dimanche 6 août 2023

Pourquoi tant de médecins sont-ils opposés à l'aide médicale à mourir ? - Martin Winckler/Dr Marc Zaffran




Je ne sais si une loi sur l'aide médicale à mourir sera votée "avant la fin de l'année", comme le laissent entendre certains politiciens, mais je suis très dubitatif (et inquiet) sur la manière dont cette loi sera appliquée.   

En effet, plus de vingt ans après la promulgation d'une loi qui les y autorise sans autre condition que celle d'avoir 18 ans et 4 mois de délai de réflexion, des femmes et des hommes ont les pires difficultés du monde à obtenir une ligature de trompes ou une vasectomie -- tout simplement parce que les médecins qui pourraient les pratiquer la leur refusent. 

Si jamais une loi légifère l'aide médicale à mourir, je me demande d'abord qui, parmi les professionnelles de santé, se portera volontaire pour aider des personnes à finir leur vie sans souffrance au jour et à l'heure de leur choix. Ensuite, je m'inquiète en sachant que beaucoup de médecins réactionnaires dresseront devant les unes et les autres tous les obstacles possibles. 

Car en France, quand il s'agit pour une personne de décider de ce qu'elle fait de sa vie, beaucoup de médecins agissent comme s'ils étaient les garants de l'ordre social le plus paternaliste, le plus autoritaire, le plus brutal. 

Dans Les Brutes en blanc - La maltraitance médicale en France (Flammarion, 2016 ; Points Seuil, 2017)je décrivais par le menu toutes les formes de maltraitance pratiquées par un trop grand nombre de médecins français. Je parlais aussi de la question de l'aide médicale à mourir (suicide assisté/euthanasie). 

Voici le passage qui aborde le sujet. Sept ans plus tard, je ne suis pas sûr que les choses aient encore beaucoup changé - si ce n'est qu'on en parle beaucoup, beaucoup. Et, pour le moment, sans rien faire. 


Sur le même sujet et sur ce blog, on peut aussi lire : 

-- "Sédation terminale et suicide assisté"  ; 

-- "Liberté, justice et vocation médicale - réflexions sur la question de l'euthanasie" et 

-- "L'assistance médicale à mourir EST un soin." 


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Extrait des Brutes en blanc, pages 226-231 de l'édition "Points" 

Dans mon roman En souvenir d’André (POL, 2011, Folio 2012), je raconte l’histoire imaginaire d’Emmanuel Zacks, spécialiste de la douleur, puis des soins palliatifs, qui en vient à aider des patients – tous d’anciens soignants – désireux de mourir. Il s’agit d’un roman, et j’avais bien conscience en l’écrivant d’aborder un sujet éminemment transgressif, mais comme toujours, la réalité m’a rattrapé. Quelques mois après sa publication, un éditeur me demandait de préfacer La mort choisie, livre que François Damas, médecin en Belgique, a consacré à dix années de pratique légale de l’aide médicale à mourir dans son pays.

Quand on lit ce petit ouvrage modeste, précis, limpide, plein d’humanité et de bon sens, on se rend compte à quel point le corps médical français dans ses instances les plus tonitruantes (de l’Ordre national aux mandarins médiatiques) tient un discours intolérant et hypocrite en invoquant « la protection des malades », « le serment d’Hippocrate » et « le risque de pente glissante ».

En 2014, alors que le parlement du Québec vient de voter une loi favorable à l’assistance médicale à mourir dans le cadre des soins palliatifs, et qu’euthanasie et/ou suicide assisté sont légaux dans plusieurs états d’Europe (Pays-Bas, Belgique, Suisse) et d’Amérique (OregonVermontWashingtonNew MexicoMontana), les attentes des citoyens français en matière de législation de la fin de vie continuent à faire l’objet d’un rejet violent de la part d’une grande partie du corps médical.

En 2012 le président de la République nouvellement élu avait chargé le Comité consultatif national d’éthique de se pencher sur les difficiles questions de la fin de vie. [1]  Ce n’était pas la première fois que le Comité se penchait sur la question : un rapport rendu en 2000 soulignait déjà que des actes d’euthanasie – plus précisément de mort donnée à un patient par un médecin – étaient couramment pratiqués, dans la plus grande hypocrisie et dans une clandestinité qui ne pouvait que desservir l’intérêt des patients.

Il rappelait que le suicide n’était pas un délit, mais n’en concluait pas pour autant que (par exemple) l’assistance au suicide pourrait être accordée aux personnes qui ne désirent pas mettre fin à leurs jours de manière violente - ce qui est inévitable quand on n’a pas accès aux médicaments dont les médecins disposent. En 2013, un sondage national indiquait que plus de 90% des Français étaient favorables à une législation de l’euthanasie, similaire à celles de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas. Quelques mois plus tôt, le CCNE avait renouvelé son opposition à l’euthanasie et au suicide assisté, et proposé plutôt « un débat national »… après avoir déjà organisé huit débats publics dans huit grandes villes de France.

Les médecins hollandais, belges, luxembourgeois, suisses, américains et canadiens[2] qui, d’ores et déjà, aident des malades conscients et déterminés à mettre paisiblement fin à leurs jours ne sont pas moins respectueux de l’éthique que les patriciens boursouflés qui s’expriment sur les chaînes françaises. Ils sont, tout simplement, plus soucieux de répondre aux demandes individuelles de ces patients (par ailleurs peu nombreux), que de défendre leurs privilèges et leurs prérogatives ou d’imposer leurs valeurs morales.

