samedi 31 janvier 2015

Ne nous jugez pas !

J'ai reçu ces jours-ci un message écrit par une lectrice. Après qu'elle m'a donné son accord, je publie le texte de son message et, juste après, le rappel d'un texte récent du British Medical Journal
MW 

"Monsieur, 
Je voulais simplement vous remercier pour votre livre Le choeur desfemmes,  lu hier entre 16H30 et minuit. En tant que femme et obèse je vous remercie de mettre nos mots dans ce livre, notre révolte de passer en jugement à chaque fois que l'on va chez le médecin ; que ce soit pour un mal de dent ou un bouton, on a le droit à "Mais dites donc, vous savez que vous êtes en surpoids?". Le résultat est que me concernant je ne suis suivie par aucun médecin, je n'y vais jamais, je n'ai pas de médecin traitant, je n'ai à 34 ans jamais été chez un gynécologue, je n'ai pas des dents dans un très bon état mais je n'ai même plus l'envie d'aller chez le dentiste.

Vous parlez d'un(e) patient(e) Alpha(*), pour ma part j'ai eu un "Docteur Alpha" lors d'une visite de la médecine du travail qui lorsque j'ai eu l'épreuve de la balance n'a rien dit à l'annonce de mon poids. Rien. Et c'est ce silence qui a fait que deux mois après j'ai été chez un nutritionniste, parce qu'il n'y a eu ni jugement de sa part, ni remarque idiote sur "Vous connaissez mangezbougez.fr?", ni pitié. Rien. 

Et depuis deux ans je suis mon bout de chemin pour perdre mes kilos pour moi, parce que c'est le moment, qu'il est temps pour moi. Mais je suis pauvre et la CMU ne veut pas prendre en charge mon nutritionniste car "vous avez déjà une mutuelle alors on ne va pas non plus tout rembourser", donc je me débrouille pour payer 100 euros par mois sur 440 euros de RSA. (...)

J'ai le souvenir d'une visite "offerte" par la CPAM chaque année pour les bénéficiaires de la CMU, j'ai pris mon courage à deux mains et j'ai été la faire, douce naïve qui se disait que peut être serais cela l'occasion de vraiment prendre soin de moi. Que l'on m'aide à prendre soin de moi. A peine entrée dans le bureau du médecin, il était assis, il lève les yeux quelques instants et immédiatement me demande "alors, votre diabète, cholestérol, hypertension". Alors qu'il ne me connait pas, qu'il ne sait rien de moi, je ne suis pour lui qu'une montagne de graisse et ses corollaires que sont le diabète etc. Je n'ai pas été plus loin dans l'humiliation et en suis sortie renforcée dans mon idée de ne pas me soigner. C'est cela que je ne veux plus : ne pas être écoutée mais jugée. "

Tsiporah

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Ce message vient à point nommé : 
Le British Medical Journal, la plus grande revue médicale britannique, et l'une des plus grandes et les plus respectées au monde, commençait, tout récemment, la publication d'une série d'articles intitulés : "Ce que pense votre patient". Le premier article rédigé par une patient en surpoids. Il s'intitule "Why there is no point telling me to lose weight" ("Pourquoi il est inutile de me dire de perdre du poids").

Voici les messages-clé qui concluent l'article (le texte original figure après ma traduction) : 


1° Concentrez vous sur ce que le patient est venu vous demander aujourd'hui. Si vous ne faites que ça, vous aurez déjà fait du bon travail. Réfléchissez à deux fois avant d'offrir - sans sollicitation - des conseils "éducatifs", surtout quand votre patient vous consulte pour autre chose [que son poids]. Si vos patients entendent toujours les mêmes conseils éculés à chaque consultation, ils perdront toute signification ; et si vous insistez pour aborder un sujet qu'ils trouvent douloureux, vous pourriez les dissuader de vous demander conseil dans l'avenir.

2° Il est approprié de donner des conseils diététiques ou d'exercice quand un patient vous le demande clairement. Mais essayez de vous concentrer sur les autres bénéfices d'une alimentation saine et de l'exercice, au lieu de considérer la perte de kilos comme une fin en soi. Ainsi, vos patients ne seront pas découragés d'adopter des habitudes saines même si celles-ci ne donnent pas de résultats durables en terme de perte de poids.

3° Les personnes en surpoids savent qu'elles sont en surpoids. Vous n'avez pas besoin de nous le dire. On a entendu ça toute notre vie. Beaucoup d'entre nous ont été traumatisés par les appels constants à une culture de la maigreur et par la manière dont vous semblez trouver que notre corps est honteux.  




Texte original :

1. Focus on what the patient has come to see you about today. If you only do that, you’ve done a good job. Think twice before offering unsolicited advice in the guise of “education,” particularly when your patient is consulting you about something unrelated. If your patients hear the same potted advice during every appointment, it’ll soon lose its impact; and if you insist on bringing up a subject that they find traumatic you could put them off seeking your advice in future.

2. It is appropriate to give diet or exercise advice when somebody asks you directly, but try to focus on the other benefits of eating well and getting regular exercise, rather than treating weight loss as an end in itself. That way your patients won’t get discouraged from healthy behaviours even when they do not result in permanent weight loss.

3. Fat people know that they are fat. You don’t need to tell us; society’s been doing that our whole lives. Many of us have been traumatised by constant reminders about weight loss culture—about how shameful you seem to find our bodies.


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(*) Dans Le Choeur des femmes, la "patiente alpha" est celle qui change radicalement le regard d'un médecin et l'ouvre à une pratique plus large, plus humaniste, plus tolérante. 

samedi 24 janvier 2015

"La morale de l'histoire ?" - le récit, l'éthique et le soin


Une histoire (ici, j'entends histoire dans le sens de récit, de narration), ce n'est pas qu'une anecdote, un souvenir, un aperçu du passé ou une blague. Une histoire, ça contient beaucoup de choses. Prenez l'histoire suivante :

Dans une petite communauté juive au dix-neuvième siècle, le rabbin et la guérisseuse sont deux sont très respectés par la communauté. Un jour, le rabbin consulte la guérisseuse.

(NB : il pourrait s'agir d'un guérisseur ; l'important dans l'histoire n'est pas le genre des protagonistes, ni leur statut, mais leur attitude respective).  

"J'ai des rhumatismes, dit le rabbin. Donne-moi de quoi les soulager." La guérisseuse lui donne une fiole contenant de quoi se soigner pendant une semaine, en lui demandant de revenir en chercher une nouvelle huit jours plus tard. Le rabbin secoue la tête. "Mes rhumatismes sont chroniques. Je fais la prière pour les circoncisions, les mariages, les décès ; j'enseigne la lecture de la Torah aux enfants ; j'assiste ceux qui ont besoin d'un soutien moral. Je sers de médiateur dans les conflits. Je représente la communauté auprès des autorités de la province. Je dois pouvoir assumer mes fonctions sans venir te voir tous les quatre matins. Donne-moi la recette de cette potion, afin que je puisse la préparer moi-même."
La guérisseuse refuse : la recette est secrète, elle se transmet seulement parmi les initiés. Le rabbin insiste. La guérisseuse consent à lui donner la recette, à une condition : il doit jurer devant Dieu qu'il ne la révèlera à personne. Le rabbin réfléchit, puis jure. 
Le vendredi suivant, devant la congrégation assemblée dans la synagogue, il révèle la recette à tout le monde.

