mardi 27 juin 2017

Etre soi/être soignant.e – les paradoxes de la profession médicale


Partout dans le monde, les médecins doivent lutter avec des institutions dont les buts n’ont rien à voir avec les objectifs de santé : le monde médical, qui se comporte souvent en milieu fermé, exclusif et sectaire ; l’Etat, qui cherche à imposer des quotas de patients et des restrictions budgétaires incompatibles avec la délivrance équitable des soins ; les industriels, qui se servent des professionnels pour promouvoir leurs produits. Ils ont d’autres ennemis, moins connus, mais tout aussi redoutables, à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est de ces ennemis-là que je parlerai.

Tous les métiers de soin sont, psychologiquement et physiquement, très exigeants. Ils nécessitent non seulement une bonne santé, mais aussi un équilibre émotionnel et mental excellent. Il serait mensonger d’affirmer que, lorsqu’ils commencent leur formation, les jeunes gens qui se destinent au métier de médecin sont tous sains et équilibrés. Le Harvard Health Blog publiait le 16 novembre 2012 un article de Patrick J. Skerrett rappelant qu’un praticien sur dix développe au cours de sa carrière une addiction aux drogues ou à l’alcool. Reflet d’un trouble de la personnalité ? Conséquences du stress au travail ? Un peu des deux ? Toutes les réponses sont valides : vouloir devenir médecin ne met à l’abri de rien.

Quand bien même les professionnels en formation seraient-ils toujours équilibrés au début de leurs études qu’ils n’en seraient pas moins confrontés à des conflits intérieurs inhérents à la nature humaine. Les hommes ont longtemps pensé qu’ils étaient une espèce à part, et leur comportement impérialiste sur l’ensemble de la planète, de ses ressources et de ses autres habitants est de fait unique. Mais à titre individuel, il y a très peu de différences entre un chimpanzé, un bonobo et un humain : à peine une fraction de leur génome. Or, tout le monde vivant est mû par deux pulsions inscrites dans son ADN : survivre et se reproduire. Et aucun être humain ne peut prétendre se définir indépendamment de ses pulsions. On peut décider de s’en affranchir mais on ne peut pas faire comme si elles n’existaient pas.

Des motivations contradictoires

En Amérique du Nord, il est aujourd’hui habituel d’interroger les candidats aux études de médecine et de leur demander pourquoi ils veulent exercer cette profession. Dans l’immense majorité des cas, ils répondent toutes et tous la même chose : ils veulent « aider les gens », « sauver des vies », quand ce n’est pas « contribuer à la recherche » ou éradiquer une maladie grave. Peu d’entre eux mettront d’emblée en avant des motivations moins « convenables » : gagner beaucoup d’argent, accroître son prestige personnel, acquérir un statut élevé, en faire bénéficier sa famille.

Pourtant, ces motivations « matérialistes » ou « égoïstes » sont tout aussi communes – et acceptables – que les précédentes. Les humains étant des animaux sociaux, nos comportements sont sans cesse modelés et modulés par le milieu dans lequel nous vivons. Et peu d’individus ont pour unique vocation de se mettre tout entier au service des autres, de sacrifier à cette vocation leur propre épanouissement ou de réduire leur contribution à leur milieu d’origine.

Ceci étant posé, voyons à quels paradoxes sont soumis soignants en formation et professionnels en exercice.

Premier paradoxe : un métier altruiste dans un système compétitif

Le monde médical est compétitif et hiérarchisé. Beaucoup de futurs soignants deviennent médecins parce qu’ils ne veulent pas être des exécutants. Mais les études sont longues et coûteuses et les enfants des classes défavorisées y accèdent difficilement. Marquée d’entrée par l’inégalité, la profession médicale est une compétition : c’est à qui décrochera les postes les plus réputés, ceux qui donnent accès aux titres les plus respectés – partant, aux pratiques les plus rémunératrices. Devenir médecin est une foire d’empoigne, et il n’est pas possible d’en faire abstraction quand on apprend à soigner. À moins, d’emblée, de faire une croix sur sa carrière. Il y a donc là un premier conflit d’intérêts : souci des patients contre plan de carrière. N’en déplaise à ceux qui affirment qu’on peut sans difficulté accommoder l’un et l’autre, les hôpitaux universitaires sont avant tout des lieux de prestige, voués au développement de technologies de pointe – donc, destinées à des privilégiés – et à la formation d’hyperspécialistes et non de soignants de première ligne. Choisir de soigner – c’est-à-dire d’écouter et de passer du temps avec les patients – c’est opter, de fait, pour les spécialités les moins technologiques ; en premier lieu, la médecine générale. Ce n’est pas le choix préféré des étudiants accédant à un poste d’interne, loin de là.

Deuxième paradoxe : soigner hors de sa zone de confort – c’est à dire : de son milieu

Altruisme et coopération sont des qualités répandues dans l’espèce humaine. Si tel n’était pas le cas, aucune entreprise collective n’aurait jamais été possible – à commencer par les grandes migrations des premiers humains hors de leur Afrique natale. Mais l’altruisme spontané se porte sur l’environnement immédiat : la famille proche, d’origine ou construite. D’ailleurs, dès qu’un.e jeune adulte amorce une formation médicale, ses parents, frères, sœurs et ascendants font appel à son savoir supposé et à son savoir-faire croissant pour les soigner. Et ils n’ont pas de mal à obtenir ce qu’ils demandent : tout soignant ou presque porte en lui, en elle, le désir de s’occuper des siens. C’est même souvent ce trait de caractère qui a poussé vers la profession. (En Amérique du Nord, l’institution médicale déconseille fortement depuis quelques décennies de soigner les membres de sa famille, car cela soulève des problèmes médicaux et éthiques innombrables. En France, où la réflexion éthique est encore embryonnaire dans le monde médical, c’est encore considéré comme allant de soi. ) L’altruisme « spontané » s’étend bien sûr au-delà de son cercle familial d’origine : un médecin soignera aussi son conjoint et ses enfants, les enfants des parents, ainsi qu’un certain nombre d’alliés, amis, voisins, collègues.

En général, un médecin soignera plus volontiers les personnes de son environnement social, ethnique, culturel, linguistique d’origine : leurs valeurs lui sont familières, leurs codes connus, leur langage intelligible. C’est surtout hors de ce périmètre que l’altruisme rencontre ses limites : le patient « étranger » - par l’ethnie, la langue, la religion, les coutumes sera moins bien accueilli. Les valeurs personnelles du médecin s’interposent : le patient démuni, toxicomane ou séropositif, la personne transgenre, la femme qui veut avorter ou se faire stériliser, le membre d’une congrégation minoritaire et bien d’autres souffrent des fins de non-recevoir que leur opposent des praticiens mal à l’aise ou hostiles. Et, quand le soignant n’a pas ces préjugés, son engagement professionnel pour les patients les plus défavorisés entre en conflit direct avec ses obligations personnelles : un médecin « trop dévoué » est souvent soupçonné de « voler » à sa famille le temps qu’il passe auprès de patients qui n’ont rien à lui donner en retour…

Ce paradoxe n'est pas spécifique aux médecins : l'impératif moral qui enjoint de venir en aide aux autres s'affaiblit à mesure qu'on s'éloigne de son milieu d'origine

La situation est d’autant plus préoccupante que, comme le souligne parmi d’autres un article de Neumann et coll. dans la revue Academic Medicine (2011) intitulé Empathy Decline and Its Reasons, la formation clinique, sectorisée et spécialisée tend à diminuer l’empathie des étudiants en médecine plutôt qu’à l’accroître. On peut alors comprendre que, chaque année, après avoir franchi le cap de l’examen national classant (élitisme, encore une fois), beaucoup d’étudiants préfèrent redoubler plutôt que de choisir la filière de la médecine générale. Quand on a perdu son empathie, les souffrances quotidiennes des patients « ordinaires » semblent sans doute insupportables. La perspective d’être sous-payé.e, accablé de charges et noyé dans la paperasse sous le contrôle incessant de l’administration a sans doute aussi un effet dissuasif.

Car la France souffre d’une contradiction irréductible : son système de santé est (en principe) un service public ; ses médecins, eux, sont formés pour penser comme des professionnels libéraux (même quand ils exercent à l’hôpital). Leurs intérêts (personnels ou corporatistes) ne sont donc pas du tout en phase avec ceux de la population. Ils sont même souvent contraires : beaucoup de médecins préfèrent exercer en ville, près de leur faculté de formation. Or, pour délivrer les soins à ceux qui en ont besoin il faudrait (dès l’entrée en faculté de médecine) avertir les médecins qu’on les enverra exercer là où on a besoin d’eux. Ils ne seraient pas les seuls, ni les premiers : les pharmaciens, les notaires, les instituteurs et les enseignants du secondaire n’exercent pas où ils veulent ; mais la perspective d’être « assigné » à un lieu d’exercice qu’ils n’auraient pas choisi semble insupportable aux membres de la première profession libérale du pays.