En France, l’hypocrisie est de rigueur, car, dans tout le pays, des médecins mettent fin à la vie de personnes âgées, de nouveau-nés prématurés, des cancéreux au stade terminal, des patients atteints de maladies dégénératives congénitales ou progressives.

Le problème de ces euthanasies (car il n’y a pas que des aides à mourir), c’est qu’elles sont décidées et accomplies dans la clandestinité. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : certaines de ces fins de vie ont lieu, comme cela devrait toujours être le cas, à la demande explicite et répétée de patients lucides et soutenus par leur famille. D’autres, en revanche, sont pratiquées selon le bon vouloir des médecins. J’ai assisté de mes yeux à deux de ces décisions arbitraires dans des services où j’étais étudiant. À l’époque, j’étais trop jeune, trop ignorant, trop innocent ou trop influençable pour comprendre ce qu’elles avaient de monstrueux ; dans les deux cas, le médecin avait chargé quelqu’un d’autre d’administrer à un patient dans le coma, sans qu’il ait rien demandé et sans consultation de la famille, ce qu’on appelait alors pudiquement un « cocktail lytique » — un mélange létal de médicaments. Dans l’un de ces services, comme me l’avait confié l’une des infirmières, il s’agissait d’une pratique courante.

Quant aux actes pratiqués sur les grands prématurés, ils ont été décrits par le pédiatre et réanimateur Denis Oriot en 2005 dans sa thèse de doctorat, intitulée : « Débats sur la fin de vie en réanimation néonatale - Problèmes, représentations et enjeux »[3]  Il y révélait la pratique courante dite d’ « euthanasies néonatales » dénommées par les professionnels « arrêts de vie ». Ces décisions d’ « arrêt de vie » semblent répondre au fait qu’une très grande proportion (20 %) des grands prématurés (nés à moins de 28 semaines) présentent des lésions neurologiques susceptibles de leur laisser des séquelles profondes. Distinct de l’arrêt de réanimation des prématurés gravement atteints, l’« arrêt de vie » consiste à effectuer des « injections médicamenteuses avec l’intention de donner la mort au patient ». (Je cite toujours la thèse de D. Oriot.)

Cette pratique est reconnue par 47 % des néonatologistes aux Pays-Bas (où l’euthanasie est par ailleurs légalisée), et par... 73 % des praticiens de même spécialité en France (où elle ne l’est pas). Dans la plupart des cas, les décisions ne sont pas prises de manière collégiale. Et quand les « pionniers » de cette « méthode » ont été interrogés, ils ont tous répondu que les parents n’avaient aucune place dans cette décision. La plupart du temps, ils ne savaient même pas qu’elle avait été prise.

 

*

Ce que veulent protéger beaucoup de médecins français opposés à une légalisation de l’aide à mourir, ce ne sont pas les patients – qui font trop souvent l’objet de décisions arbitraires –, mais leur liberté de décider de leur fin hors du contrôle médical !

Car pour légaliser l’aide à mourir il faudrait aussi préciser ce qui sera illégal. Et cela impose que tout geste d’aide à mourir soit documenté, répertorié et annoncé. Cela impose, et c’est indispensable, que les soins palliatifs soient véritablement accessibles à tous, sur tout le territoire. Car, comme l’ont depuis longtemps compris les Britanniques, « une personne qui ne souffre ni moralement ni physiquement demande rarement à mourir. » Et cela ouvrirait la porte à un débat public, comme l’ont fait les Hollandais, sur toutes les circonstances dans lesquelles une aide à mourir est envisageable. Bref, ce serait donner à la population française l’occasion de s’exprimer sur un sujet délicat et tabou  - surtout pour les médecins, dirait-on —, dans un pays encore très imprégné de catholicisme.  Un pays où les Présidents de notre République laïque se rendent ès qualités à la Messe de Minuit.

Mais (...) beaucoup de médecins français ne veulent pas de débats citoyens autour de leurs pratiques les plus indéfendables…

En attendant, en France, en 2016, faute de ressources et de personnel de soins palliatifs suffisants, des patients qui souffrent ne sont pas soulagés ; faute de législation cohérente, des patients qui n’ont rien demandé sont soumis à des gestes intraçables ; tandis que d’autres qui demandent à mettre fin à leur vie n’en finissent pas de mourir.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.



[1] Commission de réflexion sur la fin de vie en France – Rapport du 18 décembre 2012. http://www.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport-de-la-commission-de-reflexion-sur-la-fin-de-vie-en-France.pdf - consulté le 14 août 2014.

[2] Depuis la décriminalisation de l’aide médicale à mourir par la Cour Suprême du Canada en février 2015, des euthanasies ont déjà été pratiquées au Québec (où la loi 52 sur la fin de vie avait été votée en 2014 à l’unanimité par tous les partis) et en Ontario, qui n’a pas encore de loi. D’autres provinces ne devraient pas tarder à suivre.

[3] Université Paris V - René Descartes. Directeur : Patrice Pinell. Le philosophe Emmanuel Hirsch faisait partie du jury.