Raconter une histoire, c'est en dire plus que cette seule histoire  

J'ai beaucoup à dire au sujet de cette histoire et ce, avant même de parler de ce qu'elle contient. Je l'ai entendue en 1998, à Paris, de la bouche d'un rabbin (évidemment) qui donnait devant une association de médecins une conférence intitulée : "L'éthique, de l'embryon à l'agonisant".
Elle m'a beaucoup frappé. D'abord, bien sûr, parce que tout ce que ce rabbin a raconté pendant la conférence était à mille lieues du dogmatisme de beaucoup de médecins. Ce que j'ai retenu de son point de vue et de ses conceptions de la Torah était très sensiblement ceci : les soignants ont pour première mission de soulager les souffrances, fût-ce en contournant les "lois" divines.
Aucun dogme ne justifie de faire - ou de laisser - souffrir quiconque.

Né dans une famille juive, élevé par un père et une mère qui connaissaient bien leur culture et leurs coutumes, je suis inévitablement de parti-pris. Je suis athée, je n'ai ni affiliation ni pratique religieuse mais cette histoire, par ses résonances affectives, me touche probablement de manière plus intime que si j'avais été catholique, protestant ou bouddhiste. 

Et, de fait, j'aurais très bien pu transformer l'histoire en remplaçant le rabbin par le chef (le maire) du village : le sens en serait le même (j'y reviendrai). Néanmoins, en choisissant de la raconter ainsi, je vous dis quelque chose sur moi, en particulier la valeur que je lui accorde et (un peu) qui je suis : il est rare que des non-juifs racontent des histoires de rabbin.

Une histoire dit toujours quelque chose sur celui ou celle qui la raconte. 

Une histoire contient toujours plus que son anecdote apparente.

Prenez une autre histoire, que tout le monde connaît : l'Odyssée. Je ne choisis pas cette œuvre par hasard. Elle est analysée en détail par Brian Boyd dans On the Origin of Stories –Evolution, Cognition and Fiction. Le texte attribué à Homère raconte comment Ulysse rentre chez lui. Ce faisant, il donne des indications de nature diverse : géographiques, ethnologiques et culturelles (Ulysse rencontre des peuples variés, mais il est aussi beaucoup question de ce qui se passe à Ithaque pendant son absence, entre Pénélope et les prétendants), religieuses (il y est beaucoup question des dieux et de leurs relations avec les humains), stratégiques, affectives et familiales (Pénélope veut rester fidèle à Ulysse, Ulysse veut retrouver Pénélope et son fils, Télémaque part à la recherche de son père) ; c'est un roman d'aventures, un roman d'amour, un roman familial, un roman de mœurs (le récit nous apprend beaucoup de choses sur les coutumes et valeurs des Grecs à l'époque où il est composé). Et, bien sûr, la dimension morale y est omniprésente.

Toute histoire contient des informations : celle que j'ai raconté au début de ce texte nous rappelle par exemple (ou, si nous l'ignorions, nous apprend) qu'avant qu'il y ait des médecins, il y avait des guérisseurs, des guérisseurs/euses, des shamans, des "hommes/femmes-médecine" ; elle indique aussi le rôle social et les fonctions d'un rabbin dans une communauté juive ; elle dit que la communauté se rassemble pour la prière à la synagogue, le vendredi soir. Elle nous rappelle aussi que la maladie (et, ici, la douleur, le vieillissement, le handicap) peut toucher tout le monde. Même l'homme éduqué, informé, qu'est un rabbin peut être malade et avoir besoin de soins (une guérisseuse aussi, mais c'est une autre histoire).

Toute histoire parle de conflits – personnels, sociaux, intérieurs.
Celle-ci est le récit d'un bras-de-fer. Dans un premier temps, le rabbin semble dépendre de la guérisseuse : il ne peut pas se soigner sans son aide. Son autonomie est soumise au bon vouloir de la soignante. Dans un second temps, on voit qu'il n'en est rien : il insiste pour disposer librement de la recette en faisant appel à son sens du devoir. Ici, c'est lui qui a la main. Elle peut détenir des secrets thérapeutiques, mais l'autorité morale, c'est lui qui en est le dépositaire. La guérisseuse a du respect pour lui, elle cède. Mais pas complètement : elle lui impose de garder le secret. Et, pour ce faire, elle en appelle à leur arbitre commun : Dieu. En un sens, l'histoire raconte non seulement une lutte de pouvoir, mais aussi une alliance et la recherche d'un statu quo. Les deux adversaires se sont mis d'accord, en s'assurant que leur "autorité" à chacun est préservée.

Toute histoire parle de valeurs – ici, celles du rabbin et celles de la guérisseuse ne sont pas superposables. Mais il est aussi ici question de transgression : le rabbin se parjure en révélant la recette à tout le monde et il trahit aussi le contrat qui le liait, par son serment, à la guérisseuse. Ce faisant, il risque gros. Même si Dieu ne le frappe pas de sa foudre sur le champ, la guérisseuse peut très bien décider de dénoncer sa transgression et lui faire perdre toute crédibilité auprès de la communauté. S'il ne tient pas sa parole, qui peut lui faire confiance ?

Toute histoire parle de morale, ou d'éthique. En simplifiant, il y a trois grands registres éthiques :
- l'éthique de la vertu : "Mes actes sont bons parce que je suis un individu vertueux" ;
- l'éthique déontologique : "Mes actes sont bons parce qu'ils respectent un code moral commun à mon groupe social ou professionnel" ;
- l'éthique conséquentialiste : "Mes actes sont bons parce que leurs conséquences sont bonnes" (Si mon objectif est de poser des actes bénéfiques pour le plus grand nombre, je suis un conséquentialiste utilitariste.)

Une histoire est racontée pour prendre tout son sens dans les yeux de celui ou celle qui la reçoit

D'après les critiques littéraires "évolutionnistes" (dont Brian Boyd fait partie), les histoires, les récits ne sont pas un produit de la culture humaine, ils en sont le fondement. Pour que les cultures humaines puissent s'élaborer, il a fallu d'abord que les Humains élaborent des récits. Et tout porte à croire que ce sont les récits qui ont permis aux êtres humains de quitter leur zone d'origine (l'Afrique) pour explorer toute la planète. Car beaucoup d'animaux communiquent par signaux sonores, visuels, olfactifs pour indiquer le danger ou la présence de prédateurs. Mais à ce jour, seuls les êtres humains sont capables de partager une foule d'information sous la forme d'un récit qui serait, par exemple :

"Après avoir franchi les collines qui se trouvent au levant, je suis descendu vers la vallée pendant des jours et des lunes jusqu'à ce que je rencontre un grand fleuve ; j'ai suivi son courant ; lorsque je suis arrivé là où les eaux tombent dans le vide, j'ai descendu un sentier au flanc de la falaise depuis le moment où le soleil était en haut du ciel jusqu'au moment où le ciel a rougi. Au bas de la falaise, j'ai traversé la brume et les grondements, et je suis arrivé devant une grande étendue d'eau calme. Là, les baies et les fruits sont abondants. Gibier et poisson sont abondants.  Je n'ai pas rencontré de prédateur, ni d'autres humains comme nous. Ici, nous n'avons plus de quoi manger, la terre est sèche et le gibier rare. Prenons nos enfants et nos outils et allons vivre une nouvelle vie là-bas."

