ne sais pas ce que font les autres médecins romanciers. Mais, encore une fois, le risque existe, et même si je n'exerce plus, mon obligation de confidentialité ne disparaît pas quand j'écris des romans ou des nouvelles.

(NB : Il m'arrive  également, de dessiner dans mes romans des personnages inspirés par des membres de mon entourage, et bien sûr d'autres médecins. Certains trouvent ça amusant ; d'autres grincent des dents - tout dépend de ce que je mets en scène. Mais même si j'ai écrit pis que pendre à leur sujet, je n'ai violé aucune obligation de confidentialité : ils n'étaient pas  mes patients.)

Dans le récit, les mémoires ou le témoignage, le médecin qui écrit parle de personnes réelles, avec pour objectif de dire la vérité. Le prototype (détestable) de cette situation est, encore une fois, le livre de Claude Gubler. Dans cet ouvrage, François Mitterrand est désigné nommément, puisque le propos de l'auteur était, précisément, de faire toute la lumière sur la maladie de son patient et les mensonges dont il avait abreuvé la presse et les citoyens. Si Gubler avait été journaliste d'investigation, il n'y aurait rien à redire : c'est le boulot d'un journaliste de faire la lumière. Mais comme Gubler était d'abord le médecin de François Mitterrand, il ne pouvait être que son médecin, et pas une "taupe" ou un espion. Il avait le droit de publier ce qu'il voulait... mais il était logique qu'on lui interdise ensuite d'exercer. En tant que soignant, le viol de la confidentialité l'avait disqualifié. Et ni la personnalité ni le statut de Mitterrand n'y changeaient rien.

Autre exemple infâme de viol de la confidentialité : le psychanalyste J-B Pontalis fit jadis, dans l'un de ses livres (dont je ne donnerai pas le titre), le récit de la psychanalyse d'une personnalité (que je ne nommerai pas), quatre ans seulement après la mort de celle-ci. Que la personne en question fût décédée, ça n'y changeait rien. Elle n'avait certainement pas autorisé Pontalis à raconter sa psychanalyse et à révéler ses confidences de manière aussi transparente dans un ouvrage destiné au grand public. Le décès était si récent et les informations si précises qu'on n'eut aucun mal à l'identifier. Aujourd'hui, d'autres auteurs font nommément référence à cette personnalité dans leurs propres ouvrages consacrés... à Pontalis. Il est vrai que ce n'est pas leur patient. Seulement leur modèle...

(NB : Pontalis n'était pas médecin, mais l'obligation de confidentialité concerne toutes les professions de santé et apparentées...)


Et j'en arrive au quatrième cas de figure : l'exposition médiatique 

Je trouve, pour ma part, inacceptable qu'un médecin parle en tant que médecin d'une personne vivante ou morte scrutée par les médias.

(PS : Qu'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit : les médecins ont leur place dans les médias grand public, pour rassurer, éclairer, expliquer ; mais tout ça, ils peuvent le faire sans compromettre la confidentialité - c'est à dire sans parler de personnes identifiables.)

Les cas de figure - réels - auxquels je pense sont, par exemple :

- l'urgentiste qui disserte de la manière dont va mourir un alpiniste coincé au sommet d'une montagne (c'est indécent et pénible pour la famille) ;

- le gynécologue qui décrit l'accouchement de sa patiente célèbre et donne le bilan de santé de l'enfant (c'est à la famille ou au porte-parole de le faire, pas au médecin)

- le médecin diététicien qui décrit le régime, les efforts, les désespoirs et le métabolisme du patient qu'il accompagne sur un plateau (le patient est assez grand pour s'exprimer sans son médecin) ;

- le psychothérapeute qui "analyse" des patients-témoins venus raconter leurs difficultés en direct ou en différé (il n'est pas leur thérapeute, il est seulement le faire-valoir et la "caution scientifique" de l'émission) ;

- le médecin du sport qui commente à l'antenne la blessure d'un athlète (ou bien il ne sait rien de cette blessure et il ne fait que postuler de manière gratuite ; ou bien il a eu accès à des informations confidentielles et il est tenu au silence) ;-

- le cancérologue qui raconte la longue maladie de son patient célèbre (là encore, la famille est en droit de le faire ou non, mais le médecin a l'obligation de se la boucler). En toute bonne logique, lorsque ce cancérologue (je n'ai pas retenu son nom et franchement, ça m'est équilatéral) parle de ce patient en public et se confie devant une caméra, il viole, quoi qu'il en dise, son obligation de confidentialité dès qu'il révèle l'avoir traité ! 

En plus du viol de confidentialité, il y a au moins une autre raison de trouver ce type d'attitude inacceptable : c'est que lorsqu'il apparaît sous les projecteurs aux côtés d'un patient "spectaculaire" ou pour parler en son nom, un médecin n'est pas en train de faire son métier. Il ne fait, purement et simplement, que se mettre lui-même en valeur.  

Il ne soigne personne ; il se contente de soigner son image.

