lundi 26 février 2018

Avez vous des relations sexuelles ?



Nous sommes deux étudiants en dernière année de médecine et nous nous consacrons à la médecine générale et à la pratique en planning familial. 

Lors de l'un de nos cours de médecine générale sur la contraception, nous avions le cas d'une "adolescente de 15 ans, ayant récemment rencontré quelqu'un et qui vient nous voir pour une pilule".

Un débat s'est lancé entre nous et le reste de notre groupe pour savoir si poser la question "Avez-vous des rapports ?" était justifiée. Un groupe (la grande majorité) nous disait que c'était obligatoire à demander, dans le but de faire de la prévention. 


Notre avis était plutôt qu'on pouvait faire de la prévention sur les IST (infections sexuellement transmissibles) sans avoir à poser ce genre de question gênante à une adolescente qui passe dans une période souvent difficile de sa vie. (Si elle n'avait pas encore de rapports, il ne fallait pas faire de prévention?) 

Nous nous sommes souvenus que vous aviez mentionné cette question dans un de vos ouvrages. Nous aurions voulu avoir votre avis sur cette question, et si vous connaissiez des sources que nous pourrions utiliser pour guider notre réflexion.


***

Je me souviens avoir animé à Paris V, il y a plus de 10 ans, un atelier sur la contraception, à l'invitation d'un collègue enseignant de Médecine Générale (Salut et merci, Philippe Van Es !) 

J'avais commencé par demander aux étudiants : "Quelle est la première question que vous posez à une adolescente qui vient vous demander la pilule ?"

Plusieurs avaient répondu "On lui demande si elle a des rapports sexuels !" 


J'avais répliqué : "Sûrement pas, car ça ne vous regarde pas."

Ils avaient bien sûr sauté en l'air : 

- Mais comment ça, faut bien qu'on le sache, non ? 

- Pourquoi faire ? En quoi le fait qu'elle ait déjà (ou non) des rapports sexuels devrait-il guider votre prescription ?  Qu'elle en ait ou non, elle veut se protéger. Donc, vous allez l'aider à se protéger, non ? 

- Et les IST, alors ? 

- On parle des IST au collège à des groupes de pré-adolescents qui ont ou n'ont pas encore de relations sexuelles. On ne sait pas lesquels en ont déjà ou non. Et on ne leur demande pas de le dire devant tout le monde. 
Pourquoi faudrait-il leur tirer les vers du nez en consultation ?
Et surtout : à quoi sert cette question ? En quoi le "oui" ou le "non" nous apprendra-t-il quoi que ce soit ? Est-ce que ça n'est pas avant tout une porte d'entrée pour poser des questions beaucoup plus intrusives que ça ? Genre "Avec qui ? Depuis quand ? Vos parents sont au courant ?" - toutes choses plus culpabilisantes que médicalement pertinentes.  


- Mais quelle question leur posez-vous alors ? 

- Je leur demande : "Que savez-vous sur les méthodes contraceptives ? Que voulez-vous savoir ? Qu'attendez-vous de votre contraception ? Quels sont les informations que vous aimeriez avoir ? Quelles sont les choses qui vous inquiètent ?" Et une fois qu'on a fait le tour de ça, je leur explique toutes les méthodes l'une après l'autre. Parce qu'elles ne viennent pas pour se déshabiller (au propre ou au figuré), elles viennent nous demander une information et une prescription. Et on peut faire l'une et l'autre sans se comporter comme un grand Inquisiteur."

Je ne sais pas si les étudiant.e.s de ce groupe ont été convaincu.e.s, mais j'espère que ça les a suffisamment ébranlé.e.s dans leurs certitudes pour regarder les choses de manière plus "centrée-sur-les-patient.e.s". Il n'est jamais inutile d'être un peu secoué, et je sais de quoi je parle. 


***


Lorsqu'on a affaire à un.e adolescent.e en consultation autour d'une question touchant à la sexualité, moins on est dans l'intrusion, mieux c'est. Et plus on signifie qu'on ne sera pas un.e intrus.e, mieux c'est. Car la relation de confiance - ou de méfiance - qui s'établit entre  patient.e.s et médecins commence très tôt. 

La question "Avez-vous des rapports sexuels ?" m'a toujours semblé exprimer l'inquiétude du médecin à l'égard d'un.e adolescent.e qu'il devrait, selon lui, "protéger". Mais l'adolescent.e qui demande une contraception n'est pas un.e enfant (puisqu'elle vient la demander...) et ce n'est pas l'enfant (ou la nièce) du médecin ! (Si ça l'était, elle ne viendrait probablement pas la lui demander...) 


De plus, encore une fois, médicalement parlant, cette question n'a aucun intérêt pour prescrire une contraception. Que la patiente en ait ou non, la demande de contraception est valide : dans les deux cas, c'est une demande préventive, qui est louable et doit être encouragée et soutenue. (Ou alors, il ne faudrait pas conseiller aux jeunes gens, garçons et filles, d'acheter des préservatifs avant d'avoir eu des rapports sexuels... ? ) J'ai entendu beaucoup de jeunes filles me demander une contraception en disant : "Je ne sais pas quand je ferai l'amour avec mon ami pour la première fois, mais je veux avoir l'esprit tranquille." 