L'intérêt du récit est multiple : c'est un concentré d'informations qui peut être partagé avec tout le monde sans aucun outil, et qui permet à celui qui le reçoit de connaître le chemin fait par celui qui l'a composé et de le refaire., en tout, en partie ou pas du tout. Il ne nécessite aucune trace physique (elles sont incluses dans le récit) ; il peut contenir des informations ponctuelles précieuses ("Attention en marchant sur les roches dans la brume : ça glisse !") ; il peut être enrichi par les émotions du narrateur ("Arrivé à la grande chute d'eau, j'ai eu peur de tomber moi aussi." "Quand j'ai découvert le lac calme, mon cœur s'est envolé comme un oiseau."). On peut en outre le compléter (après des voyages ultérieurs), le conserver et le transmettre, l'enjoliver, en faire une légende...

C'est ainsi que, pense-t-on, s'est d'abord transmis le récit du déluge, rapporté par l'Ancien testament  mais aussi par la légende de Gilgamesh - donc, probablement d'après deux sources orales différentes. L'existence de ces deux versions, constituées dans deux régions éloignées mais proches de la Mer Morte ont conduit des archéologues et chercheurs à explorer la possibilité d'une explication réelle, naturelle, à l'origine de ce récit.
(L'une des hypothèses est celle-ci : la mer noire, initialement une vallée contenant un lac, aurait été brusquement inondée par les eaux de la Méditerranée après la destruction de parois rocheuses qui les séparaient, sous l'effet de l'érosion. La montée des eaux, effrayante, inattendue et inexorable, aurait submergé les populations de cette immense vallée et fait fuir les survivants vers les sommets... Cet événément géologique de très grande ampleur expliquerait que des populations éloignées aient hérité et transmis la même "légende".

L'intérêt de ce récit, ici, c'est que sa présence dans des textes distincts (et culturellement éloignés) pointe vers l'utilisation très ancienne des récits comme véhicules de faits réels - et donc, comme base de recherche historique.

Les histoires font partie de l'expérience humaine – et la modèlent en retour

Pour les critiques évolutionnistes, la narration est consubstantielle à la "nature" humaine. Il n'y a pas de culture sans narration – même sans écriture ou culture de l'écrit, même sans paroles, la narration est omniprésente, dans toutes les situations humaines – pensez au langage par signes, aux films muets, aux mimes, aux dessins animés sans paroles (Tom & Jerry…). Et les récits ne sont pas "juste" des histoires. Ce sont des véhicules d'idées, de valeurs, d'enseignements. Ce sont des simulations de situations que nous ne pouvons pas avoir encore vécues mais que nous pourrions être amenés à vivre. Ce sont des entraînements virtuels à la vie. Pensez aux contes de fée, dont la morale est destinée à "guider" le comportement des enfants quand ils seront adultes ; pensez aux récits légendaires, qui montrent dieux et héros comme des modèles de rôle ; pensez aux récits religieux, qui donnent en exemple ceux qui respectent la parole divine et décrivent le châtiment de ceux qui la transgressent.

Le récit occupe une place tellement importante dans notre fonctionnement mental qu'il fait partie de nos critères de qualité. Un livre ou un film peuvent être bien écrit ou bien tourné, s'il ne s'y passe pas grand-chose, on s'emmerde. Une histoire drôle qui n'est pas drôle (qui ne se termine pas sur une chute) nous fait secouer la tête et lever les yeux au ciel. Une télésérie qui n'a pas de fin (ou dont la fin nous déçoit) nous met en colère. Nous aimons suivre des personnages pendant longtemps, nous aimons les histoires à rebondissements, nous aimons les histoires d'amour, les histoires de revanche ou de vengeance, les retrouvailles et les réconciliations, parce qu'elles font écho à nos vies (et à la manière dont nous aimerions les vivre, ou les avoir vécues).

Les histoires nous apprennent à vivre en nous disant que la vie est souvent complexe, difficile, douloureuse, mais aussi surprenante et source de joie. Les histoires nous préparent aux rencontres, aux ruptures, aux déceptions, aux conflits, à la maladie, à la mort. Les histoires nous apprennent ce que sont le courage et la lâcheté, la générosité et l'égoïsme, la bonté et la méchanceté, la douceur et la violence. Tout ce que nous avons besoin de savoir de la vie, nous l'apprenons en recevant des histoires.

Bonnes et mauvaises histoires

De tout ce qui précède – si on est d'accord – il découle qu'une histoire peut être "bonne" ou "mauvaise". Selon quels critères ? Je serais tenté de dire qu'il n'y en a qu'un qui vaille, à savoir : la satisfaction de celui ou celle qui la reçoit. Depuis qu'un de nos proches nous a décrit notre premier livre en carton préféré, chacun de nous, au fil des années, a constitué une expérience des histoires. Nous savons très vite quelles histoires nous préférons (celles qui font rire, celles qui font peur, celles qui sont tristes, celles qui sont mystérieuses, celles qui nous décrivent des mondes inconnus…), ce que nous en attendons. Certains d'entre nous acceptent d'être surpris et d'entendre des histoires inhabituelles. D'autres tiennent à "leurs" histoires et ne veulent pas en sortir. Certains préfèrent des histoires très complexes, d'autres préfèrent des histoires très simples. Certains préfèrent les dentelles de mots finement assemblés ; d'autres les phrases qui s'entrechoquent avec fracas. Bref, tous les goûts sont dans la nature. Et ça tombe bien : les histoires, il y en a pour tous les goûts. Parce que tout humain peut raconter des histoires. Les moyens ne manquent pas : conte, fable, poème épique, chanson, nouvelle, novella, roman, saga, bande dessinée, graphic novel, one-man-show, pièce de théâtre, ballet, spectacle de marionnettes, dessin animé, film, télésérie, jeu vidéo – et j'en oublie certainement. Et on n'est pas obligé de s'en tenir à la fiction : dans le monde anglo-saxon, il est de coutume que les livres de sciences humaines (histoire, géographie, anthropologie, psychologie, etc.) destinés au grand public sont des livres narratifs : ils développent leur argumentation au fil d'anecdotes et de récits. Cette narrativité est également omniprésente dans la pratique journalistique anglo-saxonne, y compris dans le domaine scientifique. Les notions les plus complexes font couramment l'objet de récits relatant comment tel chercheur, tel accident, telle succession d'événements ont présidé à leur élaboration. Bill Bryson, auteur de livres merveilleux tels que Une histoire de tout, ou presque (A Short History of Nearly Everything) et Une histoire du monde sans sortir de chez moi (At Home) - illustre à merveille cette capacité. En plus d'être prodigieusement instructifs, ses livres sont drôles – et ils sont entièrement construits sur un mode narratif.

La supériorité du narratif dans l'enseignement n'échappe à personne. La différence entre un cours sinistre et un cours intéressant, c'est que dans l'un des deux, l'enseignant raconte des histoires. Un cours qui se contente d'énumérer des notions n'est pas seulement sinistre, il est indigeste. C'est l'histoire qui nous permet d'assimiler des notions, et de les conserver en tête.

Il y a de bonnes et de mauvaises histoires ; il y a aussi des histoires (moralement) bonnes et des histoires (moralement) mauvaises. On ne peut pas être un individu constamment vertueux, mais on peut concevoir des histoires qui le sont. Oui, je sais ce qu'on dit : "On ne fait pas de la littérature avec des bons sentiments." Mais les histoires, ça n'a pas besoin d'être de la littérature (traduire : "de l'art"). La littérature n'est qu'une manière parmi d'autres de raconter des histoires. Et je crois sincèrement qu'on peut aspirer à raconter des histoires qui soient (en première approximation) moralement bonnes (qu'on qualifiera d' "éthiques"), et à identifier les histoires qui sont moralement mauvaises ("non éthiques"). 

