mercredi 30 septembre 2015

Aux yeux de la loi, le patient est-il un « objet » pédagogique ? - par le Pr Bruno Py, de l'Université de Lorraine

Je reproduis ci-dessous des extraits d'un article du Pr Bruno Py, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine, qui éclaire sans ambiguïté les questions légales soulevées par les examens gynécologiques subis trop souvent par de trop nombreuses patientes. MZ/MW

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 (…) L’explosion médiatique. Dès février 2014, le médecin-écrivain Marc Zaffran [Martin Winckler] sur son blog attirait l’attention des lecteurs sur cette pratique ancestrale utilisant les patients endormis comme objets pédagogiques. Pourtant, c’est le journal gratuit Metronews qui fut à l’initiative d’une violente campagne médiatique par la publication le 2 février 2015 d’un article intitulé : Touchers vaginaux sur patientes endormies : un tabou à l’hôpital ? Cet article révélait que sur le site de l’Université Lyon-Sud, un document officiel suggérait que les étudiants devaient s’exercer au toucher vaginal sur des patientes endormies au bloc opératoire. Des réponses maladroites de la doyenne de l’UFR concernée et du président du Collège national des gynécologues et obstétriciens français  amplifiaient l’émotion. Toute la presse nationale s’était alors enflammée. « Le ministre de la Santé s’apprêterait à saisir le président de la Conférence nationale des doyens des universités de médecine ».

L’explication sociologique. (...) Les explications fournies globalement par les médecins qui justifient ces pratiques sont désarmantes d’anachronisme. « C’est utile. Les patients ne s’en rendent pas compte. Si on leur demande ils refuseront. De toute manière, ils doivent bien s’en douter »… Si nul ne conteste l’utilité de l’enseignement du toucher rectal et du toucher vaginal, chacun des autres arguments est facile à renverser. L’inconscience n’est pas une raison, mais une circonstance aggravante de vulnérabilité. Le risque de refus est le corollaire de l’exigence légale de respect du consentement. Le consentement n’est pas un luxe, mais une nécessité juridique absolue. Enfin, le consentement ne se présume pas.

La qualification pénale envisageable. La loi du 23 décembre 1980, dans sa nouvelle définition du viol, n’a pas lié la qualification à la satisfaction d’une pulsion sexuelle. « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise, constitue un viol ». Aussi peut-on envisager que tout acte médical entraînant une pénétration des organes sexuels, imposé par violence, contrainte, menace ou surprise puisse être qualifié viol. Ce pourrait être le cas pour un frottis vaginal, un toucher rectal, une échographie endo-vaginale ou une coloscopie imposés par un médecin. Pour le droit pénal, abuser sexuellement de la femme ivre ou assoupie ou pratiquer un toucher rectal sur un patient anesthésié constitue le crime de viol.

Conclusion.
Dès 1956, dans le Traité de droit médical pouvait-on lire :

« Il n’est nullement vrai que l’entrée, même volontaire du malade à l’hôpital ou dans une clinique, implique nécessairement l’acceptation, faite par avance, des traitements que les médecins de cet établissement jugeront bon de lui faire subir, ni que l’anesthésie consentie comporte d’avance le consentement à une opération quelconque ».

Nul ne conteste l’importance de former tous les étudiants en médecine à l’examen clinique qui restera à jamais primordial, quels que soient les progrès technologiques. Mais cet enseignement clinique, au lit du malade, suppose désormais d’associer chaque patient, dans le respect de sa liberté d’accepter ou de refuser cette participation passive à l’apprentissage du futur médecin. Pour la loi, le patient ne doit plus être considéré comme un objet pédagogique, mais, s’il en est d’accord, comme un sujet pédagogique.
Le patient, « objet » pédagogique ? - Pr. Bruno Py, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine (in « Mélanges en l’honneur du Professeur Claire Neirinck », 4 août 2015)

mardi 15 septembre 2015

Qui a peur de l'obésité ? 3e épisode : Poids, genre et sexisme - par Catherine Grangeard

Voici le 3e épisode de notre "feuilleton" sur l'obésité. 
Lire le premier épisode : Le commerce des régimes 
Lire le deuxième épisode  : Le médecin le patient et les kilos en trop
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Le corps ne nous appartient pas si facilement. De croire que nous l’avons, à imaginer que nous le sommes… Il est à aimer ou détester, mais aussi à modeler et à offrir au regard. 
Jamais cette image que nous renvoie le miroir ne laisse indifférent-e. 
Le reflet dit quelque chose de nous. 
Est-ce lui qui nous fait désirable et désirant-e ?

En nous approchant autrement du symptôme, se traduit une intériorité complexe, qui exprime ce qui se voit avant même de se dire. C’est la psychanalyste qui parle ainsi. Pour comprendre comment se construit tout cela, ignorer le socius empêcherait de démêler les éléments extérieurs participant à un rapport singulier à soi-même.

L’excès de poids correspond à une époque, la nôtre.

Rappel de quelques données.

L’OMS parle de fléau avec 35% de la population mondiale en surpoids s’y ajoute 11% de la population mondiale en obésité (1). En France, la seule obésité concernait 15% des adultes en 2012, contre seulement 6% en 1980, soit près de 7 millions d'obèses, environ 3,3 millions de plus qu'en 1997.  Le surpoids concerne 15 millions de personnes, soit 32% de la population française (2).