Il n'y a pas très longtemps, lors d'une rencontre en librairie, une de mes anciennes jeunes patientes des années 80, elle-même aujourd'hui mère d'une adolescente, me confiait que je lui avais rendu un grand service quand elle avait quinze ans : elle avait pris l'habitude de venir me consulter seule (pour un vaccin, un rhume, une bricole) car elle vivait à deux pas de mon cabinet médical rural. Très tôt, en consultation en tête à tête, elle m'avait entendu lui dire que tout ce qu'elle me confiait resterait entre nous, que je n'en parlerais jamais à ses parents. Le jour où elle a voulu utiliser une contraception, elle est venue me la demander et je la lui ai prescrite sans poser de question autres que celles qui étaient médicalement pertinentes. (NB : Je ne l'ai pas examinée non plus). 
"Vous m'avez évité bien des inquiétudes", a-t-elle ajouté.

Au fil des années, il m'est arrivé à plusieurs reprises d'entendre (ou de lire, par courriel) des femmes me demander s'il était possible de poser un DIU ("stérilet") à une femme n'ayant jamais eu de rapports sexuels avec pénétration. (Réponse : Oui, si elles le veulent, on peut. Et je l'ai fait pour au moins deux femmes, si mes souvenirs sont corrects.) Elles expliquaient (sans que je le demande) qu'elles ne voulaient pas de contraception hormonale, mais qu'elles ne voulaient pas, le jour venu, s'en remettre seulement aux préservatifs. 

Je suis toujours parti du principe (enfin, pas toujours, mais il y a longtemps  : j'ai commencé à travailler dans un centre d'interruption de grossesse en 1983, l'année de mon installation libérale) que les médecins n'ont pas à interroger les individus sur leur vie sexuelle - sauf si le contexte l'exige. Tou.te.s sont assez grand.e.s pour en parler le moment venu. Tout comme les patient.e.s sont assez grand.e.s pour décider (ou non) de parler de leur sentiment de dépression, de leurs problèmes de couple, de leur alcoolisme ou de leur désir de quitter leur boulot. Alors je ne posais jamais de questions aux patient.e.s sur leur sexualité. Quand l'un.e ou l'autre avaient besoin d'en parler, ça venait spontanément. 

(Pour ce qui est de la délicatesse, j'ai beaucoup appris grâce à Yvonne Lagneau, la surveillante du service des IVG où j'ai travaillé pendant près de vingt ans. Je pense à elle tous les jours ou presque, et je regrette que sa mort prématurée m'empêche de la remercier périodiquement pour tout ce qu'elle m'a appris. Je pense que je le ferais plusieurs fois par an...) 

En revanche, j'ai pris très tôt l'habitude de demander à toutes les femmes qui venaient me consulter seules si elles utilisaient une contraception (Ca fait partie des antécédents médicaux, comme le fait de prendre n'importe quel médicament), si elles en étaient satisfaites ou non, si elles voulaient me poser des questions au sujet de leur méthode et, quand elles n'en utilisaient pas, je leur disais qu'elles pouvaient parfaitement, le jour venu, venir m'interroger sur les méthodes disponibles, même si elles n'en avaient pas besoin le jour même. (Et quand elles me disaient qu'elles n'en avaient pas besoin, je n'insistais pas : toutes les femmes n'ont pas des relations sexuelles avec des hommes, et un médecin ne devrait jamais présumer quoi que ce soit concernant ses patient.e.s - et en particulier, ne rien présumer en ce qui concerne leur orientation ou leurs préférences sexuelles.)  

Bref, je ne crois pas que pour soigner, on ait besoin de faire faire parler les individus de leur sexualité quand ils ne demandent rien dans ce domaine. 

Mais je tenais toujours le discours suivant : "Si vous avez des questions à poser, sachez qu'il n'y a pas de questions stupides, toutes les questions qui vous soucient sont légitimes. Je suis ici pour vous répondre sans jugement et tout ce qui se dit ici ne ne sort pas d'ici." 

C'était une manière de dire : "Où que vous en soyez dans votre vie, vous pouvez m'en parler ou non si vous le désirez, mais surtout, si ça peut vous aider, je suis ici pour vous rassurer et vous informer." Quand on présente les choses sous cette perspective (le médecin est là pour vous éclairer, pas pour vous angoisser encore plus), les patient.e.s s'expriment bien plus volontiers et ont moins de mal à vous confier ce qui les travaille. 

Cela étant, un médecin doit être patient, car, quel que soit l'âge d'un.e patient.e, parfois les confidences viennent vite, parfois elles prennent deux ou trois consultations - ou plusieurs années. En médecine générale, le temps travaille pour nous alors on devrait l'apprécier comme un outil de maturation de la relation, sans presser quiconque. 


***
"Quand on pose des questions, on n'obtient que des réponses", avait coutume de dire le Dr Pierre Bernachon, qui anima longtemps des groupes Balint (et celui du Mans, en particulier). 

Un jeune médecin reçoit une très jeune adolescente (14 ans) qui lui demande la pilule. Il lui demande tout de suite : "Avez vous des relations sexuelles ?". Et n'obtient non seulement aucune réponse, mais voit la jeune femme se fermer comme une huître. Au bout de 20 minutes, il est obligé de la raccompagner : elle ne dit plus un mot. Et elle part sans contraception.

Quelques semaines plus tard, il se rend au centre d'IVG pour mieux se former à la contraception et à la prévention des grossesses chez l'adolescente et découvre par hasard (il l'aperçoit dans les couloirs) que cette même jeune fille vient de subir une IVG. La conseillère lui confie : "Son histoire est terrible. Elle est allée voir un médecin pour demander la pilule. Il lui a demandé si elle avait des rapports sexuels. Elle n'a rien su répondre car, oui, elle en avait :  lesdits rapports sexuels lui étaient imposés par son oncle maternel, à l'insu de ses parents, bien entendu. Elle ne savait pas comment échapper à ça, mais au moins elle voulait éviter d'être enceinte... Seulement quand le médecin lui a posé la question, elle s'est retrouvée complètement paralysée." 