Ainsi, les histoires qui se moquent, humilient ou dénigrent des individus, pour quelque raison que ce soit, sont (à mon sens) non-éthiques. Les histoires qui prônent la supériorité d'une caste ou d'une société sont également non-éthiques. En revanche, les histoires qui partagent du savoir sont éthiques. Les histoires qui manipulent les sentiments du lecteur pour lui faire croire des choses fausses ne le sont pas. Les histoires qui parlent de la nature humaine et de sa complexité sont éthiques. Les histoires qui ont pour effet, sur l'auditeur (le spectateur) de nuancer sa vision du monde sont éthiques. Les histoires qui visent à contester un ordre établi, oppressant et arbitraire sont éthiques. Ce qui ouvre les yeux est éthique ; ce qui trompe ou manipule ne l'est pas. 

Bien sûr, on pourra discuter sans fin autour de ce qui est éthique et de ce qui ne l'est pas, dans une narration. Mais au moins, on est en droit d'affirmer que raconter des histoires n'est jamais "moralement neutre" – et que, par conséquent, aucun narrateur ne l'est non plus. (Même si les narrateurs peuvent raconter leurs histoires sans avoir d'objectif ou de discours moral conscient ou délibéré en tête.)

Les histoires "éthiques" (moralement bonnes) sont-elles de bonnes histoires ?

En admettant qu'on puisse déterminer si une histoire est "éthique" ou non et, de ce fait, décider d'écrire des histoires éthiques plutôt que moralement crapuleuses, est-ce que les histoires "éthiques" sont toujours de bonnes histoires ? Une histoire qui s'efforce d'être éthique ne risque-t-elle pas d'être surtout "politiquement correcte" – autrement dit : de véhiculer un discours rigide qui nivelle la pensée et gomme la réalité ? Et surtout, le lecteur ou l'auditeur d'une histoire éthique risque-t-il de penser que c'est une bonne histoire sous prétexte qu'elle est éthique ?

Ce risque, à mon humble avis, est purement théorique. Car il me semble que les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs sont en mesure de dire quelles histoires sont de bonnes histoires et lesquelles ne le sont pas. Il y a un critère simple, certes subjectif, et éminemment variable d'une personne à une autre, mais qui ne trompe pas : une bonne histoire, c'est une histoire qu'on a plaisir à lire, à voir ou à entendre (qu'on ait ou non conscience de son contenu moral). Une bonne histoire est, une fois le livre posé, une fois sorti du cinéma, une histoire qu'on est content d'avoir lue, vue ou entendue. Une très bonne histoire, c'est une histoire qu'on serait volontiers prêt à relire, réentendre ou revoir – et qu'on recommande à ceux de nos amis avec qui on aime partager des histoires. Bref, ce qui permet de dire qu'une histoire est bonne, c'est le plaisir qu'on a (qu'on a eu, qu'on aura à nouveau) à la recevoir. 

Est-ce qu'une histoire "éthique" (moralement bonne) est toujours une bonne histoire ? Pas forcément.

Même avec les meilleures intentions du monde, on peut être un mauvais narrateur. Il y a des romans et des films pleins de bons sentiments (ou de bonnes intentions) qui ne marchent pas. Qui tombent à plat. Qui échouent. Ils ne sont pas "mauvais", mais ils ne sont pas bons. Et on peut écrire des histoires qui tiennent debout (et qui sont même captivantes) mais qui sont, moralement, nauséabondes. (Exemple bien connu des intellectuels français : Louis-Ferdinand Céline.)

Cela dit, une histoire qui "fait plaisir au lecteur de manière constructive" est inévitablement une histoire éthique (parce qu'elle est constructive) et bien racontée (puisqu'elle fait plaisir).

On notera que pour donner du plaisir au lecteur/spectateur, une histoire n'a pas besoin d'être gaie ou comique. Le Comte de Monte-Cristo, Roméo et Juliette ou Boyhood sont des histoires graves, mais elles nous remuent profondément.

Les bonnes histoires (bien racontées) sont-elles toujours des histoires bonnes ("éthiques") ?

Peut-être pas - je veux dire que leurs qualités morales peuvent être difficiles à cerner ou minces voire même discutables - mais ce n'est pas une raison pour les mésestimer (et encore moins pour les mépriser).
J'ai la faiblesse de croire que si certains romans ou films ont beaucoup de succès c'est parce qu'ils apportent du plaisir à leur public. Et si tant de gens ont du plaisir à les recevoir, c'est parce que ce sont de bonnes histoires (à leurs yeux, au moins). Les débats sur les "qualités artistiques" d'un livre ou d'un film à succès sont bien entendus parfaitement légitimes, mais ils ne permettent pas de les qualifier de "bons" ou "mauvais" dans l'absolu – puisque l'absolu de qualité n'existe pas. Les "qualités littéraires" d'un film ou d'un livre sont essentiellement liés à la perception de celui qui les regarde – laquelle découle de son éducation, de son milieu social, etc.

On a le droit de trouver un roman qualitativement mauvais, mais on n'est pas en droit de mépriser ceux et celles qui l'ont apprécié (au nom de quoi le pourrait-on ?). On peut en revanche, tenter d'appréhender les valeurs morales qu'il véhicule (prône, défend, illustre). Seulement, pour ça, il faut le lire (ou le voir) et argumenter son analyse. Il ne suffit pas de dire "Fifty Shades of Grey est mauvais et moralement discutable car ça plaît à des millions de personnes." C'est seulement une posture de classe, et non une critique fondée. On peut en revanche s'interroger voir critiquer le message moral (sur les rapports entre partenaires sexuels, par exemple) que ce roman véhicule, sans qu'il soit besoin de le disqualifier sur le plan narratif. 

Si Fifty Shades of Grey a touché autant de monde, c'est parce que pour tous ses lecteurs/lectrices c'était une bonne histoire. Et personne ne peut prouver le contraire. On peut trouver (après lecture) que les relations décrites dans FFoG sont moralement discutables mais ça ne change rien à la validité de son succès en tant que narration. Si c'était si mal raconté que ça, ça n'aurait pas marché ; on peut dire la même chose de The Da Vinci Code, et des Harry Potter, par exemple : le succès lié au plaisir de lecture n'est pas réductible aux appréciations esthétiques ou morales émis par les critiques.

Autrement dit, on peut raconter une bonne histoire (une histoire qui fait plaisir à beaucoup de gens) sans pour autant que cette bonne histoire soit "esthétique".

De même, une histoire peut avoir du succès sans pour autant être "éthique". Elle peut être le véhicule de valeurs morales si confuses ou si rudimentaires, que son contenu éthique est insignifiant, incertain ou franchement discutable. Mais le caractère rudimentaire est tout relatif : il peut être lié à la genèse du genre, et aux valeurs en cours à l'époque de sa naissance, et changer  avec le temps. 

Prenez par exemple le western, et la "simplicité" morale de The Great Train Robbery (Edwin S. Porter, 1903) qui conte simplement une histoire de gendarmes et de voleurs ou encore le portrait négatif des Indiens d'Amérique dans les westerns d'avant-guerre, et comparez-la à la complexité et à la subtilité des enjeux moraux présents dans The Searchers (John Ford, 1956), Rio Bravo (Howard Hawks, 1959), Little Big Man (Arthur Penn, 1970) ou Unforgiven (Clint Eastwood, 1992) – tous films qui ont rencontré un grand succès et sont réputés pour leurs qualités esthétiques et morales.