Les causes de l’excès de poids puis de l’obésité sont bien sûr reconnues comme plurifactorielles. Les modifications de l’alimentation et la réduction de l’activité physique jouent un rôle incontestable dans l’émergence récente de l’obésité. Les causes biologiques ont été bien évidemment étudiées en tout premier lieu. Le rôle de l’environnement est largement incriminé. Les raisons psychiques ne sont pas ignorées quoique moins prises en compte car nous sommes peu nombreux à les souligner (3). L’interaction des différents facteurs est également reconnue.

Parler d’obésité, n’en considérer que le TROP, en négliger le manque, reviendrait à rater le premier virage, à sortir du décor et prendre une mauvaise direction…
Parce qu’il y a un manque à être, il y a quête.

Il est difficile de se passer de ce que l’on n’a pas reçu.

Voilà, pour introduire le premier point, fondamental, existentiel. Une pathologie de l’excès a pour vocation de rattraper le temps perdu, celui où n’a pas été reçu le nécessaire, le jugé- nécessaire car il s’agit d’une perception. Les faits comptent moins en la matière pour la personne que leur représentation.

On ne se nourrit pas que de pain mais aussi d’amour. Et, il en faut juste ce qu’il faut. Trop et il manque irrémédiablement l’espace du désir. On est gavé. Pas assez et ce sera l’attente de la caresse, de l’attention, du réconfort…et la non-satisfaction ne désarme pas. La recherche inlassable de réponse à cette quête est marquée du sceau du ratage. Il est des vies où la répétition laisse une empreinte tout autant indélébile qu’invisible. Entre les deux extrêmes, toutes les nuances existent.
Parfois, le corps se charge de montrer une faim insatiable, une enveloppe épaisse de protection, c’est selon l’individu, sa singularité, et voici le deuxième point essentiel, il n’y a pas de personnalité- type d’obèses parce que ce sont des personnes, comme toutes les autres, ce n’est pas l’habit qui fait le moine… Un seul critère ne saurait jamais résumer une personne.

Comment se sent-on justement quand l’approche contemporaine, qu’elle soit profane ou qualifiée, ignore la personne derrière l’IMC ?

Eh bien, ça dépend ! Si on a bien compris la brève introduction théorique ci-dessus, il va de soi que chaque personne réagit à sa façon. Car chacune a son histoire et qu’il s’y trouve les raisons pas raisonnables aux commandes, celles qui entraînent les comportements qu’il serait bien vain de tenter de modifier avant de résoudre les raisons qui sont dessous.

Nous avons suivi à l’épisode 2, comment Ange a pu déterminer Mar(c)tin Parce que je suis psychanalyste, je suis en colère contre les coups de rabot pour classifier les gens, pour ramener tout le monde à quelques stéréotypes.

Justement, dans cet épisode 3, en nous intéressant aux stéréotypes de genre nous verrons les conséquences sur les identifications et les introjections qui en découlent. Le psychisme est plus poreux au bain dans lequel il évolue qu’on ne le dit.

Lorsque l’ignorance du genre génère de l’excès de poids…

Les données sur le surpoids et l’obésité révèlent des écarts importants entre les femmes et les hommes,  c’est un phénomène que la clinique connait bien. Citons les résultats d’une étude Sofrès/Le quotidien du médecin d’avril 2014 révélant qu’une femme sur 3 et un homme sur 4 souhaitent perdre du poids.

Le sociologue Thibaut de Saint Pol souligne combien être en excès de poids revêt des connotations fort différentes pour les femmes et pour les hommes, dans un chapitre qu’il n’hésite pas à nommer « Inégalités de poids et poids du genre » (4).

L’expérience clinique confirme que les femmes « se mettent au régime » pour quelques kilogrammes qu’elles estiment superflus alors que les hommes consultent pour des raisons de santé lorsque l’excès pondéral est notable. (5)

Les filles se trouvent trop grosses dès la préadolescence. Selon ce même rapport de l’ANSES de novembre 2010, 47% des jeunes filles de 11 à 14 ans souhaitent peser moins alors que « seulement » 30 % se trouvent trop grosses. En 2006, l’Institut de veille sanitaire (InVES) montrait que 18% des enfants entre 3 et 17 ans sont en surpoids ou obésité. La disproportion entre ces pourcentages, 18% réellement concernées par une question d’excès de poids, 30 % se trouvant « trop grosses » et 47% de filles voulant maigrir, laisse perplexe. Pourquoi tant de filles ont le sentiment de devoir perdre du poids ? (6)

Pour traiter cette question de genre, curieusement… fort peu de travaux, à ce jour.

1° temps. Un pan de l’environnement est totalement laissé en friche, celui des idéaux physiques et de leurs représentations, auxquels se réfèrent les individus. Comment, en Occident, les images, dans lesquelles nous baignons, représentent-elles les femmes ? Ces publicités, ces modèles façonnent insidieusement une « psychologie simpliste et manichéenne » en dictant des modèles de beauté de plus en plus tôt. Les petites filles jouent désormais aux poupées Barbie dès l’âge de 4 ans. Cette identification et cette introjection sont les ressorts d’injonctions paradoxales efficaces, à bas bruit. « Inviter » à coller à un modèle, culpabiliser en cas d’échec, consommer des solutions médico comportementales sont des solutions coûteuses, à tous niveaux.

2° temps. Ces  références produisent ensuite inévitablement des troubles alimentaires lorsque les conséquences en terme de « design physique » ne colle pas aux idéaux. La souffrance psychique est déniée par une société qui refuse d’être troublée par cette image qui lui est renvoyée. Le paradoxe dérange, il est gommé.