***

Il n'est pas indispensable de savoir si une personne a une sexualité et laquelle (encore une fois, je pense que ça ne nous regarde pas) ; il n'est légitime de s'intéresser à sa sexualité que lorsque c'est médicalement pertinent : si elle souffre, si elle a des signes d'infection, si elle évoque une grossesse, etc. Bref, la sexualité ne devrait être abordée que dans le contexte où les patients ou la situation l'indiquent, à mon avis. 

Pas de manière "systématique", parce qu'alors, on pourrait être tenté de demander à tout le monde (et les patient.e.s seraient en droit de craindre qu'on leur demande...) "Combien de rapports par semaine avez-vous ? Avec qui ? Plusieurs partenaires ? Depuis quel âge ? " --- et autres questions auxquelles une personne de n'importe quel âge peut très bien ne pas avoir envie de répondre, et choisisse de répondre par des mensonges  - et on sera bien avancé.

"Tout le monde ment", dit Greg House. Parce que dire la vérité, c'est s'exposer au jugement des autres. Chez le médecin plus encore qu'ailleurs. 

Ne pas poser la question "Avez vous des rapports sexuels ?" fait-t-il courir un risque à quiconque (patient.e ou médecin) ? Non. Pas plus que de ne pas imposer d'examen gynécologique à une adolescente qui va bien et ne se plaint de rien. En revanche, ne pas envahir la vie privée de la personne signifie qu'on la respecte. 

Je pense que d'un point de vue général, un médecin n'a pas à attendre ou exiger d'un.e patient.e qu'il ou elle lui dise "tout". Il se doit d'être très précautionneux dans les questions qu'il pose, et encore plus avec un.e adolescent.e, qui a toutes les raisons d'assimiler le médecin à une figure parentale (et peut-être un complice des parents), surtout si ledit médecin ne lui a pas assuré du respect de la confidentialité. 

Même quand cette assurance a été clairement énoncée, il est de bonne pratique à mon sens de dire : 

"Vous n'avez pas besoin de tout me raconter, dites-moi ce qui vous semble important. Il est possible qu'à certains moments je vous pose des questions qui vous sembleront indiscrètes, et si c'est le cas, dites-le moi, je n'insisterai pas. Mon premier souci est que vous vous sentiez respecté.e et en sécurité. Tout ce que vous me confierez doit servir à vous aider, mais ne sera jamais utilisé contre vous, et surtout pas par moi. Je suis ici pour vous écouter et vous comprendre, en aucun cas pour vous juger." 

C'est un paradigme très différent de ce qu'on enseigne en faculté de médecine, malheureusement - et de ce que la plupart des médecins pensent, en voulant d'ailleurs bien faire. C'est un paradigme qui pose, une fois pour toutes, que c'est aux patient.e.s de de choisir quoi dire au médecin. En confiance.  

Certain.e.s adolescent.e.s font confiance très vite. D'autres plus lentement. C'est l'attitude de respect du médecin qui leur permet, un jour, de se confier. On ne raconte pas les choses les plus intimes dès la première consultation. Alors, un médecin ne devrait pas poser de questions inquisitrices dès la première consultation, comme ça, de but en blanc. 

S'il doit aborder un sujet délicat, il doit le faire de manière délicate ; ça fait partie du métier. 

Et toute relation de soin devrait commencer par les signes, donnés par le médecin, qu'il ou elle respecte la personne qui vient lui demander son aide. Et ne se mêle pas de son intimité sans y avoir été invité•e. 


Marc Zaffran/Martin Winckler



samedi 24 février 2018

A qui faut-il conseiller d'aller voir un médecin une fois par an ?


Avant de répondre à cette question, j'aimerais revenir sur le "post" récent qui me l'a soufflée - ou plutôt qui m'a soufflé les réflexions qui suivent (et qui, bien entendu, n'épuisent pas le sujet, elles sont juste là pour stimuler les vôtres).   

Le post en question se trouve ici : http://www.topito.com/top-medecins-frequences

Je ne vais pas débattre de son contenu. Je vais seulement, pour indiquer qu'il n'est pas correct sur le plan scientifique, donner un exemple : 

"Chez le gynéco : une fois par an
Ah pour le coup on déconne pas avec les gynéco. Une fois par an, c’est en effet le minimum pour toutes les filles (qu’elles aient eu des rapports sexuels ou non). On fait alors un frottis, une palpation des seins bref on voit si tout roule. A partir de 45 ans, on s’attaque à la mammographie qu’il faut faire tous les deux ans pour dépister le cancer du sein. Et enfin si on a des antécédents de cancer du sein ou de l’utérus, il faut prévoir un suivi un peu plus régulier à partir de 30 ans."
Ce paragraphe cumule toutes les idées reçues et contre-vérités au sujet de la santé des femmes. 
Commençons par le paternalisme ("le minimum pour toutes les filles") qui consiste à assimiler tous les âges sous un même vocable et à ne tenir aucun compte d'éléments importants de leur vie ("qu’elles aient eu des rapports sexuels ou non" ), ni bien sûr de ce qu'elles en pensent, elles... Et cela, après avoir bien indiqué qu'il serait "con" ("on déconne pas avec les gynéco") de contester cette injonction. Quatre affirmations insultantes et sexistes (au moins) dans la même phrase. 
"On fait alors un frottis, une palpation des seins bref on voit si tout roule.(Ces derniers mots sont dans l'esprit de l'auteur l'équivalent de "toucher vaginal", j'imagine ?) 