On pourrait faire la même remarque sur le film de guerre, qui compte nombre de productions de propagande pendant les conflits, et des œuvres beaucoup plus critiques à mesure qu'on s'éloigne de ceux-ci (Le Pont de la Rivière Kwai, David Lean 1957) … ou que de nouveaux conflits apparaissent : M*A*S*H le film (1970) et la série (1972-1983), quoique situés pendant la guerre de Corée, ont été produits alors que la guerre du Vietnam (1955-1975) faisait rage et en parlaient de manière à peine voilée.

Qu'est-ce qu'une " histoire bonne et éthique" ?

Une histoire, pour être bonne et éthique, devrait être, il me semble, conçue dans le respect celles et ceux qui vont la recevoir, tant sur la forme que par le fond. Elle n'est pas forcément conçue pour eux (on n'écrit pas seulement pour les autres, on écrit aussi pour soi), mais elle est nécessairement conçue en gardant à l'esprit que d'autres vont prendre le temps de l'entendre. Le narrateur doit toujours avoir à coeur de respecter celles et ceux qui vont l'écouter. Il doit aspirer à "remuer" (sinon, à quoi bon écrire ?) mais aussi s'exprimer avec loyauté.

La loyauté, ici, consiste à dire ce que l'on croit sans jamais oublier que le spectateur, le lecteur, pense ce qu'il veut. Que le propos de l'histoire n'est pas de le convaincre ou de le culpabiliser : il n'a pas à se sentir coupable (ou inférieur) s'il n'aime pas l'histoire, ou si elle lui déplaît – a fortiori si c'est une histoire que beaucoup d'autres que lui apprécient. 

Toute histoire est critiquable, mais une histoire loyale (donc, éthique) porte en elle-même la conscience d'une critique possible ; et elle assume ses responsabilités. Elle dit, implicitement : "Ce que je vous raconte est ce que j'ai perçu, ce que je ressens, ce que je crois. Vous êtes en droit de ne pas être d'accord avec moi." Elle ne dit jamais : "Ceux qui n'adhèrent pas à mon propos sont méprisables (ou stupides)." Une histoire éthique n'est jamais méprisante ou supérieure, elle n'est pas destinée à une élite, elle se donne à tout le monde, et laisse chacun la prendre ou la laisser.

En contrepartie, le narrateur qui fait son travail attend qu'on le lise loyalement. Que n'importe quel lecteur/auditeur puisse dire : "Je n'adhère pas à ce que vous écrivez, ma perception et mes valeurs sont autres" – mais que personne ne s'autorise à dire : "Vous êtes méprisable et ceux qui vous lisent le sont aussi." Le narrateur qui fait son travail attend que ceux qui aiment ses histoires puisse les apprécier sans rougir, et sans se faire houspiller par ceux qui ne les aiment pas.

L'auteur est-il responsable du contenu moral ce qu'il raconte ?

Assurément. Prétendre le contraire, c'est laisser entendre qu'un individu n'est pas responsable de ce qu'il pense, ressent et exprime… Est-ce que le propos d'un auteur peut être moralement ambigu ? Certainement, et alors il est responsable au moins en partie de cette ambiguïté. S'il ne veut pas être ambigu, il peut clairement montrer de quel côté (moral) il penche, ou du moins qu'il existe plusieurs points de vue, libre au lecteur/spectateur d'adopter celui qu'il veut. Mais si, par exemple, son personnage principal émet des propos racistes qu'aucun autre personnage - ni la manière de les rapporter - ne vient contester ou mettre en doute, alors on est en droit de penser que l'auteur est raciste. 

L'auteur est-il responsable de ce qu'on fait de son histoire ?

Pas toujours, mais il est toujours possible de ne pas être la caution de ce que d'autres veulent en faire. Vendre les droits d'adaptation d'un roman au cinéma, c'est (qu'on le veuille ou non) cautionner l'équipe de production qui en fera un film. Et toucher les dividendes. Si on ne veut pas risquer d'être "trahi", il faut exiger d'être partie prenante dans l'adaptation. Si ce n'est pas possible, alors il ne faut pas céder les droits d'exploitation. Si on veut clairement se désolidariser d'une adaptation cinématographique, il faut bien sûr le dire, mais il ne suffit pas de retirer son nom du générique. Il faut aussi refuser d'en tirer profit, et décider que les droits d'exploitation seront entièrement versés à un tiers, par exemple… On ne se défait pas de sa responsabilité aussi facilement que ça. Sauf quand on meurt. Victor Hugo n'est pas responsable de ce qu'on fait aujourd'hui des Misérables. Cela dit, s'il était en vie, Victor Hugo, n'aurait pas à avoir honte : Les Misérables est une histoire bonne ET éthique et aucune adaptation ne peut rien y changer. 

Est-ce qu'une histoire bonne et éthique peut soigner ?

Je me suis éloigné de mon sujet initial, mais c'est pour mieux y revenir. L'histoire que je racontais au début (celle du rabbin et de la guérisseuse, vous vous souvenez ?) me semble avoir une double qualité : c'est une bonne histoire, et c'est une histoire éthique. Pour ce qui concerne les soignants professionnels, c'est une histoire précieuse car c'est aussi une histoire qui soigne. 
Elle soigne les soignants : elle leur dit que leur obligation envers les patients l'emporte sur toutes les règles déontologiques, toutes les alliances d'intérêt et tous les serments extorqués. 
Elle soigne les patients : elle leur dit qu'un soignant voue d'abord et avant tout sa loyauté à ceux qui souffrent. Car, dans cette histoire, le soignant, ce n'est pas la guérisseuse, c'est le rabbin.

Soigner, c'est, tout simplement, très modestement, aider l'autre à sortir de l'ornière ou du fossé, pour qu'il continue sa route et avance, sans condition et sans attente de réciprocité. Donc, sans chantage ni pouvoir.

Si l'on admet qu'une bonne histoire fait du bien (donne du plaisir) et qu'une histoire éthique a des effets positifs sur la vision du monde du lecteur/spectateur, alors on peut dire qu'une histoire bonne et éthique soigne. Elle peut soigner de différentes manières – par exemple : en partageant du savoir ; en révélant des situations ou des sentiments dont l'expression était jusque là "interdite" ; en prenant position contre une ou des injustices ; en décrivant la complexité de la condition humaine ; en soulevant des interrogations morales là où, auparavant, il semblait ne pas y en avoir ; en proposant des solutions ou des issues (théoriques ou concrètes) à des situations douloureuses ; en donnant la parole à des personnes ou à des situations jusque-là maintenues dans le silence.

Une histoire bonne et éthique agit comme un révélateur, au sens où autrefois on plongeait dans le révélateur le papier photographique pour y faire apparaître l'image ; elle agit aussi en catalyseur - au sens de "substance qui accélère une transformation sans être elle-même modifiée". Une bonne histoire donne du plaisir à beaucoup de gens. Elle ne leur apporte pas seulement du plaisir : elle les fait aller plus tôt, plus vite, plus loin qu'ils ne seraient allés spontanément – sans que le narrateur ait la moindre idée de ce qu'il a produit. Une bonne histoire éthique révèle et catalyse beaucoup de choses, chez beaucoup de gens, au-delà même de ce qui a conduit l'auteur à la partager.  