La pathologie contemporaine de l’excès de poids est cette fabrication sociale, passée sous silence.

3° temps. En réponse à ces injonctions (que nous soulignons comme paradoxales) chaque femme se cherche une stratégie qu’un marché en constante progression encourage. Ce sont les régimes, les produits minceurs, les sites internet… malgré la crise : 3,4 milliards de chiffre d’affaires pour ce secteur économique, en France en 2014 selon une étude montrant également une spécificité féminine. (7)

Une question de société devient une pathologie individuelle lorsque le formatage social s’immisce dans l’intrapsychique jusqu’à en constituer une sorte d’empreinte. Un faux-self se développe alors à partir de représentations sociales introjectées. Ces identifications amènent des comportements pathogéniques chez de nombreuses femmes, insatisfaites de leur corps. De là, des tentatives de maîtriser leur silhouette et un effet a contrario de prises inéluctables de poids. La privation crée de la frustration qui mène à la transgression.

Nous alertons sur les effets pervers qu’un courant médico psychologique actuel, considérant  les femmes comme des êtres émotionnels, en mal de maitrise, est en train de fabriquer. Implicitement une nouvelle dévalorisation chez les femmes s’en suit en parlant de ces fameux « kilos émotionnels ». 

L’effet de genre agit dès l’enfance et flambe à l’adolescence des filles. Si l’être humain est à la fois un être social et un individu singulier, les psychanalystes se sont trop peu penchés sur ces questions contemporaines.

Pour conclure ce point, les travaux sur l’obésité, l’excès de poids et le genre est ridiculement bas au regard de l’ampleur du phénomène. Face à la pensée formatée, nous voulons contribuer à la déconstruction d’a priori, afin de favoriser une politique différente de prévention collective (8) incluant une approche thérapeutique individuelle. Les effets de genre ont des influence au masculin tout autant qu’au féminin. Cet épisode traite du féminin. Prendre le temps d’y réfléchir n’est pas superflu.

Le galbe du mollet des femmes…

Témoignage de N, 30 ans, femme forte en apparence. 

« Aurions-nous trop joué aux Barbie ? Bizarrement, ça me faisait déjà peur quand j’étais petite de voir mes copines se rêver en future poupée, blonde, sexy. Aurions-nous eu tort de jouer aux Barbie ? Plus tard, quand j’ai commencé à ressentir sur moi des regards un peu trop appuyés, des sourires en biais, j’ai eu un flash… Barbie ! J’ai eu envie de fuir, de hurler. Au lieu de cela, j’ai baissé les yeux. Quelle horreur ! Ma réaction, ça a été de regarder le pavé. 

Je m’en suis voulu, vous ne pouvez pas imaginer. Ces regards sales et c’est moi qui ai honte ?  Quelle violence terrible, ce fut alors. A la fois, que ces mecs, anonymes, se permettent de mater, dans les deux sens du terme, ainsi n’importe quelle jeune fille qui passe et que j’en sois réduite à courber l’échine… Pour m’éviter ça, bye bye Barbie… j’ai décidé de ne pas leur offrir mon corps en sacrifice. 

Je me refuse à être leur objet de fantasme. Je me suis protégée par des kilos, clairement. Une violence vulnérable s’est emparée de moi. Je n’ai pas été violée, pas agressée mais j’ai saisi le risque que je prenais si j’étais dans les normes de désir affichées sur les panneaux des abri- bus. Les mannequins sont des objets qui incarnent une idée du désir masculin, c’est clairement explicité aux enfants, il y a Barbie et il y a les mannequins et les chanteuses. Garçons et filles sont formatés. J’ai choisi de résister. Evidemment, ce n’est devenu conscient que dans l’après-coup, en psychanalyse. Jeune adulte, j’ai essayé de perdre du poids, comme tout le monde. C’est bête mais j’ai eu envie de ne plus avoir les cuisses qui frottent l’été… C’est inconfortable, quand il fait chaud. J’ai eu envie de me libérer de l’enveloppe de protection. J’ai fait tous les régimes de la terre, dépensé plein de sous mais je ne tenais pas très longtemps face aux frustrations. Je m’étais un peu trouvée, sexuellement, et j’ai commencé à comprendre que le poids, ce n’était franchement pas une solution… 

Récemment, j’ai entendu à la radio, sur France Culture tout de même, un vieux médecin, connu, réputé dans l’univers de l’obésité dire quelque chose sur le galbe des mollets des femmes, à son interlocuteur, médecin également, avec un ton de connivence. J’ai été scotchée. J’ai revu les regards torves des jeunes mecs. C’est la même chose, ça dépend du milieu social, de l’éducation mais ils se permettent pareillement ces considérations sur les femmes comme objets de leur désir. C’est incroyable ! J’ai énormément réfléchi depuis ce galbe du mollet(9). Les femmes ont- elles vraiment saisi toute l’ampleur des dégâts ? On peut en douter à regarder le premier kiosque à journaux venu. Les magazines dits féminins sont surtout un outil d’introjection d’un modèle les installant en position d’objets. Elles s’y refilent les trucs pour correspondre à ce qui est perçu comme désirable pour attirer les hommes. Se chercher un mari, c’est donc toujours le principal projet, comme autrefois ? On aura beau obtenir la parité si on n’a pas l’égalité, beaucoup de jeunes filles feront comme moi, pour sauver leur peau en tant que sujet, il vaut mieux être grosses ! »

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J’ai toujours aimé citer des paroles de patient-es pour expliciter les choses. (3, 10) La clinique m’a amenée à me pencher sur les questions d’obésité. Vous savez que kliné vient du grec, c’est le lit. Ainsi ce n’est pas du haut de son savoir que le praticien parle mais incliné, penché au chevet du patient alité. C’est en écoutant les gens que l’on s’interroge. Ce n’est pas en plaquant des concepts.
En me penchant sur ce que dit N, je me suis demandé si beaucoup de femmes ressentent ce bain culturel dans lequel nous évoluons. Si c’est le cas, et c’est le cas effectivement lorsque l’on prête une oreille attentive, pourquoi est-ce si peu relevé, en dehors des milieux féministes ?