Marc Zaffran/Martin Winckler



dimanche 10 janvier 2016

D'autres écoles pour former les soignants - par Marc Zaffran

(Ce texte est extrait de Le patient et le médecin, Presses Universitaires de Montréal, 2014) 

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J’ai fait un rêve

A la fin de mes études, j’ai été interne, pendant deux périodes successives de six mois chacune, dans deux services contigus de médecine. L’un s’occupait plutôt d’affections cardiaques, l’autre plutôt d’affections digestives, mais comme il s’agissait d’un hôpital régional, les patients étaient reçus à mesure qu’ils entraient, et on les soignait pour ce qu’ils avaient. La diversité des situations, la polyvalence des médecins et des infirmières, mais aussi leur capacité à travailler ensemble (certains se connaissaient depuis vingt ans) faisait plaisir à voir. Les chefs de service (un homme dans l’un, une femme dans l’autre) ne se voyaient pas (et ne se comportaient pas) comme des patrons, mais comme des capitaines d’équipe. L’une des infirmières du service m’avait eu comme stagiaire infirmier quelques années plus tôt. Lorsque je suis devenu interne dans le service dont elle était la surveillante, elle m’a accueilli avec un grand sourire en me disant : « Une des filles est en congé de maladie. Tu veux bien faire les prises de sang pendant que tu fais ta visite ? » Sans réfléchir, j’ai immédiatement répondu oui. Elle a éclaté de rire en me disant qu’elle blaguait. Moi, j’étais très sérieux. J’avais vu des internes américains faire des prises de sang, poser des perfusions, faire des prélèvements. Ils n’allaient pas les ajouter aux infirmières, déjà surchargées.
J’ai dit à ma surveillante : « On fait le même travail, de toute manière. » Je le pensais et je le pense toujours.
Il n’y a pas de discontinuité entre ce que font les professionnel.les du corps infirmier et du corps médical. Les membres des deux professions sont en contact direct avec le corps des patients. Les uns et les autres font des diagnostics, décident de conduites à tenir, assurent la surveillance, procèdent à des gestes invasifs ou réparateurs.
Ce sont des professions différentes, direz-vous. Certes, mais en quoi ? Et pourquoi ?
La différence ne tient pas aux gestes – fondamentalement ce sont les mêmes, et certains gestes très spécialisés peuvent parfaitement être pratiqués par des infirmières, comme c’est le cas dans d’autres pays que la France.
Elle ne tient pas non plus au savoir ou aux capacités intellectuelles. Les infirmières chevronnées en savent beaucoup plus et sont souvent bien plus intelligentes – et bien plus soignantes – que les jeunes médecins qu’elles forment… et que certains vieux médecins. Yvonne Lagneau, la surveillante du service des IVG où j’ai pratiqué pendant quinze ans, aurait parfaitement pu pratiquer les IVG elle-même si elle en avait eu l’autorisation. Elle connaissait non seulement les moindres gestes, mais savait aussi très bien lire sur le visage et dans les soupirs des femmes. C’était une soignante accomplie, l’une des meilleures que j’aie rencontrées.
La différence entre la profession infirmière et la profession médicale ne tient pas aux compétences de leurs membres respectifs, mais uniquement à la différence de statut. Cette différence a longtemps été associée au genre – les hommes devenaient médecins, les femmes infirmières – mais ce n’est plus vrai : il y a aujourd’hui plus de futures médecin femmes que d’hommes. Non, la différence est, à l’heure actuelle, purement et simplement, une différence de classe.
Les médecins (femmes et hommes) continuent à être issus des classes les plus favorisées. Les infirmiers et infirmières, les sages-femmes (qui en savent souvent plus que les obstétriciens), les orthophonistes (qui en savent souvent plus que les neurologues) viennent plutôt de classes sociales qui ne peuvent pas financer de longues études à leurs enfants.
Le jour où j’ai pris conscience de cette distinction arbitraire, qui tend à s’estomper dans les pays plus égalitaires  - ceux où on forme des infirmières cliniciennes et où les sages-femmes deviennent docteure en bioéthique – mais qui persiste dans les pays où les soins sont les plus hiérarchiser, j’ai fait un rêve.
C’est un rêve ambitieux. Je n’en trace ici que les grandes lignes, car je ne suis pas architecte. Je me contenterai de lancer des idées simples, mais praticables, à taille humaine, en m’inspirant du travail accompli dans des pays riches comme dans des pays où on manque de tout et des idées modestes, mais élégantes et vivaces, énoncées par le britannique E. F. Schumacher dans Small Is Beautiful: Une société à la mesure de l’homme (1973).
La France a besoin de soignants, ses facultés de médecine préfèrent former des Docteurs. Il semble hors de question de changer la mentalité d’institutions aussi archaïques. Alors, il faut nous en passer. Et, plutôt que de chercher à changer le système par le haut, le faire changer en partant du terrain, en élaborant de nouvelles manières de délivrer des soins, à l’échelle des besoins communautaires.