Et c'est à eux – les lecteurs, les spectateurs – de dire ce que l'histoire leur a fait. C'est à eux de définir ce qu'est une bonne histoire et en quoi elle les a rendus "meilleurs". Tout comme c'est aux patients de dire si on les a, ou non, soignés.

Raconter et soigner : même combat.
La Lotta Continua !

Marc Zaffran/Martin Winckler
Montréal, 12 janvier 2015


lundi 19 janvier 2015

La fresque qui cache la forêt sexiste - par MZ/MW


19 janvier 2015/Révisé le 4 novembre 2017

En 2015 une fresque représentant un viol collectif (ou, selon certains, une orgie) peinte au mur de l'internat (local des résidents) au CHU de Clermont-Ferrand faisait couler de l'encre, après que des "bulles" y avaient été ajoutées pour suggérer que la femme violée pourrait être la ministre de la santé de l'époque, en représailles de la loi qu'elle voulait mettre en application. Même sans le discours surajouté, particulièrement odieux, la fresque elle-même posait problème. 

Deux ans plus tard, le problème n'est pas enterré : à l'automne 2017, Martin Hirsch, patron de l'APHP, envisageait  de repeindre les salles de garde (et donc, leurs fresques). Dans un article violent (et il faut le dire, assez nauséabond) paru dans le Figaro, des "sommités" médicales s'insurgeaient contre ce "retour de la morale" - comme si la morale devait être absente des lieux de soins et de formation des soignants... 

Les défenseurs des fresques - pour qui elles font partie des "coutumes", de "l'histoire des hôpitaux", de la "culture des internes" - voient dans le rejet de ces "œuvres d'art" (qui sont monnaie courante dans les internats, comme on peut le voir dans le film de Thomas Lilti, Hippocrate), une manifestation du "politiquement correct". Dénoncer ces fresques et demander qu'elles soient effacées, est-ce de l'intolérance et le rejet de la libre expression ?

Quelques réflexions toutes personnelles. 

La liberté d'expression doit-elle être défendue ? Assurément. Mais une fresque pornographique dans un internat, ce n'est pas simplement de la " libre expression "

Je suis de ceux qui pensent que tout peut se dire, sur tout et sous toutes les formes, à condition d'en assumer le contenu, le sens et les conséquences. Ecrire un livre, tourner un film, peindre un tableau librement sont des libertés que je défends, pour les autres comme pour moi. Toute personne a le droit d'exprimer ce quelle veut, y compris dessiner des BD pornographiques si ça lui chante.  Et cela, parce que personne n'est obligé de les regarder. Pas plus que quiconque n'est obligé de lire mes livres ou les billets de ce blog.  

La liberté d'expression (et les lois qui la protègent) a en effet pour objet premier de permettre l'expression de ceux qui s'opposent à l'arbitraire, et non d'en imposer de nouveaux. La liberté d'expression a pour but de servir de contre-pouvoir, et non d'opprimer.

Quand Sade est enfermé pour pornographie, c'est par le pouvoir politique. Quand Flaubert est poursuivi pour avoir publié Madame Bovary, c'est pour "outrage à la morale publique et religieuse" – pareil pour La religieuse de Jacques Rivette (1967). Et si "L'origine du monde" de Courbet n'a pas été exposée en public avant la fin du XXe siècle, c'est en raison de la pudibonderie des musées nationaux. Le pouvoir (ou la classe dominante) choisit pour les autres ce qu'elle leur permet de voir et de montrer.

S'il est indispensable que les artistes puissent écrire, composer et peindre c'est pour que tous ceux qui veulent les entendre, les voir, les lire, puissent le faire librement – même ceux qui ne sont pas au pouvoir. Et JustineMadame Bovary, La Religieuse ou "L'origine du monde" n'oppriment personne. Pour autant, devons-nous tous être contraints à lire Sade, ou Flaubert, à voir La Religieuse ou à nous coller le nez sur "L'origine du monde" ? Non ! Nous voulons pouvoir choisir ce que nous regardons ou lisons. La liberté d'expression, c'est aussi la liberté de ne pas regarder et de ne pas lire. C'est aussi, et surtout, la liberté de ne pas se plier aux goûts de la majorité – ou d'une minorité agissante.

La différence entre contrainte et liberté d'expression est la même qu'entre une fresque pornographique dans un lieu public et ce texte : l'une, on la subit sans l'avoir choisi ; l'autre, on ne le lit que parce qu'on choisit de le faire.


Les internats ne sont pas les "espaces réservés" des médecins ou des zones de non-droit

Nous ne sommes plus sous l'Ancien Régime, époque où les aristocrates pouvaient jouir sans partage des lieux et des privilèges de leur choix. Un internat n'est pas un club privé, c'est un bâtiment mis à la disposition de salariés de l'hôpital (les internes, les étudiants, les médecins, mais pas seulement) et où circulent des personnes de sensibilités très différentes.

Le mur d'une salle d'internat n'est pas un "lieu d'expression libre" comme l'est un journal, un livre, un film – ou un tableau d'affichage prévu à cet effetEt, dans un internat, la loi s'applique. Il ne serait pas toléré qu'on y peigne des scènes racistes, pédophiles ou appelant à la haine. Pourquoi serait-il toléré qu'on y peigne des fresques pornographiques, des viols ou des orgies ?

Personne n'empêche les étudiants en médecine d'écrire ou de peindre et de publier ou d'exposer leurs tableaux – fussent-ils pornographiques - dans des lieux dédiés à cet effet. Mais quelle "liberté d'expression" y a-t-il dans le fait de décorer une salle de garde de fresques sexistes (ou au moins terriblement ambiguës) quand ces fresques sont imposées par certains au regard de tou.te.s, y compris de celles et ceux qui n'ont rien demandé ?

Quel "pouvoir" ces fresques contestent-t-elles ? Aucun. Elle confortent, en revanche, des valeurs machistes et sexistes valorisées par - parce que consubstantielles à - beaucoup de formes de pouvoir. 

Une fresque qui s'impose et contraint tous les usagers d'un lieu à subir des représentations sexistes n'est pas une manifestation de liberté. C'est juste une brutalité (mal) travestie. La liberté ne peut pas se construire sur la contrainte ou l'insulte d'autrui. La liberté, c'est l'absence de contrainte pour tous et pour toutes. Une expression qui contraint ou insulte, ce n'est pas une liberté, mais une dictature. Et demander que ce type de fresque soit banni d'un lieu public, ce n'est pas plus "politiquement correct" ou "intolérant" que réclamer qu'une caricature raciste ou antisémite soit supprimée et son auteur puni. 

De plus, la pornographie des salles de garde n'est ni neutre, ni anodine, ni insignifiante.

Demander qu'on ne peigne plus (et non "qu'on interdise") de fresques pornographiques dans les internats, est-ce le "rejet d'un patrimoine historique" ? (Oui, oui, vous avez bien lu !)

Certains articles ou commentaires soulignent que pour les défenseurs de ces fresques, ce type de représentation est "naturel" : la proximité de la mort justifie que, depuis des lustres, les étudiants en médecine se "défoulent" ; s'élever contre ces manifestations c'est ne pas comprendre le caractère "historique" "cathartique" de l' "art" des salles de garde.

Ce type d'argument ne tient pas.