Le conformisme des Sachants existe tout autant que celui du reste de la population. Ils sont tout autant imprégnés des normes d’une époque. Et à leur insu, ils peuvent prononcer des énormités, tel le galbe du mollet. Heureusement, finalement, ainsi ce lapsus (pourrait-on dire) permet d’entendre ce qui motive finalement leur désir de faire maigrir. Ainsi certains médecins ont une idée de ce que doit être une femme, de ce qu’elle doit être pour éveiller le désir. Alors, les méthodes suivent… bien sûr que la plupart seront civilisés, polis, respectueux même, mais ils ont une vision de LA femme qui précède la rencontre de telle patiente. Il va de soi pour eux qu’elle aura comme projet de devenir ce type de femme, entrant dans leur désir.

C’est ce non-dit qui est une catastrophe !

L’idéologie sous-jacente ne s’exprime pas ouvertement la plupart du temps… Quoique ces derniers temps, certains se lâchent. En France, la société s’est focalisée sur le Mariage pour tous. Les positions se sont durcies et se sont alors exprimées ouvertement. Bernard Waysfeld s’était déjà illustré, avant l’émission dont N parlait. Son livre « la peur de grossir » est un plaidoyer anti- féministe, il accuse ce mouvement d’être cause de l’obésité actuelle. On pourra lire ma réponse « les chèvres-émissaires » dans le blog du think tank obésités. http://thinktankobesites.com/feminisme-femme-objet-et-tca/

Si je me suis ensuite intéressée de près aux sites-minceur dirigés par des médecins, ce sont mes patients qui en sont à l’origine. J’ai découvert la mode qu’ils constituent. Pour être plus explicite, le phénomène de mode est construit à partir d’une logique simpliste : la grande masse des patient-es pourra accéder aux « bonnes » consultations de ces médecins qui se sont construits grâce aux médias. Les moyens modernes qu’internet rend possible, rend accessible le meilleur au plus grand nombre… Cette auto-affirmation n’engage que celui qui y croit finalement, comme toute promesse… Qui a dit que ce sont les meilleurs médecins ? Qui a dit que se rendre sur un site avait le même intérêt qu’une consultation en face à face ? Jacques a dit, vous connaissez la chanson !

La politique de l’édredon

Ainsi, on a dit qu’il fallait être mince et que tous les moyens sont bons… Mais faut-il vraiment être mince ? Peut-on interroger ce point de départ ? Il le faut ! Sinon, on part sans savoir pourquoi.

Certaines études semblent avoir été étouffées. Celles menées par Katherine Flegal en particulier (11), se référer au 1er épisode, publié ici-même… Une nouvelle étude, portée à la connaissance du grand public ces dernières semaines (12) est dans la même veine. Et probablement de nombreuses autres…

Le silence assourdissant autour de leurs conclusions est patent. On peut discuter leurs résultats, les conditions de leurs réalisations… Ne pas le faire, les traiter par le mépris, les ignorer c’est en soi un parti-pris. Là aussi, il ne saurait y avoir de hasard. Bien moins diffusées que les messages anxiogènes menant des millions de personnes à tester différentes méthodes pour perdre quelques kilos de trop, les études montrent que l’on fait d’un non-problème un problème rentable. On ne peut que se révolter du marché de la Santé puisse être considéré comme n’importe quel autre marché. Et franchement se fâcher quand ce sont des médecins eux-mêmes qui se fourvoient dans cette direction.

Ainsi donc travailler en amont s’impose pour dénoncer cela et pour que le grand public puisse choisir de persévérer pour obtenir un « corps de rêve », c’est-à-dire un corps tel qu’il est conçu par des ordinateurs retouchant les photos de mannequins déjà non représentatives de la population féminine. Un corps correspondant aux fantasmes eux-mêmes fabriqués, exposés par Playboy pour justement que les boys puissent avoir des joujoux…

Cette image du corps est intériorisée et correspond à un objectif à atteindre, en oubliant le leurre dont il s’agit. Cette vision imaginaire de l’idéal s’impose aux personnes vivant dans le monde occidental. 

Tout comme il existe des magasins Ikéa, vendant des meubles à assembler, il existe une image du corps- prêt à porter… S’y conformer semble la raison menant des préadolescentes à entamer un régime pour perdre des kilos qu’elles n’ont pas en trop !

Des millions de témoignages circulent partout, sur le net, dans les magazines, sur les ondes, de ces femmes jamais satisfaites de leurs corps… prêtes à avaler tous les anorexigènes qui soient leur promettant des corps minces, toniques… Et du côté des jeunes hommes ce sera plutôt musclé façon body- bulding. Quand ce sera le moment de déconstruire les effets de genre au masculin, on sera tout autant effaré de constater la manipulation. Ce principe du pré- fabriqué semble rassurant, il offre des repères. Offre ou impose ? Derrière, se planque le marketing de ce marché de la Santé.