Troisième paradoxe : « Faire du mal pour faire du bien. »

Comme le décrit le primatologue Frans de Waal dans son livre L’âge de l’empathie, l’observation des comportements d’entraide entre grands singes met en évidence une réalité à laquelle peuvent s’identifier de nombreux humains : faire du bien (aux autres) ça fait du bien (à ceux qui le font). Ce sentiment est présent chez beaucoup de soignants « spontanés », avant même qu’ils n’en fassent leur profession. Est-il, pour autant, retrouvé chez tous les étudiants en médecine ? C’est douteux, quand on voit à quelles brutalités certains médecins soumettent les patients qu’on leur confie. « Ça fait mal, mais c’est pour votre bien » est une phrase fréquente dans les hôpitaux. D’ailleurs, beaucoup de patients trouvent « normal » de souffrir parce qu’ils veulent aller mieux. Chez les soignants qui en ont, l’empathie conduit à souffrir quand les patients souffrent. Si elle n’est pas surmontée et sublimée, cette souffrance les amène beaucoup plus souvent à l’angoisse coupable et à la surenchère qu’à la paix intérieure. Tout récemment, le livre de Valérie Auslender, Omerta à l’hôpital (Ed. Michalon) montre que les professionnels de santé sont eux-mêmes soumis, au cours de leur formation, à des violences morales ou physiques considérables, de la part des institutions, mais aussi de la part de leur pairs ou de leurs mentors.
A la question : « Peut-on enseigner à des enfants à être des parents aimants en les maltraitant ? », la plupart des médecins répondraient sans doute : « Bien sûr que non ! » Pourtant, à la question « Peut-on enseigner à soigner à des individus qu’on maltraite ? » la plupart des facultés de médecine françaises semblent répondre que ça ne pose pas de problème.

La double injonction « Faire du mal pour faire du bien » repose en effet sur une confusion regrettable. Soigner, c’est faire en sorte que l’autre souffre moins ou plus du tout ; c’est le soulager, lui donner du confort, l’apaiser. Or, la plupart des médecins pensent que soigner c’est traiter, c’est-à-dire administrer un médicament ou effectuer une intervention afin d’accélérer la guérison de la maladie ou d’en ralentir l’évolution. Et que le jeu (les effets pénibles des traitements) en valent la chandelle. Formés par des hyperspécialistes irréductiblement liés à des industriels dont ils sont les conseillers, les fournisseurs d’idées, les premiers utilisateurs et les promoteurs de produits, les étudiants délaissent écoute, dialogue et analyse des besoins pour se concentrer sur les outils les plus technologiques et les plus spectaculaires. Ce faisant, ils oublient l’un des plus anciens principes hippocratiques : « D’abord, ne pas nuire. »

A mesure que – comme évoqué plus haut – leur empathie décline, les étudiants en médecine sont de moins en moins portés à s’interroger sur les méfaits possibles de leurs prescriptions et, d’un point de vue général, à « lever le pied ». Leurs maîtres leur martèlent en effet souvent qu’abstention ou attentisme – et partant, le respect des refus du patient – sont similaires d’abandon et de négligence. Pour s’abstenir, il faut d’abord reconnaître et accepter que les décisions (instaurer un traitement ou l’interrompre) appartiennent aux premiers intéressés. Il faut aussi avoir compris que ce qui est « médicalement possible » n’est pas toujours bon à entreprendre.

Tout récemment, la WONCA (Association mondiale des médecins de famille) a publié une résolution conjointe signée par les collèges de généralistes de cinq pays nordiques (Danemark, Suède, Norvège, Finlande et Islande) appelant à lutter contre le surdiagnostic et le surtraitement. Leurs messages sont clairs et mériteraient d’être encadrés au fronton de toutes les facultés de médecine : trop en faire, c’est mal faire, et ça ne fait de bien à personne – surtout pas aux patients qui auraient le plus besoin de soins. Quand on en fait trop, c’est toujours aux mêmes que ça s’adresse – les plus riches, qui sont aussi les moins malades –, sans que ça leur soit profitable pour autant. 

Car la santé est un marché dont les médecins sont des acteurs-clé. Ils sont en mesure de favoriser la surconsommation (le surdiagnostic, les interventions et traitements excessifs) ou de contester l’utilisation de produits coûteux et sans intérêt. Pour certains médecins, le véritable engagement se situe entre ces deux pôles : favoriser le marché de la santé ou lutter contre lui aux côtés des patients, en défendant leurs intérêts. 
Si les Scandinaves et les Anglo-Saxons en sont conscients, l’enseignent et le clament depuis longtemps, en France, en revanche, on en est encore loin.

Quatrième paradoxe : affecter d’être « celui qui sait », alors que rien n’est gravé dans le marbre 

Tout médecin, écrivait Michael Balint dans Le médecin, le malade et la maladie, se sent investi d’une « fonction apostolique ». Détenteur d’un savoir salvateur, et convaincu qu’il doit répandre la bonne parole sanitaire, il se sent investi d’une mission : convertir les patients au bien-fondé des traitements ou interventions qu’il recommande. Ce faisant, il oublie que ce qu’il sait n’est pas la vérité absolue, mais sa perception subjective d’une réalité incomplètement connue.

Le savoir médical ne cesse de stagner sur certains points et d’évoluer sur d’autres : il aura fallu près de deux mille ans pour abandonner la saignée, méthode thérapeutique prônée par Hippocrate, et qui a tué la majorité des patients qu’elle était censée soulager, voire guérir. Les antibiotiques tels que nous les connaissons n’existent que depuis les années cinquante, mais les résistances microbiennes sont apparues très peu de temps après. En 1985, une personne séropositive était condamnée à mort à brève échéance et stigmatisée ; aujourd’hui, alors que la condamnation n’est plus vraie, les stigmates sont restés. Pendant longtemps, les médecins ont vanté les vertus de la prévention et du diagnostic précoce ; depuis dix ans, en s’appuyant sur des bases scientifiques solides, des chercheurs remettent en cause les « vérités » d’hier sur les méfaits du cholestérol ou le dépistage en masse du cancer du sein.

Autant dire que lorsqu’un médecin dit ce qu’il croit savoir, il se fonde sur l’état des connaissances au moment où il parle. Du moins, dans le meilleur des cas - c’est-à-dire s’il se tient à jour et s’il sait faire la part entre ce qu’il est raisonnable d’affirmer et ce qui reste hypothétique. Or, même si l’on se limite à la biomédecine, fondée sur les sciences fondamentales, les débats font rage dans tous les champs du savoir. L’image antédiluvienne du médecin humaniste quasi omniscient – Hippocrate, Maïmonide, Averroès ou Bian Qué – existe dans toutes les cultures, mais elle est un pur fantasme. À toutes les époques, le savoir a été bien trop vaste pour que quiconque puisse prétendre le posséder dans son intégralité. Aujourd’hui enfin, nous le voyons, nous en sommes conscients, nous ne devrions plus en être dupes.
Et pourtant, alors même que l’hypercloisonnement des spécialités produit des praticiens aux connaissances fragmentées, bon nombre de médecins continuent à prétendre qu’ils savent tout dans leur domaine, et que rien n’existe en dehors de leurs connaissances. C’est sur ce mirage autoentretenu que s’édifie le paradoxe suivant.

Cinquième paradoxe : être vu comme référence et respecter les décisions du patient

Si l’on consulte un médecin pour un problème de santé, c’est parce qu’on s’attend à ce qu’il l’identifie et nous aide à en guérir. Le médecin est un repère, une personne-ressource, un guide. Nous aimerions qu’il soit savant et puissant au point de faire disparaître le problème comme s’il n’avait jamais existé. Au minimum, nous serions heureux qu’il nous assure de sa bénignité. Ce que nous attendons de lui, au fond, c’est qu’il nous affranchisse, dans les deux sens : qu’il nous éclaire et nous libère. Ici, le paradoxe est double. Le patient remet de manière symbolique sa vie entre les mains du médecin – afin qu’il la lui rende. Le médecin se voit, au moins par métaphore, confier une vie et doit faire tout son possible pour l’aider à se réparer ou à guérir - quand ce n’est pas le ramener à un état qu’il n’a jamais connu  – pensez à la réanimation des enfants prématurés, aux greffes sur des patients dont le cœur ou les reins n’ont jamais fonctionné, au traitement chirurgical des malformations congénitales, aux méthodes de procréation médicalement assistée.

Autrefois, les médecins définissaient seuls ce qui était bon pour chacun, et peu de gens dénonçaient cet état de fait. Référence scientifique, la profession était aussi une référence morale – garante des valeurs dominantes, politiques ou religieuses.

Depuis 1945 et le développement de la bioéthique, l’autonomie du patient est devenue l’un des principes-clés de la relation de soin. C’est au patient de choisir son médecin et son traitement, en connaissance de cause. D’après ce nouveau paradigme, les professionnels doivent tout mettre en œuvre pour favoriser les décisions des premiers intéressés et les respecter sans réserve. Soigner, ce n’est pas assujettir ou contrôler. Être soignant, ce n’est pas agir en tyran.

Le virage est rude à prendre : selon l’ancien paradigme, les médecins étaient considérés comme tout-puissants, sur les malades sinon sur la maladie – tout comme dans l’Antiquité, lorsqu’on remettait en temps de crise les clés de la ville à un homme providentiel. Aujourd’hui encore, dans beaucoup de facultés de médecine françaises, on continue à former les médecins à penser qu’ils peuvent garder les clés. L’idée d’avoir à changer de perspective leur apparaît comme une négation de leur rôle, de leurs aspirations, de leur « mission ». Il ne leur vient pas à l’esprit que ces conceptions archaïques sont inappropriées. Et, d’abord, contraires à l’éthique. Mais comment s’en étonner ? La médecine s’apprend par imitation, et bon nombre de professeurs en exercice ont été forgés sur l’enclume du paternalisme par le marteau de l’élitisme. Leur demander de former les étudiants à l’empathie et au respect, c’est les inviter à s’asseoir devant un tour pour y travailler la glaise avec patience et délicatesse...