D'abord, parce même si une représentation douteuse était acceptable autrefois, ça ne la rend pas acceptable aujourd'hui. Ainsi, par exemple, les représentations des femmes "faciles" et des prostituées comme vectrices de maladies étaient monnaie courante pendant la seconde guerre mondiale. On peut les voir dans des textes historiques, mais il n'est plus question aujourd'hui de considérer comme une représentation "acceptable". Bref, le respect des personnes grandit, malgré les préjugés et les représentations anciennes. Pourquoi les médecins seraient-ils dispensés du respect attendu de tout un chacun à l'égard d'autrui, et en particulier des femmes ? 

L'argumentation "historique" sous-entend également que la pornographie est une manière légitime de se "défouler", sans s'interroger sur sa dimension sexiste et misogyne. Ses tenants "oublient" de rappeler toute la dimension historique, à savoir que jusqu'à très récemment, les médecins étaient presque tous des hommes et que leur autorité (et leur domination, y compris sexuelle) s'imposait aux autres professionnels de santé - en majorité des femmes. Parler de "défoulement" en omettant de prendre en compte la dimension aristocratique et machiste de la profession médicale jusqu'à 1968 (et encore aujourd'hui), c'est un peu comme suggérer que "finalement, le colonialisme a fait du bien aux pays colonisés" - autrement dit, c'est crapuleux. 

La culture médicale des salles de garde, c'était aussi – et c'est encore, dans le langage, l'imagerie et le comportement de certains étudiants en médecine et de leurs patrons (en particulier dans les amphis de première année, mais pas seulement) – la glorification du "droit de cuissage", des "initiations", des bizutages mais aussi les insultes sexistes, homophobes, transphobes, racistes. Les fresques pornographiques ne sont pas une simple "expression de défoulement", elles sont l'une des manifestations de la "culture" indéfendable – et pour cela longtemps cachée, et aujourd'hui seulement plus visible – d'une grande partie du monde médical français. Et je ne suis pas le seul médecin formé en France à souligner ce sexisme ordinaire.

L'argument est d'autant plus foireux que la "proximité de la mort", sauf erreur de ma part, concerne tout autant les infirmières et les aides-soignant.e.s - lesquel.le.s ne semblent pas du tout porté.e.s à badigeonner les murs avec des fresques porno. Et encore plus les malades, qui sont tout de même les plus menacés par la mort, dans les hôpitaux (je crois) et qui n'en sont pas moins capables, pour beaucoup de tenir un pinceau !!!

Toutefois, si l'on surprenait un malade ou une infirmière en train de peindre un phallus sur un mur, on les mettrait sous tranquillisant ou à la porte ; ou, comme on le fait avec les artistes de rues qui couvrent les murs de leurs tags (non sexuels), on leur collerait une amende. Mais l'on tolère sans souci ce comportement chez des étudiants qui, au fil des siècles, ont été dans leur immense majorité des gosses de riches. Deux poids, deux mesures, on le voit :

La "catharsis" dans les fresques, c'est le propre de l'élite.
Le tag et la dégradation de bien public, c'est pour les pauvres.
L'"orgie symbolique" c'est pour l'élite.
Les pauvres et les immigrants, eux, sont juste bons à pratiquer les viols "à la tournante". Car des viols collectifs dans une faculté de médecine, soyons sérieux, ça n'existe pas !!! 


Quant au caractère "universel" des fresques...
Est-ce que ces fresques et la mentalité élitiste et machiste qu'elles expriment reflètent l'état d'esprit de tous les médecins et étudiants en médecine de France ? Bien sûr que non.

Alors qu'on ne fasse pas comme si elles étaient consensuelles - elles ne le sont pas. Et n'acceptons pas que certains les brandissent comme des manifestations "exemplaires" du vécu émotionnel des étudiants, ou comme une expression "noble"de la "souffrance symbolique" des médecins, expression qu'il conviendrait alors de considérer comme "légitime". 

La souffrance réelle des étudiants ne se traduit pas par des fresques mais par le suicide, le burn-out, l'épuisement - lesquels ne sont pas du tout pris en charge par l'institution médicale, qui en est parfois la première responsable !!! 


Ah, mais alors, me dira-t-on, vous voulez aussi interdire les "tonus" (fêtes), les chansons paillardes et les spectacles satiriques mis en scène par les carabins ?

Nullement. Si faire la fête consiste à chanter des chansons, boire, se moquer de ses profs et interagir les uns avec les autres sans que personne ne soit contraint à participer, alors rien ne justifie de les interdire ou de les condamner. Mais si ces fêtes sont – explicitement ou implicitement – des prétextes aux insultes ou pour exiger des un.e.s ou des autres qu'ils/elles se déshabillent, se prêtent à des jeux humiliants, ou soient violé.e.s, alors oui, elles sont intolérables, comme le sont les bizutages et autres "initiations". La sexualité doit être une liberté, et je revendique pour chacune et chacun le droit de pratiquer celle qui lui plaît. Mais je m'insurgerai toujours contre les pressions morales ou physiques qui s'exercent sur celles et ceux qui n'en veulent pas. (Et, en matière de harcèlement moral ou sexuel, on sait bien que le pouvoir n'est pas du côté de celles ou ceux qui disent "Non", mais du côté de ceux qui pensent que le "oui" va de soi.[1])

L' "esprit carabin" que brandissent les chantres de la pornographie des salles de gardes comme "art", n'est pas juste une manière de s'amuser, c'est la rémanence d'une mentalité archaïque, qui perdure aujourd'hui.

D'ailleurs, à entendre certains de leurs défenseurs, il semble que ces fresques n'existent que dans les internats français ; elles expliqueraient ainsi que les médecins français sont les plus équilibrés au monde, sans doute. On se demande comment les étudiants en médecine se débrouillent pour "décompresser" dans d'autres pays...

Il faut avoir, comme Patrice Josset, professeur d'histoire de la médecine, un sacré culot pour répondre, sans rire, à une question du quotidien 20 minutes :

"Q : Les femmes ne perçoivent-elles pas ces fresques différemment des hommes ? 

R: L’arrivée des femmes dans les salles de garde dans les années 1970, dans une ambiance jusqu’ici 100% masculine, a apporté des changements. Une partie des femmes est à l’aise avec cet univers, et l’autre est terrifiée."

Pour cet "historien", les femmes médecins n'ont que deux sensibilités possibles : l'aise ou la terreur. Il n'est pas concevable qu'une femme médecin soit en colère, révoltée, dégoûtée ou insultée par l' "art" qu'il entend défendre. Belle finesse d'analyse. Et quelle manifestation de paternalisme machiste !

Allez, la "catharsis" a bon dos !
On peut aussi voir plus simplement la pornographie des salles de garde comme l'expression de rites de passage anciens, essentiellement masculins, puisqu'ils louent avant tout la virilité comme norme, le "passage" de la jeune-fille-sage à la femelle-en-rut comme transformation souhaitable - et cela,  en manifestant le plus grand mépris pour les "impotents", les "vieilles filles" et les "pédés" - la sodomie comme signe d'accomplissement de ceux qui l'imposent et d'infériorité/soumission/leçon bien méritée de celles et ceux qui la subissent est d'ailleurs un thème récurrent de cette imagerie, comme des chansons paillardes. Et là encore, ce n'est pas juste moi qui le dis, mais les dizaines d'entrées consignées sur le site "Paye ta blouse - témoignages de sexisme en milieu hospitalier

Le commentaire de "Dude" (voir plus bas dans les commentaires) est à cet égard révélateur : les internes, "les vrais, les tatoués", savent que l'internat est leur lieu réservé, et qu'en y entrant, on en accepte les règles. Ceux qui ne sont pas contents, qu'ils aillent manger ailleurs ! 