Comment être bien dans sa peau dans un tel contexte ? Nous ne sommes plus à l’époque de Sigmund Freud… La famille s’est considérablement élargie et ce n’est pas en raison des mariages de toutes sortes. Les préceptes circulent et les écrans veillent en permanence, ils nous interpellent jusqu’à nous prescrire notre assiette.

Joseph (14) : « ça me rappelle que je devrais faire quelque chose. C’est obsédant. Vous allez bien, et pof, on vient sur votre portable vous dire que vous avez un problème… Certains jours, ça plombe l’ambiance ! Certains jours, où je suis déjà déprimé, c’est pire… je ne comprends pas que des médecins aient le droit de se comporter comme des marchands de soupe. Un médecin, c’est le patient qui le consulte… pas l’inverse ! ».

Ainsi une obsession complètement nouvelle est engendrée et nourrie par ces médecins qui ont trop lu de manuels d’économie. Cette caution introduit une confusion supplémentaire, scandaleuse. Perverse, au sens propre du terme, pour le bien de celui qui émet la proposition. C’est un abus de pouvoir d’une personne ayant autorité. La violence est symbolique, puisque bien sûr aucun médecin n’utilise la force pour s’imposer. Mais, il revient sans cesse sur l’écran personnel, intime de Joseph…

Il est faux que ce soit pour la santé que les gens démarrent un régime. C’est pour correspondre à une norme, fictive, totalement construite. Pour rappel, la fourchette haute de l’IMC dit normal était de 27 avant qu’il ne soit abaissé à 25, de manière totalement arbitraire. Ce n’est qu’un indice, statistique. 
Aléatoire. Contesté dans les milieux scientifiques.

Ainsi un non-problème est devenu l’agent de destruction massive de vies ! Et, oui, des médecins y participent !

Qui sait aujourd’hui qu’il n’y a aucun problème  à être un peu enrobé ?


Qui sait que ce système oppresseur n’a strictement aucune raison d’être ? Le corset a été remplacé en mille fois plus actif, le fléau de l’obésité a été mondialisé. Le corset était réservé à une certaine élite, la taille fine était déjà le signe de la noblesse, il déformait déjà les corps. La pression sociale s’est démocratisée. Elle est complètement introjectée et la servitude totalement volontaire…
Voilà pourquoi légiférer les sites-minceur est indispensable.

Voilà pourquoi il faut aussi s’inquiéter quand certaines mutuelles remboursent certains abonnements sur internet à une entreprise commerciale alors que la consultation diététique en cabinets de diététiciennes diplômées ne l’est pas. Cela signifie que le lobby a été puissant. Et c’est tout ! De même quand certaines méthodes psy le sont et pas d’autres. Ce sont encore des histoires de pressions commerciales, de rapports de force, pas du bien de l’adhérent… Posez les questions à vos mutuelles, vous serez surpris-es.

« Entre le fort et le faible, … c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère » Lacordaire.

Une femme jette sur mon bureau un petit magazine. Pourquoi cette colère ? Résumons. C’est le n° 1, de juin 2015, de « Comment ça va ? ». Extraits de l’édito : « Consacré à la santé connectée…  dans la salle d’attente de cotre médecin… 7 millions de Français sont des mobinautes –c’est-à-dire qu’ils utilisent leur téléphone mobile pour chercher de l’information santé sur internet- et que 13% d’entre nous ont déjà acheté un objet connecté… »…

Une revue diffusée gratuitement dans les salles d’attente des médecins, et consultables sur un site internet, fait la publicité des sites minceur. C’est également scandaleux. Qui plus est l’ARS est partie prenante affirme la couverture. Et, un médecin-expert vante le coaching en ligne… en oubliant de préciser qu’il est un propriétaire de ce type de sites. Conflit d’intérêt ?

Mais qui a réfléchi à cela ? C’est du même tonneau que le Conseil Général des Bouches du Rhône qui a récemment gaspillé 33 000 euros (des contribuables) avec une couverture de carnets de santé où l’on voyait la photo d’un garçonnet souriant, regardant en face l’objectif et faisant un geste au- dessus de sa tête comme si une toise montrait qu’il allait grandir et en retrait une fillette, le regard baissé sur sa taille, se serrant la ceinture avec un mètre de couturière, signifiant ainsi qu’elle doit faire bien attention à ne pas grossir… Bonjour les stéréotypes qui vont aider à se sentir bien dans sa peau ! Ces carnets de santé sont donnés à la maternité à la naissance de tout enfant. Des associations féministes ont exigé le retrait. Ce qui fut fait mais on a entendu dire qu’elles faisaient gaspiller de l’argent. N’est-ce pas plutôt les personnes ayant eu cette idée qui en sont coupables ? Quels fonctionnaires peuvent impunément diffuser de tels messages et ne pas se voir renvoyer de leurs fonctions ?

La fabrication d’obésité suit à la fois des chemins de traverses et des autoroutes. Il n’est pas possible de lutter contre les méfaits si on continue à inciter, de toutes parts, pour différentes raisons, idéologiques, mercantiles, visibles ou non…

Les déterminants qui façonnent les identités sont d’autant plus agissants qu’ils ne sont pas conscients. Permettre le débat avec ces stéréotypes qui accompagnent et aliènent tout le monde est une ouverture pour éviter une carrière d’obésité.