Sixième paradoxe : soigner les autres en cherchant à s’accomplir  

Tout individu cherche à s’épanouir par divers moyens : en fondant une famille, en gravissant l’échelle sociale, en recherchant une reconnaissance élargie, en accomplissant des actes ou en réalisant des projets enrichissants pour soi et appréciés par les autres, en s’engageant dans des activités gratifiantes…

Si gagner sa vie en soignant devrait être la norme (ça ne l’est pas pour tous les professionnels, et de loin), le fait de s’enrichir en exerçant une profession de santé est profondément paradoxal : il s’agit, en effet, ni plus ni moins que de tirer un profit personnel de la souffrance des autres. Tout professionnel de santé devrait être très bien rétribué en regard du temps et de l’énergie qu’il consacre au soin. Mais est-il moralement acceptable que sa richesse augmente en proportion de son prestige ?

La question mérite d’être posée car, dans le monde que nous connaissons, renommée et prestige sont souvent synonymes de richesse et de pouvoir. Et pour devenir prestigieux et riche, qui un médecin doit-il soigner, sinon les riches ? Les médecins « humanitaires » les plus réputés ne construisent pas leur réputation sur les champs de ruine ou dans les camps de réfugiés, mais devant les micros des pays industrialisés où l’on publie et achète leurs livres, et qui les font ministres ou ambassadeurs. Ce qui est vrai d’un « médecin du monde » ne l’est pas moins d’un cancérologue ou d’un chirurgien de renom. Sa réputation accroît son prestige ; son prestige attire les patients riches ; lesquels l’éloignent de ceux qui auraient besoin de lui : à savoir les plus pauvres.

S’enrichir en pratiquant la médecine est, à tous égards, problématique. Ce paradoxe-là ne semble poser de problème à personne – pas même à la plupart des patients. Il est pourtant central : pour bien soigner, il faut être proche et respectueux des besoins et des valeurs de ceux qui ont besoin de soins. Dans un système aussi paradoxal que le système français, rien ne favorise les médecins qui s’engagent dans ce sens, bien au contraire : les spécialités les plus lourdement technologiques sont les plus lucratives. Leur impact bénéfique sur la santé des individus, en revanche, est plus que discutable. Et pour dissuader les usagers d’avoir recours à des IRM, des dosages complexes ou des bilans inutiles, il faut être dénué de tout conflit d’intérêt économique et se battre contre des sirènes industrielles et médiatiques extrêmement puissantes... Autant dire que les dés sont pipés.

André-Pierre Contandriopoulos, professeur en administration de la santé à l’Université de Montréal, propose que les médecins soient des salariés de la collectivité, rémunérés comme le sont les professeurs d’université en Amérique du Nord – c’est à dire : très bien. Sa proposition a de nombreuses vertus, à commencer par celles-ci : elle définirait des objectifs de carrière réalistes et encadrés, identiques pour tous les professionnels ; elle inscrirait les praticiens dans le champ de la recherche publique et de l’enseignement pour tou.te.s ; enfin, elle rappellerait que la première vocation d’un médecin est, par principe, de servir la collectivité.


Marc Zaffran/Martin Winckler


(NB : Une version antérieure de ce texte a été publiée dans la revue québécoise Argument, vol. 18, n°1, Hiver 2015-2016) 

vendredi 23 juin 2017

Quand est-on en droit de ne pas payer une consultation médicale? - par Marc Zaffran/Martin Winckler


21 Juin 2017. La canicule fait rage en France. Depuis mon Québec tempéré (il fait bien meilleur à Montréal) je lis un fil Twitter rédigé par un médecin remplaçant qui déplore (à juste titre) qu’une patiente l’ait appelé en visite à domicile en lui faisant croire qu’elle ne pouvait pas sortir de chez elle. Or, quand il est passé la voir, elle lui a posé un lapin.

L’échange avec les internautes aboutit à la question « Peut-il lui facturer une visite quand même ? ». Jacques Lucas (Vice président du Conseil national de l'Ordre des medecins. Délégué Général au Numerique) twitte : 

« Un acte, remboursé ou non, ne peut être facturé, selon la réglementation en vigueur, que s'il a été effectivement réalisé. »

Aussitôt, je saute sur l’occasion et contre-twitte : « Officiel !!! L'Ordre confirme que si un médecin ne se comporte pas de manière professionnelle, vous êtes en droit de partir sans payer. »

C’est du sarcasme ; certains le comprennent, d’autres hurlent au « détournement » - ce qui est comique. Quoi qu'il en soit, c'est exactement le fond de ma pensée : un médecin qui ne fait pas son boulot ne devrait pas être payé, et ça ne me dérange nullement de reprendre cette phrase du Vice-président-du CNOM-délégué-général-au-numérique et de l'extrapoler (de la "détacher de son contexte", comme le crient les orfraies) car 1° le dit VP-du-CNOM-délégué-général-au-numérique cite la réglementation (autrement dit, l’Evangile) ; 2° il s’exprime ès-qualités (sa parole est donc parole d'Evangile) ; 3° le "contexte" n'y change rien : la réglementation s’applique (sauf exception explicite) dans tous les cas. Ou alors ce n’est pas une réglementation.

La phrase « Un acte, remboursé ou non, ne peut être facturé, selon la réglementation en vigueur, que s'il a été effectivement réalisé. » ne s’applique pas seulement quand la rencontre entre praticien et patient n’a pas eu lieu (comme c’est le cas dans la situation décrite ci-dessus), mais aussi quand au cours d’une rencontre avec un patient, le médecin n’a pas effectué d’acte médical

Je reconnais toutefois que, pour passer de « Un acte non effectué ne peut être rémunéré » à « Un médecin qui ne fait pas son boulot n’a pas à être rémunéré », il y a un pas, que beaucoup ne veulent pas franchir, ou pensent qu’on n’a pas le droit de franchir, ou me reprochent d’avoir franchi. 

Je ne l'ai pas franchi au hasard, ni à l'aveuglette, ni inconsidérément, mais en me fondant sur le bon vieux principe cartésien de l'analyse logique des textes réglementaires. (NB : J'invite les juristes qui liraient ce texte à le commenter, le critiquer ou le contre-argumenter, car ma logique est peut-être juridiquement fausse, et si tel est le cas, j'aimerais qu'on me dise en quoi. Je ne veux pas mourir idiot ni induire les lecteurs en erreur.) 

Démonstration. 

Pour commencer, rappelons l'article 53 du code de déontologie relatif aux honoraires : 

Article 53 (Article r.4127-53 Du CSP) "Les honoraires du médecin doivent être déterminés avec tact et mesure, en tenant compte de la réglementation en vigueur, des actes dispensés ou de circonstances particulières. Ils ne peuvent être réclamés qu’à l’occasion d’actes réellement effectués même s’ils relèvent de la télémédecine. Le simple avis ou conseil dispensé à un patient par téléphone ou par correspondance ne peut donner lieu à aucun honoraire. Un médecin doit répondre à toute demande d’information préalable et d’explications sur ses honoraires ou le coût d’un traitement. Il ne peut refuser un acquit des sommes perçues. Aucun mode particulier de règlement ne peut être imposé aux malades." 

(C'est moi qui souligne.) 

Ensuite, consultez ici ce que dit le site officiel de l'administration française sur les droits des patients en termes d'honoraires médicaux. 

A présent, il est nécessaire de poser (et d'essayer de répondre) à une double question : « Quels sont les actes d’un médecin qui justifient des honoraires ? Quand peut-on dire qu’un médecin n'a pas effectué d'acte justifiant la perception d'honoraires ? »

Et pour répondre à ces questions, il faut d’abord préciser ce qu’est un « acte médical ».

Au sens réglementaire, un acte médical est une action qui figure à la nomenclature établie par les pouvoirs publics et peut donc, en tant que tel, être facturé.e par un médecin au patient - c'est à dire à la sécurité sociale.

Qu’est-ce que la nomenclature des actes médicaux ?

C’est la liste officielle, réglementaire, des actes tarifés qu’un médecin peut effectuer. Cette liste varie selon la spécialité du médecin. Je vous invite à consulter ici celle des médecins généralistes. Comme vous le verrez, c’est très détaillé. Mais parfois il y a des choses qui manquent. Par exemple, le retrait d’un implant contraceptif est coté, alors que la pose ne l’est pas, comme si ça ne valait rien. Est-ce pour cette raison que certains praticiens posent des implants sous-cutanés sans anesthésie locale ? (Le ton, ici, est - encore une fois - sarcastique, mais la question n’en est pas moins valide.)