Ben non, on ne fait pas. Il y a désormais de nombreux arguments scientifiques et éthiques pour dire que l'examen gynécologique systématique n'est pas "nécessaire" pour une femme qui ne demande et ne se plaint de rien.
Il en va de même pour l'examen des seins - qui en l'absence de symptômes évoqués par la femme elle-même, n'a aucun intérêt pour dépister un cancer - ni quoi que ce soit, d'ailleurs, jusqu'à l'âge de 40 ans, et même après.
Quant au frottis, il n'est pas recommandé (ni nécessaire) avant l'âge de 25 ans et ne doit être fait que tous les 3 ans.  

Le reste du "conseil" ("A partir de 45 ans, on s’attaque à la mammographie qu’il faut faire tous les deux ans pour dépister le cancer du sein. Et enfin si on a des antécédents de cancer du sein ou de l’utérus, il faut prévoir un suivi un peu plus régulier à partir de 30 ans) est tout aussi faux. Les sociétés savantes sérieuses se fendent même de recommandations adaptées à la classe d'âge, parce que contrairement à l'auteur de ces "conseils", elles ne mettent pas toutes les femmes dans le même panier. 
Ca, c'est pour la "scientificité" du propos. Et j'encourage tou.te.s les liseron.ne.s à protester vigoureusement auprès du site Topito et de son auteur et à les inviter non moins vigoureusement à retirer ce texte et à le remplacer par un texte sérieux et validé. 
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Mise à jour du 3 mai 2018 : une campagne sur Instagram lance le mot d'ordre ""
Le ton est comminatoire, l'argumentation proche de zéro. Non seulement elle lance un slogan sans contenu, mais aussi sans argument, sans nuance et donc sans possibilité pour les lectrices d'y voir autre chose qu'une injonction. Or, on ne soigne pas avec des injonctions.
On aimerait savoir qui est à l'origine de cette campagne (ce n'est pas clair) et surtout, quelle documentation ses organisatrices sont allées consulter pour la lancer. Si elles en veulent un peu, il y en a dans la suite de ce texte. 

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Mais mon propos de fond n'est pas là. La question que je pose est celle-ci : sur quoi le "conseil" d'aller voir un médecin une fois par an repose-t-il ? 
Il ne repose pas sur des recommandations scientifiques : même le sacro-saint "check-up annuel" suggéré aux hommes de plus de 50 ans n'a pas de validité avérée. Un "check up", ça ne dépiste rien quand l'individu "checké" n'a pas de symptôme, ça rassure faussement, ça coûte cher et ça fait perdre du temps à tout le monde. Aux patients qui le subissent, aux médecins qui les reçoivent, et aux malades qui auraient pu bénéficier des ressources et du temps ainsi perdus en vain. Au lieu du "check-up annuel systématique", il apparaît que les visites ou consultations programmées en fonction des risques spécifiques de chaque personne, de son âge et de ses antécédents permettent d'améliorer la santé des individus. 
En France, les visites "obligatoires" reposent essentiellement sur des considérations administratives à visée sociale : les visites de suivi de grossesse ou de suivi pédiatrique sont en principe obligatoires pour que les parents qui y ont droit touchent des prestations familiales. Elles ont pour but d'éviter que des femmes ou des enfants ne reçoivent pas les soins dont ils ont besoin faute d'argent. Ce sont des mesures visant à la protection des plus démuni.e.s, et c'est approprié : le premier facteur de santé d'un individu, c'est son statut socio-économique. Les riches sont en bonne santé parce qu'ils sont riches et bien soignés. Les pauvres sont en mauvaise santé parce qu'ils sont pauvres et, pour cela, mal soignés : ils n'ont pas accès aux prestataires de soins, à l'éducation générale et à l'information sanitaire, aux aliments, aux conditions de salubrité, aux logements qui favorisent la "bonne santé", etc.  
Un discours de prévention juste serait donc : "Si vous connaissez quelqu'un qui est en mauvaise santé ET pauvre, aidez-le/la à surmonter les obstacles qui l'empêchent d'avoir accès à des soins appropriés." 
Au lieu de quoi, le discours sanitaire de l'article (et de beaucoup de messages du même type) se résume à "Allez voir le médecin ou le dentiste une fois par an". Comme si c'était simple pour tout le monde. 
Pire. Cette injonction laisse entendre que ne pas aller consulter un médecin périodiquement est, au minimum, une erreur ; au maximum, un comportement inconscient ou insensé. 
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Ce type de discours (consulter régulièrement pour voir si "tout roule") est similaire à celui qu'on tient aux conducteurs de véhicule : allez donc vérifier votre pression d'huile, les pneus, les freins et la courroie de l'alternateur de temps à autre. Tout ça s'use, et faut l'entretenir. 
Le seul problème, c'est que le corps d'un•e humain•e n'est pas une bagnole ou un tracteur. 
Dès qu'il s'agit de santé des femmes, elles devraient - si l'on en croit les idées qui circulent largement parmi la population et un trop grand nombre médecins : 
- aller chez le gynéco dès l'apparition de leurs règles ; (Pourquoi faire ? Pour qu'il disent si elles sont "normales" ? C'est quoi des règles "normales" ?)
- se faire examiner une fois par an "pour s'assurer que tout va bien" ; (Qu'est-ce qui pourrait "aller mal", exactement ?) 

- subir un examen gynécologique et des seins pour se faire prescrire une pilule ET pour la renouveler ; (Cela aussi, c'est médicalement inutile ! ) 
- aller consulter dès qu'elles veulent arrêter le contraception et/ou veulent commencer une grossesse (Là, on rigole ; depuis quand est-ce qu'il faudrait l'autorisation d'un médecin pour ça ?) 