En tant que psychanalyste, je sais que rendre visibles et conscients les déterminants les désactivent.
Je sais aussi que les influences du contexte socioculturel ne sont pas suffisamment décortiquées.

C’est une des données les moins envisagées dans l’univers de l’excès de poids en particulier et pourtant pas des moins agissantes.

C’est un des impensés de l’obésité !



Catherine Grangeard

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Notes :

1/ OMS, site consultable sur internet, voir Aide Mémoire, n° 311, 2014.

2/ Etude ObEpi-Roche, résultats de 01/03 2012, sur un échantillon de 25 000 personnes, renouvelée tous les 3 ans.

3/ Catherine Grangeard, Comprendre l’obésité, une question de personne, un problème de société,  Albin Michel (2012)

4/ Thibaut de Saint Pol, Le corps désirable, Hommes et femmes face à leur poids, PUF (2010)

5/ ANSES, « Evaluation des risques liés aux pratiques alimentaires d’amaigrissement », rapport dirigé par le Dr Jean-Michel Lecerf (nov 2010)

6/ Catherine Grangeard, « Faim de régimes » in Le poids du corps à l’adolescence,  Livre collectif Albin Michel (2014)

7/ institut économique Xerfi (2014)

8/ Si en janvier 2014, le rapport Herceberg propose deux mesures (sur 10 mesures) relevant de cet environnement social : ne plus tolérer sur les podiums des mannequins en IMC inférieur à 18 et interdire les photos retouchées dans les magazines,  son application est curieusement freinée.


9/ http://www.franceculture.fr/emission-revolutions-medicales-le-poids-que-dit-il-de-nous-2014-06-17 

En réaction au sexisme réaffirmé en permanence de Bernard Waysfeld, voir: http://thinktankobesites.com/feminisme-femme-objet-et-tca/

10 / Catherine Grangeard, Obésités. Le poids des mots, les maux du poids. Ed Calmann Lévy, Paris 2007.

11/ Katherine Flegal, JAMA (The Journal of the American Medical Association) Janvier 2013



14/ voir mes blogs de Médiapart et du Huffington Post



dimanche 13 septembre 2015

La société française schizophrène et son système de santé - extraits d'un livre de Pascal Baudry

Le passionnant essai de Pascal Baudry, Français et Américains - L'autre rive, décrit les différences de fonctionnement psychologique et sociétal entre les deux pays. Le livre est centré sur le fonctionnement des entreprises, mais il s'applique à toutes les situations de la vie quotidienne. P. Baudry, qui n'est complaisant avec aucune des deux cultures, mais détaille très précisément le fonctionnement, les qualités et les défauts de chacune, cite parmi ses exemples l'école et la justice, mais également le système de santé. Je reproduis ici plusieurs extraits de son livre. 
La version électronique de ce texte est téléchargeable gratuitement sur son site : www.pbaudry.com

MW

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"Selon l’École de Palo Alto, la schizophrénie s’installe lorsque l’individu, placé durablement dans une double contrainte, ne peut la résoudre en l’explicitant ou en s’en soustrayant. Techniquement, une double contrainte comprend trois éléments : une injonction (« Fais ce que je te dis ») ; une injonction contraire, située sur un plan logique supérieur, régissant la première (« Ne fais pas ce que je fais ») ; et enfin une interdiction de rendre explicite la contradiction ci-dessus. Ainsi, un conditionnement schizophrénisant de sabotage consistera à communiquer simultanément le message formel « Vas-y » et un message caché « Tu n’es pas capable », tout en interdisant de parler de cette contradiction – je ne prends pas cet exemple au hasard.
Cette tension insoutenable créera chez le sujet un clivage entre deux parties, l’une qui veut et l’autre, régissant la première, qui ne peut pas, schize rendue stable par l’intériorisation de l’interdiction d’en parler – qui devient même impossibilité de la voir, grâce à la force et à la répétition de l’interdiction.
Cette atteinte à l’awareness (le mot n’existe pas en Français, disons « lucidité ») permet la permanence du clivage car, pour en sortir, il faudrait : 1. S’en apercevoir ; 2. L’accepter au lieu de mettre son énergie dans le déni ou la résistance ; puis enfin 3. Changer – mais les deux premières étapes font obstacle à l’atteinte de la troisième. (P. 199) 
(…)  
Trois caractères de la culture française viennent se conjuguer pour en assurer la nature schizophrénique : la tyrannie de l’implicite, la faible individuation et la prédominance de la relation verticale. Le caractère fortement implicite de la culture française et les interdictions, tacites ou non, à être trop explicite – au risque de se faire taxer d’impolitesse, de naïveté, de ridicule ou de manque d’intelligence, ou même à celui de la violence verbale physique ou symbolique, pour faire taire –, permettent de maintenir la chape de la double contrainte qu’elles empêchent de révéler pour s’en affranchir. (P. 200) 

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La relation verticale à la française induit le modèle dominant/dominé, cette dialectique collusive de l’esclave indispensable pour qu’il n’y ait pas révolte précoce du sujet contre la tentative schizophrénisante du dominant. Le sujet qui n’a pu expliciter la double contrainte schizophrénisante ou qui n’a pu y échapper, versera dans un retrait de nature autiste, ou bien gardera un désir de revanche qui cherchera à s’exprimer avec force, violence même, à l’encontre d’autres sujets identifiés comme étant en position de faiblesse (clients, assujettis, handicapés, femmes, étrangers, enfants). (P. 201)