Le problème de cette nomenclature c’est qu’elle ne tarife que des gestes manuels « objectifs ». Ainsi, l’examen clinique (examen partiel ou complet du corps du patient que le médecin pratique avec ses mains, ses yeux et ses oreilles) n’est pas coté car il est réputé inclus dans la cote de la consultation « G » ou « GS » = 25 €. (1)

Par ailleurs, les « gestes » intellectuels (proposer un diagnostic à la suite d’un long entretien et/ou d’un examen clinique) et les « gestes » relationnels (informations délivrées au patient, soutien psychologique, avertissement au sujet des effets secondaires des médicaments, par exemple) ne le sont pas non plus. On pourrait en conclure que les pouvoirs publics n’encouragent pas les médecins à échanger puisque,  si l’on se fonde sur la nomenclature, les échanges ne valent rien. Ce serait une erreur, nous allons voir pourquoi. Mais on peut souligner qu'il n'y a (presque) rien dans la nomenclature pour valoriser la durée et/ou la qualité des échanges entre patient et médecin. (2)

De fait, lorsqu’un médecin généraliste reçoit et passe du temps à écouter et répondre à un.e patient.e, il ne peut coter que « G » ou « GS », que cet entretien dure trois minutes ou quarante-cinq. C’est particulièrement injuste puisque ça incite depuis toujours les médecins sans scrupules à passer le moins de temps possible avec beaucoup de patients, et ça empêche les médecins scrupuleux de donner du temps à tous les patients qui en ont besoin car plus ils donnent du temps à ces patients, plus ils se sentent (à juste titre) exploités (sous-payés) par le système. Or, il faut bien bouffer, subvenir aux besoins de sa famille et payer la CARMF et l’URSSAF.

Quand le médecin effectue un geste particulier comme, mettons, la pose d’un DIU ou le retrait d’un implant il le facture seul (voir ici) sans cumuler avec le « G(S) » de la consultation. 

Pour certains actes il peut cumuler le G et la cote d'un geste spécifique. Exemple : le frottis de dépistage (37, 46 € au lieu de 25 €), et ceci depuis le… 1e juillet 2017 seulement ! (Auparavant, les MG faisaient les frottis à leurs frais. Ou ne les faisaient pas. Comme quoi, la France aime beaucoup le dépistage… quand il est pratiqué gratuitement par les médecins les plus surchargés et les plus mal rémunérés.)

Ce qui nous amène à la question suivante : quand un médecin ne fait aucun acte « coté » pendant sa consultation, qu’est-ce que le patient paie, exactement ? Eh bien, il paie la consultation qui est, en elle-même, un acte médical. (3) Il ne paie pas un "droit d'accéder" au médecin, il rémunère ce que le médecin est réputé délivrer en réponse au motif de la consultation, autrement dit : l'interaction, l'échange entre le médecin et lui.  

Je pense que jusqu’ici personne n’a d’objection. (Si vous en avez, n’hésitez pas à écrire : ecoledessoignants@gmail.com)

Il faut noter que la consultation ne nécessite pas, pour être cotée (et donc, rémunérée), que le médecin prescrive quoi que ce soit. Et c’est logique : un.e patient.e peut parfaitement aller consulter un médecin et conclure avec lui, à l’issue de leur interaction (échange verbal, examen clinique), qu’aucun traitement ou examen, aucune prescription n’est nécessaire. On est en droit de consulter un médecin simplement pour se rassurer ou obtenir des informations, un éclaircissement, un avis. 

Par ailleurs, un médecin a parfaitement le droit de ne pas vous faire payer - par exemple, une ordonnance de renouvellement, qu’il vous laisse passer prendre à son cabinet pour vous dépanner. Mais il n’est pas illégal ni abusif de sa part de demander que vous veniez le voir en consultation pour vous faire l’ordonnance de dépannage et vous fasse payer : encore une fois, vous payez la consultation, autrement dit l'interaction, l'échange, pas l’ordonnance. Et le médecin est en droit de demander à échanger avec vous de vive voix avant de prescrire quoi que ce soit : sa responsabilité est engagée. 

Ces préalables étant posés, revenons à la question qui nous occupe : quand est-ce qu'une consultation n'est pas un acte médical et ne justifie donc pas que le patient verse des honoraires au médecin ?

Certes, la consultation est un acte professionnel un peu particulier. Son contenu n’est pas définissable ou quantifiable car il peut varier d’une situation à l’autre, pour deux patient.e.s ou pour le/la même. Il est cependant possible de dire quand l’interaction entre un patient et un médecin ne répond pas à la définition d’un acte professionnel. Pour cela, il suffit de lire le code de déontologie , qui précise les devoirs et obligations des médecins. Le Titre II (Devoirs envers les patients) s’étend de la page 8 à la page 16 du code. Je rappelle que le code de déontologie est inclus dans le code de la Santé publique.  

Quand on lit le code, on comprend que les obligations envers les patients ne sont pas soumises au bon vouloir du médecin. Ce sont, comme leur nom l’indique, des obligations. Elles ont été inscrites noir sur blanc DANS LA LOI pour protéger le patient des abus de pouvoir ou des comportements anti-professionnels car elles ne vont pas de soi. Elles constituent les conditions permanentes au droit d’exercer la médecine. Quand ces conditions ne sont pas remplies, le médecin est en faute. 

Ici, il faut rappeler qu'un médecin n'a pas d'obligation de résultat, mais une obligation de moyens : conformément au contrat passé entre le patient et lui, il doit mettre en oeuvre tout ce qui est à sa disposition (intellectuelle ou matérielle) pour soigner le patient qui fait appel lui. C'est écrit en toutes lettres (et de manière parfaitement intelligible) dans les cours élémentaire délivrés aux étudiants en droit. 

(Pour ceux qui contesteraient qu'il y a contrat, je rappelle que tout médecin s'engage contractuellement deux ou trois fois : en prêtant serment à la fin de ses études, en s'inscrivant au tableau de l'Ordre des médecins, et éventuellement en adhérant à la convention avec la sécurité sociale). 

Parmi les fautes commises par le médecin, le texte mentionne : "le résultat de la violation par le médecin de ses obligations déontologiques".  
Ainsi, par exemple, le médecin qui vous manque de respect, fait pression sur vous, pratique une quelconque discrimination (économique, de genre, sociale ou ethnique), tient à votre égard des propos racistes, homophobes, grossophobes, humiliants, menaçants, culpabilisants ou insultants, viole ses obligations : il enfreint l’article 7 du code. 

S’il vous expédie en trois minutes sans vous écouter, ne donne pas d’explications ou ne répond pas aux questions, ment, néglige de vous soulager ou de prendre vos symptômes en considération, refuse une contraception sans motif valide ou pratique n’importe quel geste sur vous sans votre consentement, il viole ses obligations : il enfreint plusieurs des articles 32 à 55. 

Il en découle, en toute bonne logique, qu'une consultation/une rencontre au cours de laquelle un médecin viole ses obligations n'est pas un acte médical inscrit à/prévu par la nomenclature. Cette consultation n'a donc pas lieu d'être rémunérée. (4)

Qui est en droit de dire que le médecin n'a pas rempli ses obligations déontologiques ?

La réponse est simple : c’est le patient. Et il peut contester le comportement du médecin comme celui de n’importe quel prestataire de services. (5)

Le garagiste à qui vous confiez votre véhicule a des obligations (par ex. : celle de vous demander votre accord pour changer une pièce). S’il ne s’y plie pas, vous êtes en droit de ne pas payer les réparations faites sans votre accord.

Il en va de même quand il s’agit d’un médecin : quand vous entrez chez lui, c’est dans l’attente qu’il respecte ses obligations professionnelles.

S’il ne le fait pas vous êtes parfaitement en droit de lui dire : «  Au cours de cette "consultation", vous n'avez pas rempli vos obligations déontologiques pour telle et telle raison. Le contrat de soins entre nous est donc caduc. Je ne vous paierai pas. »

CQFD. 

Je vous remercie de votre attention.

Martin Winckler/Marc Zaffran

_________________________________
1. « G » c’est pour les généralistes. « GS » c’est pour les « spécialistes en médecine générale ». Les deux cotes de consultation sont actuellement au même tarif. Je ne saurais dire pourquoi. Faut-il en conclure qu’un généraliste-spécialiste ne vaut pas plus qu’un généraliste-généraliste ? Je ne franchirai pas ce pas. Il y a sûrement une explication logique et rationnelle à cette "anomalie".  (Oui, c’est encore du sarcasme, et je présente mes excuses à ceux qui l’avaient déjà compris, mais je me sens un peu obligé de le dire pour les autres.) 

2. Le fait que les médecins généralistes puissent coter des consultations de nourrisson ou (une fois par an !) une "Visite Longue" pour un patient en longue maladie ne diminue pas le sentiment que cette nomenclature est extraordinairement mesquine. Les citoyens cotisent pour recevoir des soins sinon gratuits, du moins à très faible coût pour eux. La moindre des choses serait que le système de santé rémunère correctement les personnes qui les délivrent. En ce qui concerne les médecins généralistes (mais aussi les infirmières, les sages-femmes, les kinésithérapeutes et les orthophonistes), le moins qu'on puisse dire c'est que ce n'est pas le cas. 

3. Je rappelle que c'est le patient qui consulte (interroge) le médecin, comme on allait, autrefois, consulter les oracles ou comme on consulte un expert ; le médecin, lui examine ou ausculte (avec son stéthoscope) le patient. Certains médecins sont qualifiés de "consultants". On devrait dire "consultables", car ce sont en général des spécialistes ou des experts que les autres médecins appellent en consultation...