Et ces injonctions s'adressant aux femmes n'ont (comme par hasard) aucun équivalent pour les hommes de moins de 50 ans. 

Je n'ai jamais entendu conseiller aux garçons d'aller se faire examiner les testicules et mesurer le pénis à partir de la puberté puis une fois par an pour "vérifier que tout va bien". (Et pourtant le cancer du testicule est plus fréquent chez l'adolescent que chez l'adulte...) Je n'ai jamais vu nulle part qu'il était de bonne pratique d'interroger les garçons sur leur santé sexuelle. Je n'ai pas vu non plus qu'on devait les inciter à aller se faire dépister régulièrement pour vérifier qu'ils n'ont pas d'Infections sexuellement transmissibles. Or, ils y sont tout autant exposés que les femmes. Mais curieusement ça n'intéresse personne... Ou bien on pense (à juste titre) que s'ils ont quelque chose, ils iront consulter. Qu'ils sont assez intelligents pour ça. 

Certes, après 50 ans, certains proposent de mettre systématiquement aux hommes un doigt dans le rectum, ce qui ne tient pas debout non plus. Le dépistage systématique du cancer de la prostate n'est plus recommandé. Il doit reposer sur une réflexion et un choix personnel de chaque homme concerné.

Mais on en revient à ceci : aller chez le médecin tous les ans, c'est surtout recommandé aux femmes. Demandons-nous pourquoi... 
Parce qu'elles sont plus "fragiles" ? Il semble que non : les femmes survivent plus que les garçons à la naissance et elles vivent plus longtemps que les hommes. 
Parce qu'elles ont "plus de problèmes de santé" ? Pas vraiment. Les différentes étapes et phénomènes physiologiques qui émaillent la vie d'une femme sont plus nombreuses que celles des hommes, mais ce ne sont pas à proprement parler des "problèmes de santé". Ce n'en est que lorsqu'elles en souffrent, et c'est à elles de dire si elles en souffrent ou non, pas aux médecins. 
Parce qu'elles seraient plus susceptibles de ne pas se soigner que les hommes ?
Ben non, car les chiffres montrent que c'est l'inverse qui est vrai : les femmes consultent plus souvent que les hommes. Et elles consomment plus de soins de santé que les hommes.

Et cependant, alors même qu'elles font plus appel aux médecins, elles sont moins crues et écoutées par les médecins que les hommes !!!!  
Alors ? 
Eh bien, entend on souvent répondre Elles pourraient être malades sans le savoir... 
Plus que les hommes ? Vraiment ? Et elles seraient moins que les hommes capables de s'en rendre compte ? Mais alors, quand elles consultent, pourquoi ne les croit-on pas ? Parce qu'elles ont tendance à "trop en faire" ? 