Imaginons de nouvelles écoles. Des écoles de soignants. Elles ne seraient pas téléguidées depuis la capitale, mais fondées et financées solidairement par les collectivités – régions, départements, communes – et par les entreprises locales.
Dans ces écoles, on formerait des soignants de première ligne, voués à prodiguer des soins de premier recours, à diffuser l’information sanitaire, à assurer les mesures de prévention seraient invités à s’y engager.
Leur formation serait financée par le biais de contrats communautaires : ils auraient la perspective, une fois formés, d’être les salariés d’un département ou d’une ville de leur région. Ils sauraient dès le début qu’ils vont travailler dans leur communauté, pour la population dont ils sont issus.
Pour se familiariser avec la réalité quotidienne des soins, ils passeraient un an au moins à travailler comme aide-soignants hospitaliers, auxiliaires de puéricultures, aides à domicile. A l’issue de cette première période, ils réévalueraient leur décision de devenir soignants, au vu des appréciations des patients, de leurs superviseurs, de leurs camarades et de leur propre expérience.
Ceux et celles qui se révèleraient trop peu empathiques ou trop pervers  – bref, incapables de tirer du plaisir du soin au quotidien – se verraient invités à se réorienter.
Ceux qui seraient convaincus de (et encouragés à) vouloir soigner s’engageraient dans la formation infirmière, apprendraient à panser et penser les soins au jour le jour, à faire du dépistage et des diagnostics courants, à délivrer du conseil contraceptif et de l’éducation sanitaire. Après avoir tous reçu la même formation initiale, ils iraient exercer leur métier de soignant de proximité. Au bout de deux ou trois ans ils pourraient décider de reprendre leur formation, pour devenir infirmier.e spécialisé.e, sage-femme, médecin de famille, chirurgien.ne, psychothérapeute, orthophoniste, physiothérapeute – ou devenir cadre, chercheur en épidémiologie, responsables de plans de santé communautaires, etc. Le salaire, fixé par la collectivité, serait identique pour toutes les professions de santé et toutes les spécialités et n’augmenteraidt qu’avec l’ancienneté. Ce serait un salaire confortable, équilibré par des horaires de travail compatibles avec une vie de famille mais aussi avec la possibilité de continuer à se former. Ceux qui opteraient pour une spécialisation ne le feraient pas pour obtenir un meilleur statut –tout le monde aurait un statut équivalent - mais parce que cela correspondrait à leurs aspirations, à leurs capacités, à leurs découvertes, à leur désir d’évoluer.
Dans ces écoles, on ne formerait pas de futures élites, mais des alliés des patients. Des professionnels polyvalents, qui travailleraient ensemble, en réseaux fluides et inventeraient sur le terrain de nouvelles manières d’assurer les soins, d’utiliser les ressources disponibles et de compenser les lacunes.
Dans ces écoles de rêve, pendant la formation intiale et la formation spécialisée, l’enseignement serait assuré collégialement par des professionnels de tous les champs du soin, des sciences humaines, des arts et de tous les domaines utiles au soin – ainsi que par des patients. Cette collégialité assurerait que la formation repose sur le partage des savoirs et répond aux besoins de la collectivité – les patients seraient là pour le vérifier.
Les soignants auraient tous le même statut – soignant communautaire ; la même fonction : délivrer des soins équitables ; le même objectif : œuvrer à une plus grande justice sociale par l’amélioration de la santé des citoyens. Ils assureraient le recueil et la diffusion des informations sanitaires nécessaires au maintien de la santé dans la communauté et par la mise en œuvre d’un savoir multidisciplinaire, feraient barrage à la désinformation commerciale et industrielle. Leur réflexion éthique ne se limiterait pas à la santé, elle porterait – comme cela devrait être le cas – sur tous les aspects de la vie dans la cité.
Leur réseau s’étendrait sur tout le territoire de leur région d’apparenance et serait connecté au réseau des régions limitrophes. Ce serait une « toile » humaine.
Une toile d’humanité.
Bien sûr, de par leur statut et leurs responsabilités, ces soignants ne seraient pas à l’abri des transgressions et de la tentation d’user de leur aura. Mais l’équivalence des statuts et l’horizontalité des relations réduirait beaucoup ce risque ; la possibilité de passer d’une profession, d’une spécialité à une autre, leur éviterait de s’épuiser dans une fonction, ou de s’y ennuyer.
Ils seraient tous, à égalité, allié.e, héraut, champion des patients, qu’ils accompagneraient et soutiendraient grâce au réseau qu’ils auraient contribué à tisser.
C’est un rêve, j’en suis bien conscient. Mais regardez vos écrans, cliquez sur les liens et vous verrez, partout sur la planète, dans des pays pauvres et des pays riches, que des bouts de ce rêve existent et fonctionnent déjà, ici et là. Pourquoi ne pas essayer de les reproduire et de les tisser ? 
Nous sommes tous des patients, c’est à nous de dire de quels soignants nous avons besoin. Alignons, ensemble, bout à bout, les idées, les songes, les fragments d’ADN qui nous aideront à engendrer les soignants de demain.


Tourmens, 1973 – Montréal, 2014