4. Sauf erreur de ma part (merci aux juristes de me corriger le cas échéant), un médecin n'a pas le droit d'exiger que vous lui versiez ses honoraires - ou que vous lui tendiez votre carte vitale, à lui ou à sa secrétaire - avant la consultation ; lorsqu'il anticipe de pratiquer un dépassement d'honoraires, il doit en détailler les motifs sur un document écrit et vous demander votre consentement préalable. 

5. Eh oui, faut vous y faire, un médecin est (pas seulement, mais entre autres) un prestataire de services. Comme l'architecte à qui vous demandez de construire une maison. Comme l'avocat à qui vous demandez de vous défendre. Comme l’artisan à qui vous commandez une table.  Etre un prestataire de (bons) services, ça n’a rien d’infâmant. Ce qui est infâmant, c'est de se comporter de manière infâme en ne les délivrant pas. 



mercredi 14 juin 2017

Le président du Collège des gynécologues-obstériciens (CNGOF), modèle (!??) contemporain de paternalisme médical à la française - par Martin Winckler

Ces jours-ci, le site du magazine Elle publiait un entretien avec Israël Nisand (chef de service en gynécologie-obstétrique aux hôpitaux de Strasbourg, et Président du Collège national des gynécologue et obstétriciens français), au sujet des violences gynéco-obstétricales. J'ai commenté ces affirmations à la demande de Elle, mais en voici une critique plus détaillée. Je reproduis ici son entretien accompagné de réflexions et d'interrogations. J’invite les lectrices et lecteurs à intervenir, soit sous forme de commentaire après le texte, soit en m’écrivant plus longuement (ecoledessoignants@gmail.com).
ELLE. Lorsqu’une femme a subi de la maltraitance ou de la violence de la part de son médecin, que lui conseillez-vous de faire?
Pr Israël Nisand. Je suis surpris d’entendre des femmes qui disent pis que pendre d’un médecin et qui restent chez lui. Quand on a un médecin qui ne convient pas, mon conseil n’est pas d’essayer de changer le médecin, mais d’en changer. Je ne commettrais pas l’impair de vous affirmer que tous les médecins sont bons. Parmi eux, il y en a des mauvais qui n’ont ni tact, ni psychologie. Même un médecin considéré comme talentueux par certaines pourra être considéré comme inadéquat par une autre. La solution est de changer de médecin. Nous avons ce luxe en France de pouvoir le faire. S’il est considéré comme mauvais par tout le monde, il n’aura plus de clientèle.
Martin Winckler : La solution préconisée par I. Nisand est effectivement un luxe. Que l’immense majorité des femmes françaises ne peuvent pas se permettre car elles vivent dans des régions où on ne peut pas, matériellement, changer de gynécologue. La démographie médicale est là pour le dire, (voir pages 186-188 de ce document) et I. Nisand fait partie des nombreux médecins qui dénoncent la situation, depuis longtemps. (A moins que le CNGOF n'ait activement participé à la fermeture accélérée des maternités locales parce qu'elles n'étaient pas "sûres"... ?)  
Dans les faits, beaucoup de femmes sont littéralement dépendantes du gynécologue qu’elles consultent, s'il est le seul en ville ou le seul accessible parce qu’aller en consulter un autre signifie attendre plusieurs mois pour avoir un rendez-vous. C’est encore plus vrai à lintérieur d’un établissement public, car les pratiques d’une équipe sont souvent dictées par son chef de service – et elles deviennent alors la « norme », ce qui veut dire que souvent, changer de médecin ne change rien. Après avoir lu cette article, une lectrice m'écrit : "J'ajouterai qu'en plus de ne pas pouvoir changer de médecin pour des raisons géographiques, les femmes n'ont parfois pas le choix de l'identité du médecin en fonction de la pathologie (certains médecins étant super-spécialisés pour des maladies gynécos relativement rares)." 
De plus, il n’est pas toujours possible de changer de gynécologue, et ce pour des raisons psychologiques bien identifiées. Soit parce qu’on a peur de ne plus être bien soignée (ou de l’être plus mal encore qu’avant), soit parce qu’on a peur pour sa grossesse, ou son projet de grossesse. Dire « je ne comprends pas que ces femmes restent chez eux », c’est insultant, tout comme l’est de dire des personnes maltraitées par leur entourage qu’elles « devraient partir ». Les obstacles (peur, emprise, honte, isolement) qui empêchent les personnes maltraitées d’échapper à la maltraitance sont nombreux, bien connus et, de fait, contribuent à la maltraitance. Et ce sont les mêmes qu’il s’agisse d’un conjoint, d’un parent ou d’un médecin ! Ces obstacles, I. Nisand semble les considérer comme inexistants. Ou bien il est ignorant, ou bien il est désinvolte. Dans un cas comme dans l’autre, c’est regrettable.
Si I. Nisand ne traitait pas ainsi par-dessus la jambe la situation réelle des femmes françaises, il pourrait leur recommander (en l’absence de gynécologue-obstétricien respectueux et compétent) de faire appel aux autres professionnel.le.s qui s’occupent de santé des femmes : les médecins généralistes et les sages-femmes. Les uns comme les autres peuvent assurer la majorité des situations de gynécologie courante et le suivi des grossesses sans problème qui sont, I. Nisand ne peut l’ignorer, les plus nombreuses. Rappeler leur existence et leurs compétences serait non seulement en accord avec la réalité scientifique et sociale, mais aussi une déclaration de bonne confraternité, conforme à l’article 68 du Code de déontologie qui stipule : « Dans l'intérêt des malades, les médecins doivent entretenir de bons rapports avec les membres des professions de santé. Ils doivent respecter l'indépendance professionnelle de ceux-ci et le libre choix du patient. »
Malheureusement, ce type de déclaration serait probablement mal vu par les membres de la corporation qu’il préside et dont le discours a toujours été (je simplifie à peine) « Hors des gynécologues, point de salut pour les femmes. » En témoigne l’opposition farouche des obstétriciens français à la pratique de l’accouchement à domicile, pourtant courante dans la plupart des pays d’Europe et en Amérique du Nord, avec le soutien des professionnels. Dans ce domaine aussi, l’ « exception française » n’est pas un vain mot, hélas !
Par ailleurs, il ne suffit pas de dire « Changez de praticien ». Quand on est l’élu de la profession, on se doit d’avoir d’autres réactions. La première serait de déclarer clairement qu’aux yeux de son institution ce type de comportement est inadmissible, et doit être condamné. Il ne le fait pas. Les professionnels sont responsables de leurs actes, mais il ne propose rien pour le leur rappeler. Au lieu de quoi, il fait porter aux femmes la responsabilité d’aller voir ailleurs.
La seconde réaction devrait être de ne pas minimiser la fréquence de ces maltraitances. Or, que donne-t-il comme réponse à la question suivante ?
ELLE. Cela revient à dire que ce sont des cas isolés, et à ne pas se poser la question de pourquoi certains médecins ont recours à de mauvaises pratiques, non ?
Pr Israël Nisand. Le collège que je préside produit des recommandations sur les bonnes pratiques et je vous assure qu’elles sont suivies méticuleusement par tous les gynécologues.
Martin Winckler : I. Nisand est donc voyant extra-lucide, puisqu’il peut assurer que tous les gynécologues ont un comportement irréprochable. Par là-même, il laisse entendre que les plaintes émises par les patientes sont nulles et non avenues. La moindre des choses, venant d’un professionnel, serait de dire : « Si de telles pratiques ont lieu, il faut qu’elles soient dénoncées et fassent l’objet de sanctions, de la part de toutes les parties concernées. » Et il pourrait proposer de recueillir les plaintes des patientes pour étudier le phénomène ! Mais non, il se positionne sans équivoque comme garant et porte-parole de la profession en laissant entendre qu’en pratique, les plaintes des citoyennes n’ont aucune valeur : sa conviction de président du CNGOF suffit. 
ELLE. Pourtant, nous recevons des témoignages de femmes qui ont subi des gestes obstétriques non recommandés par le CNGOF ou la Haute autorité de santé. Par exemple, l’expression abdominale pour laquelle nous avons plusieurs témoignages.
Pr Israël Nisand. L’expression abdominale n’a plus lieu. Si elle a lieu, c’est une faute technique et une faute professionnelle grave. Si vous connaissez un seul gynécologue qui a pratiqué l’expression abdominale, je l’appellerai personnellement pour lui dire de ne plus le faire. Mais vous serez en échec, Madame, car vous n’en trouverez pas.
Martin Winckler : Là encore, I. Nisand est extra-lucide : il sait ce qui se passe (ou ne se passe pas) dans toutes les maternités françaises. Il se permet donc d'affirmer que l'expression abdominale a disparu et n'est pratiquée nulle part;
Si vous n'êtes pas de son avis et en avez subi une, je vous invite à écrire à cliquer sur ce lien , qui se charge de recueillir des témoignages pour "éclairer" Monsieur le Professeur Nisand. Le site de Elle se fait déjà l'écho de ces témoignages. Voici l'article de Béatrice Kammerer sur Slate qui en publie d'autres. Elle montre que cette pratique perdure dans toute la France. L'extra-lucidité d' I. Nisand est du même ordre que celle d'un voyant de foire. Ce serait drôle s'il n'était pas représentant d'un groupe de professionnels censés soigner la population. 