On est en plein délire : les femmes seraient incapables de consulter ET quand elles consultent, elles seraient incapables de parler de leurs problèmes de santé à bon escient. 
On est en droit de s'interroger sur ce "traitement préférentiel" des femmes. Traitement qui laisse entendre deux choses :
- que la santé des femmes justifie une surveillance constante (donc qu'elle est plus précieuse que celle des hommes... mais pour qui, exactement ?)
- que les femmes doivent être incitées vivement à consulter, sinon elles ne le feraient pas d'elles-mêmes. (Alors que les hommes, si. C'est pour ça qu'on leur dit pas de le faire...) 
Dans un cas comme dans l'autre (et quel que soit le bout par lequel on les prend), toutes ces manières de voir les choses sont sexistes. 
***
L'injonction à consulter, en plus d'être sexiste, soulève une autre question, qui n'est pas moins importante : Est-il souhaitable - ou, tout simplement, utile pour le maintien de son état de santé - que quiconque consulte "régulièrement" un médecin ?  
Il n'y a pas de réponse à cette question puisque aucun travail de recherche à proprement parler n'a comparé si le fait de consulter ou non avait des effets mesurables à long terme sur des groupes de population similaires. En théorie, il faudrait constituer deux groupes de personnes, l'une qui serait obligée de consulter un médecin tous les ans, l'autre à qui on interdirait de le faire. Et qu'on les suive jusqu'à leur mort. Vous voyez les problèmes logistiques... et éthiques. 
Ce qu'on sait, en revanche (je me répète) c'est que l'accès au soin (qui est proportionnel aux revenus de l'individu) favorise un meilleur état de santé. Or, conseiller à des gens socio-économiquement défavorisés d'aller consulter régulièrement alors qu'ils ne le peuvent pas (et n'auront peut-être même pas accès à l'énoncé de cette recommandation, faute de source d'information) n'est pas seulement insultant, c'est stupide. C'est aussi (puisque l'information ne les touche pas) une contribution à l'injustice : on incite alors des gens en bonne santé à consulter (pour rien?) encore plus au lieu d'aller porter les soins là où on en a besoin. 
Pour consulter un médecin une fois par an il faut (entre autres) pouvoir s'absenter de son travail, avoir un moyen de transport, connaître un médecin disponible, ne pas voir la consultation comme une dépense importante, accepter de perdre du temps dans la salle d'attente. Etc. Toutes choses que des femmes très démunies ne peuvent pas faire. Et ce sont (statistiquement) ces femmes-là qui meurent le plus et le plus jeunes. 
Personnellement, lorsque je travaillais au Centre de planification du Mans et voyais des femmes venir tous les ans pour un frottis, je leur disais que ce n'était pas nécessaire (beaucoup étaient soulagées) et je leur suggérais de le dire à leurs amies qui faisaient la même chose, et de dire à celles qui ne voulaient ou ne pouvaient pas venir tous les ans et s'en sentaient coupables (ou angoissées) de se détendre. J'ajoutais qu'il était plus utile de suggérer de consulter à des voisines moins fortunées qu'elles (elles en connaissaient toutes) qui n'avaient jamais eu de frottis, de leur assurer que venir au centre de planification ne leur coûterait pratiquement rien, et qu'on ferait de notre mieux pour les traiter avec le plus grand respect possible. En ajoutant que, si elles n'avaient pas de moyen de transport, elles pouvaient peut-être proposer de les véhiculer ce jour-là. Leur essence serait bien utilisée. Bref, il me semblait que suggérer aux femmes relativement privilégiées de tendre la main aux femmes qui l'étaient moins était un pas en direction de la justice sociale.  
Je rêve de lire un jour une recommandation du CNGOF ou du SYNGOF (les syndicats de gynécologues français) allant dans ce sens. Elle existe peut-être. 
***
Absent jusqu'ici de toute cette problématique est un élément central à la notion d'éthique médicale. C'est le consentement, garant de l'autonomie des patient•e•s. 
Le consentement est le pendant du D'abord ne pas nuire qui (en principe) guide les professionnel•le•s de santé. Car il est impossible de ne pas nuire rien qu'en se disant "Ceci est nuisible, ceci ne l'est pas." Il faut aussi poser la question aux premier•e•s intéressé•e•s. Si je ne demande pas "Est-ce que vous avez mal quand je vous fais ceci ou cela", je risque fort de faire mal. En toute bienveillance, du haut de mon paternalisme. 
Et quelles que soient les bonnes intentions (rappelons que le chemin de l'enfer en est pavé...) des professionnel•le•s, elles ne sont pas nécessairement convaincantes pour les personnes soignées. L'autonomie, ça consiste en particulier à sentir qu'on peut dire "Merci de m'avoir informé•e mais finalement, non, je ne veux pas", sans craindre d'être traité•e de tous les noms ou regardé•e de travers, ou de s'entendre dire "Bon, ben puisque c'est comme ça, c'est plus la peine de venir me consulter."
Aussi, quand un•e médecin (ou un•e journaliste) pense justifié de recommander à son auditoire de "consulter (ici, titre de spécialiste) une fois par an", 
- il devrait toujours préciser ce que l'on sait vraiment des effets de ce conseil (ou de son non-suivi)
- il ne devrait jamais pratiquer le terrorisme ("Si vous n'y allez pas, vous allez mourir.") car celui-ci est contraire à l'éthique ET contre-productif : quand on a peur on en fait toujours trop ou trop peu ; 
- il devrait toujours rappeler fermement que l'individu reste libre de ses choix, en matière de santé comme en matière de vote, de dépenses, de relations, de sexualité, de mode d'alimentation... 
Bref, qu'un conseil médical n'est jamais qu'un avis, et pas une parole d'évangile. 
Et on en revient à la question du début : 
"A qui doit-on conseiller d'aller voir un médecin une fois par an" ? 
Personnellement (mais ce n'est qu'un avis) j'aurais tendance à répondre : A personne. Le seul examen préventif utile à ce jour (pour les femmes) est le frottis tous les 3 ans à partir de 25 ans. Pas plus souvent. 
Pour les autres années et pour les hommes, le jour où vous jugez que vous avez besoin d'aller voir un médecin, allez-y. La "norme" de votre santé, c'est vous. Ce n'est pas ce que les médecins ou les magazines en disent. Vous êtes dans votre corps et votre vie, personne d'autre ne s'y trouve. Et personne n'a à décider à votre place. 
En attendant, si vous allez bien, vivez votre vie. C'est vous qui savez si elle est bonne ou non. 
Il y a beaucoup de choses à y faire, et elles sont bien plus intéressantes et importantes que de vous casser la tête à aller voir un médecin. 

Mais regardez autour de vous, et demandez aux personnes que vous connaissez et à celles que vous ne connaissez pas si elles vont bien. Et, si elles ne vont pas bien, pourquoi elles ne vont pas consulter un médecin. Vous apprendrez sûrement beaucoup en écoutant leur réponse. 
Marc Zaffran/Martin Winckler

PS : Armelle, à la question "A qui faut-il conseiller", suggère : "A un médecin ?"
Je ne suis pas loin de penser qu'elle a raison. Je pense même que la plupart (voire tous) les médecins devraient consulter un•e thérapeute. Et pas qu'une fois par an. Ca leur ferait beaucoup de bien - et par conséquent, aux patient•e•s.
Merci Armelle. 





jeudi 1 février 2018

#JeNeSeraiPasComplice


Deux chapitres des  Brutes en blanc étaient intitulés respectivement « Sexisme, racisme et intolérance » et « Utérus sous surveillance »… En octobre 2016, à sa publication, une bonne partie de la profession médicale (Ordre des médecins en tête) s’offusquait que mon propos « caricature » et « diffame » le comportement des médecins.

Au cours des 17 mois écoulés depuis cette publication, les enquêtes, émissions, et articles dénonçant sexisme et maltraitances (physique, morale, sexuelle) exercées par le monde médical se sont multipliés ; des livres soigneusement documentés décrivent ce que subissent les étudiantes en santé (Omerta à l’Hôpital, de Valérie Auslender), les femmes qui consultent un gynécologue (Le livre noir de la gynécologie, de Mélanie Déchalotte), les femmes qui accouchent (Accouchement, les femmes méritent mieux, de Marie-Hélène Lahaye). 