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La vendeuse mal traitée et mal payée, peu considérée, jamais félicitée, ignorée, ne pourra prendre sa revanche que contre la cliente. La brave dame qui travaille au guichet de la préfecture, et dont le sort n’est guère enviable par rapport à celui de la précédente, ne pourra s’en prendre qu’aux administrés. Toutes deux se serviront alors de l’arsenal institutionnel à leur disposition : pour l’une, froideur hautaine devant le client, tolérée par une hiérarchie intermédiaire elle aussi en situation de double contrainte ; pour l’autre, dédales réglementaires lui donnant le pouvoir du refus. Elles croiront s’en sortir enfin par la position dominante, alors qu’elles ne feront qu’être à leur tour des instruments de réplication d’un système schizophrénisant. (P. 201)

(Note de MW : On peut remplacer la vendeuse par l'interne ou l'externe ou l'infirmière ou l'aide-soignante - susceptibles de se défouler de leur frustration sur toute personne se situant à un niveau hiérarchique inférieur. La "victime" potentielle commune à toutes ces personnes est, bien entendu, le patient.) 

L’attitude particulièrement barbare des Français par rapport aux handicapés me paraît ressortir de cette même dynamique ; le déni dans lequel sont la plupart des Français par rapport à ce problème est d’ailleurs fort révélateur. Il y a là une sorte de violence  collective qui ne dit pas son nom, les handicapés servant de souffre-douleur, littéralement, et n’étant pas supposés se plaindre, eux qu’on laissera perversement alors se perdre dans des dédales administratifs et architecturaux. Inconsciemment, ne rappellent-ils pas trop manifestement aux Français leur blessure intérieure, tel un Parsifal à qui le metteur en scène avait fait porter sa blessure comme un objet extérieur que l’on trimballe au flanc ? Quoi qu’il en soit, tout est fait pour qu’on ne les voie pas. (P. 202) 

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Le système médical français, censé servir la santé des citoyens, a connu une série de restrictions implicites qui, limitant sa finalité, ont permis de le modeler en un système clos, faisant litière à une schizophrénie institutionnelle. Tout d’abord, il s’est restreint au soin des malades (les « patients »), dans une perspective uniquement curative. De ce fait, une vraie médecine préventive viendrait amoindrir le champ d’exercice de ceux qui profitent du système médical existant. Le choix, au moins implicite, a été fait d’amener les individus à se déposséder de leur propre santé en s’en remettant aux seuls professionnels de la santé (en fait, de la maladie), au lieu de donner à tous une formation médicale de base à l’école.

De plus, on a opté pour une définition étroite de l’exercice de la médecine, réservé aux seuls titulaires d’un diplôme de docteur en médecine, avec de plus un numerus clausus maintenu rigidement à des niveaux trop bas pour des raisons corporatistes, empêchant ainsi de nombreux autres professionnels de la santé, par exemple les infirmières (profession longtemps exclusivement féminine, issue des bénévoles de la Première Guerre mondiale, mal payées et exploitées par la suite), d’accomplir des actes dits médicaux – selon une définition étroite servant les intérêts apparents des médecins et non du public.

Les médecins étrangers ont été empêchés, d’abord en droit, ensuite en fait, de s’établir en France. Il est à noter qu’un tel décalage entre des besoins publics reconnus et le fonctionnement réel a conduit le système dit de santé à se créer un monde fictif permettant d’échapper schizophréniquement à la réalité des besoins de la population que ce système était supposé servir. Il aura fallu une dizaine d’années pour que des mesures soient prises pour relever le numerus clausus, mesures partielles s’il en est, qui ne porteront leurs fruits qu’une décennie plus tard. Notons au passage que même les intérêts corporatistes des médecins qu’il s’était agi de protéger, ne l’ont pas été dans cette affaire.

Un système pris de dysfonctionnement schizophrénique maintient son homéostasie, contre la menace que présente la réalité toute nue, en secrétant des croyances partagées qui s’affranchissent à tel point de la situation réelle qu’elles peuvent aller durablement à l’encontre des intérêts qui les avaient fait mettre en place, acquérant ainsi la force d’un dogme.

Les « patrons » qui forment les médecins exercent un pouvoir absolu qui permet la réplication du système, la double contrainte ne pouvant être exposée sous peine d’exclusion du système. Surchargés car trop peu nombreux, les médecins n’ont que très peu de temps à consacrer à chaque patient, et moins encore à leur éducation permanente. Ils ont laissé les laboratoires pharmaceutiques prendre une place parasitaire dans le système, non seulement pour la prescription médicamenteuse, mais aussi pour une apparence de formation continue, à coup de congrès et de séjours qui sont une forme de prévarication ou de trafic d’influence à peine déguisée. Les nombreuses erreurs et fautes médicales engendrées par un système en déréliction sont couvertes, la justice rendue par les pairs permettant tous les abus.

Le système craque de tous côtés, mais ses acteurs y sont très attachés, le légitimant par des raisonnements en tout ou rien tendant à montrer que c’est le seul possible, comme c’est fréquemment le cas dans les systèmes dysfonctionnels. Au passage, ils en profitent pour en maintenir le caractère clos, comme ce fut le cas autour de l’arrêté Perruche.