Monsieur le Professeur Nisand poursuit en se prenant pour Dieu le père (ou pour le Pape) ! :
« Je l’appellerai personnellement pour lui dire de ne plus le faire. » 
Mais on ne demande pas à I. Nisand de « sermonner » les médecins qui se comportent de manière inadmissible ! Ce serait trop simple. Il ne peut pas être juge, partie et confrère de l’accusé. Il est le représentant élu d’un groupe de spécialistes, ça ne fait pas de lui leur père fouettard – ou celui qui va les absoudre après leur avoir passé un savon. Il ne peut pas se substituer à la loi ou au réglementations professionnelles.
Il doit cependant exiger de ses membres que la loi et les recommandations soient suivies et laisser le système pénal s’y intéresser (sans boule de cristal !) pour, le cas échéant, poursuivre ceux qui ne les respectent pas. Car en tant que médecin, I. Nisand a l’obligation (déontologique et légale) de se placer en tout temps du côté des patientes, fût-ce contre ses collègues.
Mais ce serait peut-être un peu trop demander du président du CNGOF, sans doute. Après tout, il n’a pas été élu pour les rappeler à l’ordre : dans une vidéo assez hallucinante, I. Nisand parle d’un médecin poursuivi pour viol et attouchements sexuels par dix-sept femmes en le présentant ni plus ni moins comme une victime et ses victimes comme des complices consentantes.
I. Nisand connaît-il l’existence et le sens du mot « corporatisme » et de l’expression « conflit d’intérêts ? »

(NB : A la question "Quels sont les dangers de l'expression abdominale ?" que m'a posée une internaute, j'ai répondu : "En gros, quand vous augmentez la pression dans l'utérus, vous risquez de léser tous les organes internes : le placenta, la paroi utérine, le bébé lui-même. Le risque est par exemple de provoquer une rupture de placenta (donc une hémorragie très grave) ou d'envoyer un caillot (de sang, de tissu) dans le sang de la femme et de provoquer une embolie (pulmonaire, cérébral). Les liquides sont incompressibles. DOnc, quand on appuie sur des organes qui contiennent des liquides, ce sont les organes qui cèdent, pas les liquides. Enfin, quand l'expulsion ne se fait pas, c'est parce que les femmes sont allongées. Quand elles sont accroupies, ou agenouillées, la gravité aide le bébé à descendre. SI le bébé ne descend pas, on peut utiliser une ventouse (qui guide la tête du bébé). Mais on ne doit jamais forcer en appuyant sur l'utérus : c'est dangereux pour la femme et pour l'enfant".)
ELLE. Je ne cherche pas à incriminer tel ou tel docteur mais à comprendre pourquoi tant de femmes subissent de telles violences. Donc tout ce qui est recommandé par le CNGOF est appliqué à la lettre ?
Pr Israël Nisand. Sauf par quelques brebis galeuses qui ne participent à aucun congrès, estiment qu’ils savent tout et de surcroit ne lisent pas les recommandations des sociétés savantes. Malheureusement, cela existe. Je suis favorable à ce que les médecins repassent un examen tous les cinq ans pour vérifier l’état de leurs connaissances scientifiques. L’ordre des médecins y est favorable aussi, mais le gouvernement précédent y a rechigné car les médecins ne le souhaitent pas. Je le reproposerai au nouveau gouvernement.  Mais ce que reprochent les femmes n’est pas tant le défaut de compétence que le manque de tact, et je ne sais pas comment on peut rééduquer un médecin sur ce sujet.
Martin Winckler : Ici, I. Nisand s’enfonce : « brebis galeuses » est anticonfraternel et un peu rapide : ce n’est pas à lui de juger si des médecins sont compétents ou non, ou de séparer « le bon grain » de « l’ivraie ». Car il est le représentant de ces brebis galeuses ! Là encore, il est juge et partie. De plus, dire qu’il y a des « brebis galeuses », c’est admettre qu’elles existent. Pourtant, il a eu l’imprudence de déclarer plus haut que tous les gynécologues suivent les recommandations scrupuleusement. Laquelle des deux affirmations est-elle crédible ? Aucune des deux : elles s’annulent mutuellement.
Quant au fait que les femmes reprochent « un manque de tact », c’est là encore un peu rapide. Comment I. Nisand saurait-il ce que les femmes reprochent aux gynécologues, puisqu’il ne veut pas croire ce qu’elles disent ? (Voir plus haut.)
ELLE. Ce qu’elles vivent comme le plus violent n’est pas tant un manque de tact que subir des actes auxquels elles n’ont pas été préparées et pour lesquels on ne leur a pas demandé leur consentement.
Pr Israël Nisand. Depuis 2002 et la loi Kouchner, il est illégal de faire un acte non urgent sans le consentement de la patiente. Une patiente qui peut démontrer en justice qu’on ne lui a pas demandé son consentement libre et éclairé gagne son procès et des dommages et intérêt. Dans les faits, il n’y a pratiquement pas de plainte portant sur l’absence de consentement. Cela ne veut pas dire que le consentement est toujours sollicité, mais que les femmes n’utilisent pas les voix judiciaires pour obtenir gain de cause. Il faut qu’elles le fassent davantage. Quand à la préparation, il y a mille scénarios de complications lors d’un accouchement, vous voulez que l’on en fasse le catalogue ? Si on le faisait, bien que ce soit infaisable, les femmes arriveraient dans un état d’inquiétude pas possible. C’est pourquoi il est convenu entre nous, professionnels de la naissance, de n’aborder que les éléments les plus habituels des complications. Par exemple, la nécessité de faire une césarienne qui peut arriver à tout moment.
Martin Winckler : « Une patiente qui peut démontrer en justice qu’on ne lui a pas demandé son consentement libre et éclairé gagne son procès et des dommages et intérêt. » Ici, I. Nisand se moque du monde. Sauf erreur de ma part, ce n’est pas à la patiente de démontrer qu’elle n’a pas donné son consentement, c’est au médecin de prouver qu’il l’a demandé et a respecté sa décision ! C’est d’ailleurs pour ça qu’on fait signer des « consentements » à tout bout de champ, en oubliant d’ailleurs qu’aucune signature ne lie définitivement la patiente, car elle a le droit de retirer son consentement à tout moment !
C’est toujours le médecin qui est lié juridiquement, pas les patients !  Mais I. Nisand semble l’ignorer.
De plus, déclarer qu’il n’est pas possible de « parler de tout », c’est ne pas savoir (I. Nisand est décidément très ignorant) que dans d’autres pays (Angleterre, Pays-Bas, Scandinavie, Canada, Etats-Unis), on informe les femmes très à l’avance via des publications, des entretiens, des réponses aux questions qu’elles se posent. Et, le jour de l’accouchement, on s’assure qu’elles sont prêtes. 
« Les femmes arriveraient dans un état d’inquiétude pas possible ! » est une déclaration typique d’un médecin paternaliste, qui pense savoir à l’avance ce qui va inquiéter (ou non) les personnes auxquelles il s’adresse – et se pense autorisé à décider ce qu’il juge bon, lui, de leur dire (ou non) ! Pour I. Nisand, « informer les femmes, c’est pas bien car ça leur fait peur ». Pour I. Nisand, quand il s’agit d’inquiétude, les femmes enceintes sont toutes identiques - et d'abord "effrayables".  

C’est une attitude d’un autre âge, mais c’est sa pensée aujourd’hui et il n'en a pas honte.
Enfin, inviter les patientes à porter plainte, c’est leur faire porter, à elles, la responsabilité de chercher réparation. Mais n’est-ce pas l’une des obligations d’un corps de professionnels de santé que de surveiller ce que font ses membres et de protéger les personnes que ceux-ci sont censés servir ? Serait-il acceptable d’entendre, venant d’un syndicat de police, que les citoyens matraqués n’ont qu’à « porter plainte » contre les policiers qui ont eu la main lourde ? Serait-il acceptable, venant d’un syndicat de la construction, que les victimes de l’écroulement d’un pont n’ont qu’à « porter plainte » contre son architecte ? Est-ce qu’on ne s’attendrait pas à ce qu’ils balaient aussi devant leur porte ?
Quand on incite à porter plainte (ce qu’on pouvait déjà lire il y a dix ans sur mon site, et encore naguère dans Les Brutes en blanc), il faut aussi prévenir les femmes que c’est une procédure lourde, coûteuse, éprouvante, qui peut durer longtemps,  difficile à mettre en œuvre, et qu’il faut s'y lancer tout de suite, sans attendre (ce que l'immense majorité des femmes qui viennent d'accoucher n'ont pas envie de faire, et on les comprend : elles ont d'autres soucis...). Et il faut leur donner les éléments et les moyens de le faire. I. Nisand ne fait ni l'un, ni l'autre. Autant dire que cette "incitation à porter plainte", c'est du vent. 

Ce qui ne le serait pas (et ce que beaucoup de citoyen.ne.s et professionnel.l.es de santé font depuis longtemps, sans être président.e.s du CNGOF), ce serait de rappeler que c’est aux médecins, d’abord, de bien se comporter : ce sont des professionnels, ils ont des obligations. Mais jamais, dans cet entretien, on n’entend I. Nisand inviter vigoureusement ses confrères à respecter la loi ! Et jamais il ne laisse entendre que lors d’une procédure pénale contre un médecin, le CNGOF laissera la justice trancher ! 