 
Dans le même temps, des Etats-Unis, nous est venu le mouvement #MeToo. Il nous a rappelé – si nous l’avions oublié – que la société française est elle aussi furieusement sexiste : les femmes le vivent dans la rue, au travail, en formation, dans le couple, en politique (comme nous le rappellent Mathilde Larrère et Aude Lorriaux dans un excellent livre), dans la presse et j’en passe. Même quand elles n’aspirent pas à grimper en haut de l’échelle, de nombreuses femmes sont harcelées, brutalisées, menacées, contraintes, violées – et cela, parfois, rien que pour pouvoir vivre, travailler, être libres. Beaucoup y laissent leur vie.
 

Elles vivent aussi cette violence dans tous les lieux hiérarchisés, car la hiérarchie n’est rien d’autre que la concrétisation officielle des luttes de pouvoir, et la violence sexiste se nourrit du désir de pouvoir.

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En janvier 2018, aux Etats-Unis, Larry Nassar, médecin du sport, a été condamné à 175 ans de prison pour avoir abusé sexuellement de plus de 265 femmes dans le cadre des entraînements pour les Jeux Olympiques et à l’Université du Michigan, dont il était l’employé. Plus de cent cinquante de ces femmes sont venues témoigner à son procès.

A la suite de cette condamnation, les victimes appelaient à enquêter sur les conditions dans lesquelles, alors que de nombreuses plaintes avaient été formulées depuis 1993, Nassar avait pu continuer à exercer impunément. Pour ses victimes, il ne fait aucun doute qu’un médecin prédateur sexuel ne peut faire autant de mal pendant autant d’années que s’il est soigneusement protégé par les institutions dont il fait partie – comme employé ou comme « collègue ». A la suite de cette condamnation, une pluie de plaintes en justice s’est abattue contre le comité olympique des Etats-Unis, l’Université du Michigan et les autres institutions où travaillait Nassar, pour avoir couvert ses agissements et être restées sourdes aux plaintes des victimes. Quelques jours plus tard, la présidente de l’Université du Michigan a démissionné.

En lisant les comptes-rendus du procès Nassar, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à trois affaires similaires, survenues en France : l’affaire Hazout, l’affaire Tordjmann et l’affaire d’Hulster.
En clavardant pour en retrouver la trace, j’ai constaté que les poursuites pour viols contre des médecins ne sont pas rares. Vous n’avez qu’à taper « médecins viols France » dans votre moteur de recherche. Quand on sait que toutes ces affaires ne sont instruites qu’au bout de longues années, dans le silence assourdissant de l’Ordre des médecins, on est en droit de se dire que la France ne vaut pas mieux que les Etats-Unis.

Et les viols ne sont que la partie visible de l’iceberg.
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Que les femmes vivent dans le monde médical la même violence que dans le reste de la société, ce n’est guère étonnant. Le système de santé français, centré sur l’autorité des médecins aux dépens des autres professionnelles, est furieusement élitiste et hiérarchisé ; le sexisme s’y exerce de manière quotidienne. Lorsque des voix s’élèvent en qualifiant sans honte de « patrimoine » (ou d' "oeuvre d'art") les fresques pornographiques peintes aux murs de certains internats, on devine que ce sexisme et son déni sont très, très fortement ancrés dans la « culture » du milieu…

En médecine, les abus de pouvoir sont aussi des abus de confiance ; en ce sens, les agresssions sexuelles perpétrées par des médecins ne sont pas différentes de celles des prêtres, des enseignants, des agents des forces de l’ordre ou des « soldats de la paix ». 

Un médecin est une personne de confiance. Quand cette personne de confiance abuse d’une patiente, sous quelque forme que ce soit, elle trahit sa mission et n’est plus digne de respect.  

L’un des hauts lieux de la violence médicale sexiste est, sans équivoque, la salle d’accouchement. En ce moment, des articles et enquêtes sur les violences obstétricales sont publiées chaque semaine. Au début, elles suscitaient de la part des gynécologues-obstétriciens (en la personne d’Israël Nisand, président du CNGOF, en particulier) des réactions assourdissantes de colère, de déni, de mépris envers la dénonciation des humiliations verbales, du refus de laisser les femmes déambuler librement pendant leur travail, de l’expression abdominale, du « point du mari », des épisiotomies et des césariennes imposées.

Mais ces protestations n’ont pas grande signification : elles sont l’expression d’un corporatisme qui, par nature, résiste fortement à toute remise en question.
Plus préoccupant, me semble-t-il, est le silence individuel des professionnelles.

Il ne suffit pas en effet de dire « Je ne fais pas partie des médecins qui maltraitent ». Il ne suffit pas de dire « les pratiques violentes sont minoritaires ». Il ne suffit pas de dire « C’est les autres, c’est pas moi ». Il ne suffit pas non plus de se taire.

De même que les hommes qui respectent les femmes doivent se déclarer clairement solidaires du combat contre les violences sexistes, les médecins qui tiennent à honorer leur profession doivent s’insurger et dénoncer ouvertement toutes les pratiques médicales sexistes et maltraitantes.

Un délit, un crime doivent être punis. Pour cela, il faut que la victime puisse s’exprimer et être entendue, et surtout que sa voix compte autant que celle de l’accusé.e.

Un crime, un délit, une transgression, un abus de confiance commis par un médecin doivent être punis. Ce qui veut dire que la parole des patientes doit toujours être entendue. Le fait que parfois, certaines puissent accuser à tort ne justifie pas que la majorité des accusations soient étouffées au nom de la défense d’une profession. Ça devrait aller de soi : le code de déontologie et toutes les règles d’éthique le disent. Malheureusement, dans l’esprit de beaucoup de médecins, ce n’est pas le cas, parce que la formation médicale est foncièrement élitiste ; parce que beaucoup de « modèles » (aîné.e.s, mentors) auxquels les étudiantes sont exposées véhiculent une culture sexiste héritée de leurs propres aînées ; parce que l’esprit de corps impose le silence.