Les évolutions apportées de divers côtés au système médical, encore timides et sujettes à des tirs de barrage, vont dans le sens du passage d’un système fermé à un système ouvert : augmentation du numerus clausus, autorisation d’exercice pour les médecins étrangers, droit d’accès du patient à son dossier médical, développement de la prévention, prise en compte des soins palliatifs et du confort des malades, rudiments de formation psychologique et à l’écoute pour les soignants, auto-information de patients grâce à l’Internet et au sein de groupes de support, automédication, usage de médecines dites parallèles ou traditionnelles, actions d’information, de soutien et de défense des patients par des associations autogérées, intrusion de la justice civile et pénale, augmentation du montant des dommages compensatoires, réduction de certains abus des firmes pharmaceutiques. Sans doute n’est-ce là que le début d’un processus de rénovation. (PP. 218-220)

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Je vois six réactions possibles de l’intérieur d’un système dysfonctionnel, pour en sortir ou pour le faire évoluer : la colère, la déprime, l’alliance-séduction, la désertion, le contre-feu ou l’explicitation.
Les Français se partagent généralement entre les trois premières, dont aucune n’est systémiquement résolutoire, en ce qu’elles permettent au système de continuer de dysfonctionner.
La désertion (retirer ses enfants de l’école publique ou aller s’établir en Angleterre ou en Belgique) peut, si elle devient massive, entraîner un ressaisissement de l’institution ; elle met un terme en tout cas à la souffrance de ceux qui ont choisi d’aller ailleurs.
Le contre-feu (externaliser, sous-traiter, déréglementer) fait basculer d’un système fermé à un système ouvert et bouleverse la dynamique perverse.
L’explicitation (description publique de la double contrainte) est rarement pratiquée, bien qu’elle permette de placer le débat à un niveau de conscience plus élevé, peut être résolutoire, sous réserve des fortes réactions de déni et de résistance du système.

Selon l’École de Palo Alto, la double contrainte schizophrénique ne peut perdurer dans les systèmes dysfonctionnels (familiaux, organisationnels, sociétaux) que tant qu’il est interdit de la rendre explicite – en général du fait d’une imposition par les instances de pouvoir, qui a été intériorisée par les sujets. "Fais ce que je dis mais pas ce que je fais, et n’en parle pas." Michel Foucault a déjà crié cela, de l’intérieur de la culture française. Le grand nettoyage qui s’y produit actuellement, consistant à aller fouiller les recoins les plus interdits et les éclairer à coups de projecteur, conduit précisément à s’affranchir de nombreux avatars de la double contrainte inscrite au coeur même de la culture française. (PP. 223-224) " 

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Quelques réflexions : la double contrainte de type "Fais ce que je dis"/"Ne fais pas ce que je fais", extrêmement fréquente dans les CHU français, a ceci de délétère qu'elle interdit tout apprentissage constructif. L'implicite (et le refus de l'explicite) l'interdit également. Dans de nombreuses situations, les étudiants en médecine s'entendent dire : "Tu devrais savoir" par les enseignants qui sont, justement, censés leur enseigner ce qu'ils ne savent pas. 

En effet, l'apprentissage du soin est une formation par imitation, par modèle. La double contrainte et le refus de l'explicite interdisent de distinguer ce qu'il faut savoir, ce qu'on doit apprendre avant de le savoir, ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, et bien entendu de différencier - et de critiquer ce que les autres (surtout les maîtres) font de "bien" ou de "mal", ce qui est tout de même indispensable pour le faire soi-même. On comprend qu'il soit très difficile pour beaucoup d'étudiants d'apprendre dans ces conditions et que leur réaction consiste à en faire le moins possible, puisqu'il n'est pas possible de bien faire (ou de ne pas mal faire) : personne ne sera là pour le leur indiquer sans équivoque. 

"Double contrainte" et refus d'expliciter sont par essence, contraires à l'éthique du soin (et de la formation des soignants), fondée sur le respect mutuel, le partage d'informations et la libre décision des personnes. La "schizophrénie" du système de santé français, révélatrice du fonctionnement plus général de la société est, structurellement, contraire à l'éthique et s'oppose à la bonne délivrance des soins par tous ses membres. Cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas être un bon soignant en France, mais que tout le fonctionnement du système de santé concourt à ce qu'on ne puisse pas l'être, même quand on le veut. Les nombreux "dévissages de plaque" de professionnels libéraux en sont le témoin hélas quotidien. 

L'impossibilité dans laquelle se trouvent les professionnels de travailler seuls ou en équipes pluridisciplinaires selon des modalités autres que celles décidées par le pouvoir central du ministère ou de la CNAM (voir en particulier les difficultés administratives et techniques rencontrées par les médecins généralistes, les sages-femmes et les infirmières libérales) et les interdictions encourues par les citoyens de se soigner autrement (d'accoucher à domicile, par exemple) démontrent que la société française, par son caractère vertical et ses interdits implicites, est incapable de soutenir un système de santé animé par des soignants altruistes au profit de citoyens autonomes. 

Comment s'étonner que le souci éthique figure très bas sur la liste des priorités des professionnels de santé les plus haut placés - et des politiques ? Dans un système vertical, il ne leur est d'aucune utilité. 

Une fois encore, ça ne signifie pas qu'on ne peut rien faire. Il y a même une chose que tout le monde peut faire : exiger la clarté, refuser l'implicite - et dénoncer les injonctions contradictoires qui imposent des doubles contraintes. Et plus nous serons nombreux à refuser l'implicite, à exiger des règles explicites et à rejeter les injonctions contradictoires, moins il sera possible à ceux que cela arrange de nous les faire subir. 

MW