Dans la vidéo mentionnée plus haut, il va même jusqu’à contester ouvertement la décision des juges à l’égard d’un de ses confrères. Mais comme à plusieurs reprises dans l’entretien accordé à Elle (voir ci-dessous), il suggère fortement que lui-même ne respecte pas ses obligations légales et déontologiques, comment s’étonner de ce mépris pour les procédures judiciaires qu’il invite les femmes à engager ? Ce n’est pas la première de ses contradictions, ni la dernière !
ELLE. Mais pas l’hémorragie de la délivrance. Pour quelle raison ?
Pr Israël Nisand. Non, nous ne l’abordons pas. Cette hémorragie tue encore 60 femmes par an en France. Quand une femme se met à saigner lors de l’accouchement, parfois même sans s’en rendre compte, nous réalisons une série d’actes dans l’urgence absolue pour la sauver, dont la révision utérine qui consiste à retirer de l’utérus à la main les restes de placenta. C’est comme si une voiture garée sur une pente a les freins qui lâchent. En haut de la pente, on peut encore l’arrêter et en bas de la pente on ne peut plus. Il faut agir le plus vite possible. Je préviens : « Madame, je vais vider les morceaux de placenta qui restent dans votre utérus ». On peut obtenir le consentement en 30 secondes. Mais parfois la femme ne s’en souvient plus parce qu’elle est un peu endormie ou parce qu’elle a perdu du sang. Beaucoup de femmes ne se souviennent plus qu’on leur a donné des informations parce qu’elles n’ont pas pu les intégrer à ce moment-là. C’est pourquoi leur témoignage a posteriori ne reflète pas toujours la réalité.
Martin Winckler : « Cette hémorragie tue encore 60 femmes par an. » Les femmes le savent : elles savent lire. Elles savent qu’on peut mourir de prendre la pilule, d’une môle hydatiforme, d’une embolie pulmonaire, d’un anévrisme, d’un accident de voiture. Elles n’en meurent pas d’angoisse, de le savoir : une femme avertie en vaut deux. Et elles ne viennent pas en consultation seules : elles sont souvent accompagnées. Par un compagnon ou une compagne, une parente, une amie qui peuvent leur servir de porte-parole et de personne de confiance conformément à la loi. En cas d’urgence, c’est à cette personne de prendre la décision, non au médecin. A condition, évidemment, que le médecin respecte la loi. 

C’est ainsi qu’on procède dans la majorité des pays développés. Pourquoi le CNGOF ne le recommande-t-il pas ? Et ainsi, les gynécologues pourraient parler de tout. Car il n’y a aucune raison de décider à l’avance et à leur place de ce que les femmes veulent ou ne veulent pas savoir. L’obligation des médecins, c’est de s’efforcer de tout leur dire, et de les prévenir des situations extrêmes précisément parce qu’elles sont rares et qu’il faudra décider en urgence. Si une femme est capable de décider d’être enceinte, de prendre une hypothèque ou une assurance-vie, de conduire une voiture ou de faire son testament ou, plus simplement, de décider d’être donneuse d’organe (ou non), elle est aussi capable d’entendre parler des complications rares de l’accouchement. D’autant plus qu’il y a NEUF mois pour lui en parler et la laisser y réfléchir !!!!
Contrairement à toutes les urgences imprévisibles – les accidents de la route, les infections fulminantes et j’en passe – l’accouchement est un phénomène physiologique (autrement dit : « naturel »), connu et pratiqué par les femmes (sans l'aide des gynécologues) depuis au bas mot deux millions d'années, dont la survenue est le plus souvent prévisible (à quelques semaines près), et dont les incidents, accidents et complications sont documentées depuis deux cents ans de manière extensive. Tous les événements graves, ou presque, qui peuvent survenir pendant un accouchement sont connus. Ce qui fait leur gravité, ce n’est pas qu’on ne les connaît pas, c’est l’incertitude de leur survenue. 

Mais un incendie aussi, c’est imprévisible. Ça n’empêche pas de s’y préparer et il serait irresponsable de ne pas informer les habitants de sa survenue éventuelle, et de ne pas leur conseiller d'installer des détecteurs de fumée et d'avoir un extincteur chez eux, car quand on est prévenu, on peut faire face

De même, une situation "d’urgence" obstétricale n’est pas une situation « impossible à affronter ». On ne peut pas en prévoir la survenue, mais on peut en parler et s'y préparer, même si elle est rare. Evite-t-on de parler aux mères de la mort subite du nourrisson, de la convulsion fébrile, de la méningite ou de l’inhalation de corps étranger chez le tout-petit ? Non ! Et c'est elles qui abordent le sujet et posent des questions ! Et on doit leur répondre, alors même que c’est peu fréquent ! Ce qui angoisse, c'est le silence, pas l'information ! (Encore faut-il, bien entendu, délivrer une information de manière non angoissante, non culpabilisante, non menaçante, non jugeante - et malheureusement, la formation des médecins français a beaucoup de retard en ce domaine...) 

Il n’est donc pas acceptable d'entendre dans la bouche du président du CNGOF qu'il « protège » les femmes en ne les prévenant pas des incidents possibles pendant leur accouchement. Car se taire les empêche précisément de définir ce qu’elles souhaitent qu’on fasse dans le cas où ces événements surviendraient ! En refusant d’aborder ces sujets « pour ne pas inquiéter les femmes », I. Nisand entrave leur liberté. Et il contrevient à tous les principes d'éthique et à une demi-douzaine d'articles du Code de la santé publique et du Code de déontologie. 

En lisant Nisand, on pourrait croire que dans les salles d'accouchement qu'il supervise, toutes les femmes sont des porcelaines de Limoges frissonnantes et apeurées, qui n'ont jamais lu une ligne de magazine ou de livre de santé, n'ont jamais accouché auparavant (ni entendu une proche parler de son accouchement) et perdent leur sens commun dès qu'elles s'allongent. 
Dans quel univers vit-il, exactement ?  
ELLE. Vous avez été pris à partie par le Collectif de Défense des Victimes de Violences Obstétricales et Gynécologiques pour avoir à ce sujet estimé que les femmes ne se souviennent pas bien du fait d’un « drainage de sang vers l’utérus, au détriment du cerveau » dans un article du Figaro. Confirmez-vous cette explication ?
Pr Israël Nisand. Ce que j’ai dit au Figaro a été détourné. Cela ne correspond pas à ce que je pense. Il arrive et ce n’est pas rare qu’une femme soit perdue au moment de l’accouchement, elle peut par exemple demander à rentrer chez elle alors que la tête du bébé vient à peine de sortir. Cette désorientation temporospatiale transitoire est liée à une hémodynamique vasculaire fortement bouleversée par l’accouchement. La femme a besoin à ce moment-là d’être entourée et rassurée car l’effort produit par son utérus qui entraine une consommation d’oxygène importante qui modifie son état de conscience.
Martin Winckler : Je ne sais pas ce que I. Nisand a dit au Figaro. 
Mais de toute manière, si le phénomène qu’il décrit existe, il faut qu’il soit plus précis : à quelle fréquence survient-il ? Chez quelle proportion des femmes qui accouchent ? Est-ce répertorié et documenté scientifiquement ? Par qui ? Dans quelles revues ? Est-ce un phénomène scientifique avéré ou une perception personnelle d’I. Nisand ? Y aurait-il, par hasard, pour expliquer la "confusion" chez une femme qui accouche,  d’autres facteurs que les « phénomènes hémodynamiques » qu'il invoque, tels (liste non exhaustive) : le manque d’information, la brutalité de certain.e.s professionnel.le.s de santé, les problèmes de langue, de racisme et de chômage, les jugements de valeur, l’exclusion des accompagnants de la salle de travail, l’obligation de rester allongée, les menaces, le monitoring obligatoire, les médicaments administrés par voie intra-veineuse ou intrathécale ? Est-ce que tout ça, ça ne peut pas aussi expliquer la "confusion" des femmes ? 
Si le phénomène de "confusion hémodynamique" est réel et fréquent, pourquoi I. Nisand n’incite-t-il pas ses confrères (encore une fois !) à prévenir les femmes pour qu’elles et leurs personnes de confiance puissent prendre des décisions si ça se produisait ?  
Si en revanche ce phénomène est rare (ou le fruit de sa perception personnelle), de quel droit se permet-il de laisser entendre qu’il concerne TOUTES les femmes qui accouchent et que les gynécologues auraient le droit, dans ces conditions, de toujours décider à leur place ? 