Certes, il y a partout en France des soignantes de bonne volonté qui oeuvrent avec acharnement pour délivrer un enseignement et des soins sans préjugés. Mais il faudra beaucoup de temps avant que, dans toutes les facultés de médecine, la formation médicale soit fondée sans équivoque sur le respect des patientes et des autres professionnelles ; il faudra beaucoup de temps pour que le sexisme soit banni des cours d’amphithéâtre et des propos de couloir ; il faudra beaucoup de temps, aussi, pour que la « norme » de l’enseignement consiste à former des médecins qui éclairent et soutiennent sans préjugé, jugement ni pression les décisions des patientes. Il faudra encore plus de temps pour que des institutions aussi momifiées que le CNGOF ou l'Ordre des médecins exercent des sanctions rapides et sans équivoque quand des violences sexistes sont commises par des membres de la profession. 

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Les institutions mettent du temps à changer. Les individus, en revanche, sont capables de changer rapidement la donne pour les patientes maltraitées : en ouvrant les yeux et les oreilles,  et en énonçant clairement quelles valeurs leur tiennent à coeur. Car l’immobilisme des institutions ou des groupes d’intérêt ne justifie pas que les individus se tournent les pouces. Ou restent "neutres". 

Chaque médecin se devrait de réfléchir à son rôle et à ses relations avec les individus qu’ille* est censée soigner.

Chaque médecin devrait se demander : « Qu’y a-t-il de sexiste dans ma pratique, sans que j’en sois encore consciente ? Comment puis-je modifier mon comportement dans ce sens ? Comment puis-je lutter contre le sexisme médical au côté des patientes ? »

Chaque médecin devrait s’interroger sur les abus de pouvoir que permet son statut et sur sa responsabilité individuelle face aux « confrères » qui commettent de tels abus.

Pour lutter contre le sexisme en médecine, il est nécessaire de sortir de l’élitisme, du sentiment de supériorité et de la « fonction apostolique » (comme la désignait Michaël Balint) que confèrent, individuellement et collectivement, le diplôme et la blouse blanche. Et, pour cela, il est nécessaire de comprendre une fois pour toutes qu’être médecin n’est pas agir en  juge, en père fouettard ou en directeur de conscience, c’est être au service des autres.**   

Il est nécessaire d’accepter que soigner vise avant tout à aider la personne quel que soit son genre, son origine ethnique, son milieu socio-économique, à exercer de libres choix pour sa santé. Et, pour cela, répondre à ses questions et respecter ses décisions avec une absolue loyauté.

Il est, indispensable, pour être fidèle à l’éthique du soin de se placer toujours du côté des personnes qui font appel à nous, en particulier quand elles disent avoir été maltraitées. De le faire quand la maltraitance vient des conjoints, des parents, des enfants, des enseignants mais aussi des médecins…

Il n'est pas moins indispensable de déclarer haut et fort : «  Quand une femme dit avoir été maltraitée par un médecin, mon code déontologique et éthique m’impose d’entendre sa voix, de la croire et de la soutenir dans son action de réparation. »

(Et l’accusé, me direz vous ? L’accusé aura des défenseurs, n’en doutez pas. La victime, elle, a besoin de vous – tout comme l’amie ou la voisine qui vous confie avoir été frappée par son conjoint. Si vous voulez l’aider, c’est maintenant, pas dans six mois, qu’il faut le faire. Et gardez à l’esprit une notion simple, mais fondamentale : ce n’est pas à l’agresseur de définir le mal qu’il a fait, c’est à la victime.)

Lorsqu’on est médecin, il n’est pas acceptable de ménager la chèvre et le chou, d’être solidaire des femmes quand elles subissent des violences au travail ou chez elle mais d’émettre des réserves quand les accusations de violence portent sur les actes d’un autre médecin. 

Face aux violences sexistes du monde médical, il ne suffit pas, quand on est médecin, de dire « Ce n’est pas ma pratique », de se défendre en disant "Je ne savais pas", de se réconforter en pensant « Mais moi, je suis bienveillante », de suggérer que les patientes n'ont "pas bien compris" et de "laisser le bénéfice du doute" aux médecins soupçonnés d'avoir abusé de leur statut.  
Il n’est pas acceptable de se taire par « confraternité ».

Les violences sexistes doivent être dénoncées et combattues sous toutes leurs formes, dans tous les lieux où on en commet, et quelles que soient les personnes qui les exercent. 



S'il est intolérable de laisser siéger un ministre accusé de viol, n'est-il pas tout aussi inacceptable de laisser exercer un médecin qui maltraite des patientes ? 

Il est temps pour chaque médecin de dire clairement "Je soutiens les femmes victimes du sexisme médical", ou "Je préfère continuer à fermer les yeux".  

Il est temps de s'avancer pour que la population sache quels médecins sont, ouvertement, sans équivoque, les alliées inconditionnelles des femmes et lesquels, par leur silence, restent complices des agresseurs.

 #JeNeSeraiPasComplice

Marc Zaffran/Martin Winckler




* Une langue, c’est fait pour évoluer avec et refléter son temps. En 2008-2009, dans ma trilogie romanesque de SF, Un pour Deux, L’un ou l’autre et Deux pour tous (Calmann-Lévy, 2009), je proposais déjà d’écrire « ille »  à la place de il/elle. Alors je récidive…

** Oui, c’est tout un changement de paradigme. Et si ça vous fait grincer des dents, c’est que vous n’avez pas encore commencé à réfléchir…