Quant il s'agit d' « entourer et rassurer » les femmes, je ne connais pas de meilleure méthode que d’ouvrir les salles d’accouchement aux conjoint.e.s, proches, ami.e.s, sages-femmes ou doulas auxquelles ces femmes font appel librement pendant le cours de leur grossesse, précisément pour se rassurer

Mais pour cela, encore faut-il que les obstétricien.ne.s français.e.s acceptent tou.te.s qu’une personne extérieure accompagne, soutienne, échange avec sages-femmes et médecins et, le cas échéant, parle au nom de la femme qui accouche. Ça n’aurait rien de scandaleux : une salle d’accouchement n’est pas soumise aux mêmes précautions qu’un bloc opératoire ou une unité de réanimation. Et la loi ne précise-t-elle pas qu'on doit demander aux proches leur avis quand une personne n’est pas (temporairement ou durablement) en mesure de prendre une décision ?
Ah, mais c’est vrai, j’oubliais ! Nous parlons ici de la France, où dès son entrée dans un établissement hospitalier, tout.e citoyen.ne est réputé.e incapables de décider pour soi et où les enseignants de médecine suggèrent (ou suggéraient encore, il y a peu) aux étudiants d’ « apprendre » l’examen gynécologique sur les femmes endormies... 
ELLE. Cela explique-t-il à vos yeux le fait que tant de femmes aient mal vécu leur accouchement ?
Pr Israël Nisand. Le mauvais vécu est tout ce qui sort de la norme et n’a pas été prévu. Une césarienne, c’est déjà un mauvais vécu. Mais je suis contre préparer les femmes au pire. Je suis contre les préparer à une hémorragie de la délivrance. Je suis contre les préparer à une embolie amniotique qui tue. Je suis contre les préparer à l’infarctus du myocarde en cours de travail. Je suis contre tout ça.
Martin Winckler : Le « mauvais vécu » des femmes, ici encore, I. Nisand se permet de le définir unilatéralement. De quel droit ? Sur quels fondements scientifiques ? Sur quelles enquêtes ? A partir de quelle expérience personnelle ? Depuis quand peut-il témoigner du vécu des femmes ? Depuis quand peut-il lire dans leurs pensées ? Et quand leur a-t-il seulement donné la parole à la tribune du CNGOF ??? 
Quand il dit « je suis contre » (l’information des femmes), il est de nouveau paternaliste. Sait-il seulement ce que ce mot veut dire ? Et sait-il qu’en refusant une information loyale, il prône une attitude contraire à la loi et à l’article 35 du code de déontologie ?
ELLE. Vous parlez de situation de risque de mort imminente. Mais on n’aborde pas toujours non plus, avant l’accouchement, ce qui peut se passer lors d’une césarienne en urgence. Or, beaucoup de femmes le vivent comme un choc.
Pr Israël Nisand. J’avoue que je ne le fais pas avec une femme dont la grossesse se passe bien et ne présente aucun risque de complication. Je dirai juste, quand on me demande ce qu’il peut advenir, que si l’enfant ne supporte pas les contractions, plutôt que d’attendre que son cerveau soit détérioré, on préfère faire une césarienne.
Martin Winckler : Paternalisme, encore et toujours : I. Nisand déclare qu’il peut se passer du consentement de la femme pour pratiquer une césarienne s’il juge, lui, qu’il existe un risque de « détériorer le cerveau de l’enfant ». En brandissant les risques pour l’enfant (qu’il fait passer ainsi avant la femme), il pratique la menace et le chantage. Deux « arguments » prohibés par le Code de déontologie. En outre, « Et si ?... » n’est pas un argument scientifique. Quand on redoute des situations graves, il faut en prévenir les femmes à l’avance – et leur demander ce qu’elles voudraient qu’on fasse. Cela doit être fait, cela peut être fait et un certain nombre d’obstétriciens le font. I. Nisand, lui, ne le fait pas. Il doit sans doute savoir des choses que la communauté scientifique ignore, heureux homme ! 
ELLE. Avant d’en arriver à dire aux femmes de porter plainte, ne faudrait-il pas insister sur cette question du consentement auprès des médecins lors de la formation ?
Pr Israël Nisand. C’est déjà fait, à tel point qu’on a aujourd’hui des médecins dressés à obéir aux demandes des patientes et qui vont trop loin dans ce domaine. Par exemple, certaines femmes demandent des césariennes de convenance et ces médecins, notamment dans le privé, disent oui. D’autres médecins se cachent derrière le consentement des patientes pour se protéger eux, et non pour les protéger elles. Je suis contre le fait que certains fassent signer à leurs patientes des consentements par écrit, pour se mettre à l’abri de tout reproche en matière d’information.
Martin Winckler : « Dressés à obéir aux demandes des patientes ». Fichtre ! Quel mépris, pour les professionnels et les patientes. 
I. Nisand « est contre », encore une fois. Contre les consentements écrits (qui n’ont aucune valeur, puisque le consentement n’est jamais définitif) mais pas pour le respect du consentement, puisqu’il n’en parle pas. 
ELLE. Lorsqu’il y a eu un accouchement, mal compris, ma vécu, êtes-vous favorable à donner des explications a posteriori ?
Pr Israël Nisand. C’est indispensable. Ce serait une faute professionnelle de ne pas le faire. Sur le lit ou en consultation pour expliquer ce qu’il s’est passé. Mais demander à ce que nous le fassions pendant que la femme est en pleine hémorragie serait manquer de réalisme.
Martin Winckler : « Sur le lit »… Je préfère ne pas commenter, car cette expression malheureuse est sans doute elle aussi le produit d’un « détournement » de sa pensée…  
Cela dit, I. Nisand, (je me répète, mais il y a des gens pour qui c'est nécessaire), quand des patients demandent des explications « en pleine hémorragie »… c’est parce que les médecins n’ont pas expliqué auparavant que ça pouvait se produire - ni à la femme, ni à sa famille, ni à personne !
ELLE. Qu’avez-vous mis en place au sein du CNGOF pour prendre en compte cette dénonciation des violences obstétricales par les patientes ?
Pr Israël Nisand. Nous sommes très attentifs. Nous sommes en train en mettre en place un diplôme inter-universitaire sur la prise en charge des maltraitance en gynécologie de manière à sensibiliser le plus de monde possible. Malheureusement, ceux qui en ont le plus besoin ne suivront pas ce cursus. Mais, par exemple, dans mon service, je fais un séminaire d’une journée pour tous les nouveaux soignants sur la bienveillance : pour dire voilà ce que nous avons appris au fil des années, notamment grâce à des groupes de paroles des patientes ayant fait une fausse couche ou une interruption médicale de grossesse. Voilà les erreurs à ne pas commettre, les mots à ne pas dire, les comportements à éviter. Et j’incite mes collègues à faire de même.
Martin Winckler : Bravo, I. Nisand. On ne peut que se réjouir de ces initiatives de 2017. Je suis sûr qu’à vous tout seul vous allez changer le comportement de toute la profession. Avec un diplôme inter-universitaire et à coups de séminaire d’une journée consacrés à la bienveillance, les changements seront rapides. 
En attendant, à quand une déclaration solennelle et publique du CNGOF pour rappeler à ses membres leurs obligations et la loi, et les inviter fermement à bien se comporter, en tous temps ? 
A quand les recommandations du CNGOF pour la formation d’experts indépendants, qui ne livreront pas  des conclusions systématiquement biaisées en faveur des médecins si les poursuites pénales que vous appelez de vos voeux sont engagées ?
A quand une invitation officielle des membres du CNGOF à travailler d'égal à égal avec les sages-femmes et les généralistes et à leur assurer respect, formation et soutien dans l'intérêt des femmes ? 
A quand des directives du CNGOF sur l’information préalable des femmes, l'échange respectueux autour des plans de naissance, la possibilité de se faire accompagner en salle de travail par une personne de confiance et l'assurance que leurs décisions seront respectées ?
A quand la publication sur le site du CNGOF de témoignages de femmes sur ce qu’elles ont ressenti, non seulement au cours des fausses couches et des IVG, mais aussi pendant les consultations de contraception ou de cancérologie, le suivi de grossesse et les accouchements, la chirurgie, les procédures de PMA ?

Et enfin : à quand des groupes de travail où siègeraient paritairement professionnel.le.s de santé et citoyennes, et qui se pencheraient sur les  conditions de l'accouchement et plus généralement de la délivrance des soins de santé aux femmes ? 
Quand il gèlera en enfer, ou avant ça ? 

Martin Winckler

PS : Une internaute commente sur Facebook les propos de I. Nisand : 
[Pour les personnes handicapées], le souci étant de trouver un(e) gynéco accessible (donc qui n'a pas demandé de dispense de mise en conformité comme une écrasante majorité de médecins parisiens), qui ne dépasse les tarifs sécurité sociale, qui fait le tiers payant et qui ne vous traite ni comme une gamine ni comme une irresponsable ni comme un objet de séduction... Et après on s'étonne que je ne consulte plus... 

Puis, à ma question sur la "dispense de mise en conformité" : 

"Depuis 1953, il y a des lois françaises qui sont sensées être mises en œuvres pour rendre accessibles tous les lieux publics ou recevant le public (par exemple un cabinet médical). Elles sont bien sûr et comme l'exige les traditions françaises, reportées d'années en années, voire de 10 ans en 10 ans car personne n'a eu la présence d'esprit de les respecter et qu'à chaque date butoir "panique" personne n'a eu le temps ou l'argent ou l'envie de... La dernière fois c'était le 1er janvier 2015, date à laquelle 100% devaient être accessibles mais où 99% n'avait pas eu le temps d'y penser depuis 2005... Donc a l'été 20015 a été passé des trucs gouvernementaux permettant de demander des dispenses pour des tas de motifs comme l'intérêt historique, stylistique (les aménagements handicap c'est forcément moche surtout pensés a posteriori), financiers, etc.. et donc la majeure partie des lieux publics, des transports, des cabinets médicaux sont inaccessibles... et le resteront grâce à ces nombreux cas de dispenses qu’en gros il suffit de demander pour obtenir."