Belle mentalité, qui n'a rien à envier à celles de certaines "Frat Houses" américaines (je vous renvoie à votre télésérie habituelle), et vise essentiellement à constituer un club privé, auquel n'appartiendront que celles et ceux qui se plient (et font appliquer) les consignes. Ce type de fonctionnement relève d'une mentalité d'aristocrates modèle Ancien régime et de groupes sectaires, non de soignants voués à se soucier des autres - de tou.te.s les autres, sans préjugé ni discrimination. 


Les enseignants des facs de médecine sont responsables des "valeurs" qu'ils transmettent – et de celles qu'ils tolèrent ou cautionnent chez les étudiants

Il est plus facile de laisser les étudiants régler (mal) les frustrations accumulées pendant la journée, lorsqu'ils se font harceler par leurs patrons, que de prévenir ces frustrations. Et c'est ce que font les enseignants des facultés, du Doyen au professeurs en chaire, en tolérant – voire, en participant – aux "agapes" des étudiants. 

Ces mêmes enseignants, anciens étudiants "paillards", "carabins" et partisans d'un "sain défoulement", dénoncent sans vergogne les ravages de la pornographie (la vraie, la hard, celle des films et des sites X) parmi les adolescents et les adultes qui n'ont pas eu le privilège d'étudier la médecine ; comme s'ils n'en avaient pas consommé eux-mêmes larga manu ! Ce faisant, ils démontrent que l'imagerie des salles de garde a tout d'une idéologie de classe : la pornographie "saine" "cathartique", peinte à la main sur les murs blancs de l'hôpital est réservée aux initiés, à l'élite habilitée à toucher, manipuler, diagnostiquer et traiter (bien ou mal) les corps humains ; la pornographie "malsaine", pathologique, délétère, c'est pour les non-médecins. 

Sans rire.    

Qu'on ne me fasse pas dire, encore une fois, ce que je n'ai pas dit. Libre à chacun de consommer ou de produire la pornographie qu'il veut. C'est une affaire privée, et ni l'Etat, ni les bonnes mœurs n'ont à s'en mêler. Mais qu'on ne l'impose à personne. Et surtout, qu'on n'en fasse pas une preuve de bonne santé mentale des médecins !!!

Les actes sexistes (symboliques ou physiques) ne sont pas excusables de la part des étudiants en médecine ; ce qui est encore moins excusable, beaucoup plus grave, mais très significatif, c'est l'absence de condamnation, voire la défense de ces actes par ceux-là qui prétendent enseigner les règles de  comportement professionnel.

Faut-il s'en étonner ? Aujourd'hui encore en France, beaucoup de cours de médecine, de consultations publiques et privées, de palabres entre confrères, d'échanges de couloirs et de discussions au lit des malades ou au-dessus des champs opératoires sont émaillés de commentaires graveleux, insultants, méprisants pour les femmes, les personnes homosexuelles ou intersexuées, les personnes racisées, les migrant.es et les immigrant.es, les sans-abri, les habitant.es des zones rurales ou des quartiers défavorisés, les personnes souffrant de maladies mentales, et bien d'autres. 

Une grande partie de ce corps médical enseignant se pose en parangon de vertu alors qu'elle tolère non seulement sur les lieux de travail, mais aussi ceux où les étudiants prennent leurs repas, leurs gardes et leurs cuites, une culture ouvertement sexiste, machiste et élitiste.

Les fresques des salles de garde ne sont, en vérité, que la (toute petite) partie émergée d'un très gros iceberg.


Marc Zaffran/Martin Winckler








[1] Les "défenseurs" de la fresque de l'internat de Clermont-Ferrand déclarent, sans rire : "Elle ne représente pas un viol collectif, mais un rapport consenti". C'est fou ce que ça ressemble à ce que disent les vrais violeurs…

dimanche 18 janvier 2015

Pourquoi des listes de soignant.e.s dressées par les patient.e.s ?



J'ai répercuté ces jours-ci sur ma page Facebook et mon flux Twitter l'adresse de Gyn&Co, site d'information donnant des noms de soignant.e.s féministes. La liste n'est pas composée par des médecins mais par des patient.e.s. Elle recourt à des critères nombreux (et parfois subjectifs, ce qui n'a rien de problématique à mes yeux) ; certains professionnels se sentent gênés, d'autres offusqués par cet annuaire. D'autres – j'en fais partie – appelaient de leurs voeux ce type d'initiative dès les années soixante-dix. Rien que pour ça, je bénis l'Internet.

En tant que professionnel de santé, engagé depuis longtemps dans des activités de partage de ce type, je constate qu'elles ne vont pas de soi pour d'autres professionnels. Le texte qui suit vise à expliquer pourquoi, à mon avis, ces initiatives sont non seulement inévitables, en France, mais également souhaitables et nécessaires. 


1° Les obligations professionnelles devraient être les mêmes pour tous les médecins français ; elles ne le sont pas

Cela va peut être sans dire, mais cela ne va pas de soi. L'enseignement de la médecine, en France, est très hétérogène, du Nord au Sud, de l'Ouest à l'Est. Vérité à Paris, erreur à Marseille et ainsi de suite. Pourquoi ? Parce que les facultés de médecine sont autonomes (ce qui n'est pas forcément mauvais) ; parce que les objectifs d'enseignement varient d'une fac à une autre - ce qui pourrait se concevoir si ces variations étaient toujours liées à l'objectif de répondre aux besoins des populations locales, mais ce n'est pas le cas. Dans les faits, les objectifs d'enseignement sont très souvent à la merci des goûts et de la personnalité des principaux chargés d'enseignement, de l'idéologie des chefs de département ou de service. Or, un service public dont les membres les plus influents (les médecins) s'opposent, dans les hôpitaux publics et universitaires, à la délivrance des soins prévus par la loi (l'IVG, la contraception aux mineures, la stérilisation tubaire ou la vasectomie, pour ne prendre que ces exemples) n'est pas un service public équitable et démocratique. On devrait pouvoir attendre des professionnels de santé qui exercent dans le service public qu'ils délivrent des soins et une formation identiques (conformes aux données actuelles de la science) à tous et à toutes. Ce n'est pas le cas.
Il ne s'agit pas ici d'accuser quiconque mais d'énoncer un fait. Nier ce fait tout simple (la médecine n'est pas enseignée et, par conséquent, pratiquée de manière homogène partout dans le pays) c'est nier la réalité, et donc s'interdire toute réflexion critique.

2° Tous les médecins devraient apprendre les mêmes règles et mettre en oeuvre les mêmes attitudes de respect, vis-à-vis de tous les patients. Ce n'est pas le cas.

Parmi les obligations professionnelles des médecins figurent (je vous renvoie au Code de la Santé Publique et au code de déontologie médicale qui y est inclus) en particulier un certain nombre de règles de comportement centrées sur le respect des patient.e.s.
Les comportements de respect, ça n'est pas inné ; ça n'illumine pas non plus le jeune médecin qui prête le serment d'Hippocrate comme l'hostie illuminerait le communiant – ça s'apprend. Et donc, ça devrait faire partie de l'enseignement. Ce n'est pas le cas. L'éthique du comportement soignant ne s'improvise pas : on y réfléchit depuis plus de soixante ans dans de nombreux pays développés (même en France) ; les règles et les repères existent, ils sont clairement définis dans les chartes professionnelles de nombreux pays et y font l'objet d'enseignements nationaux. Ainsi, au Canada, l'association médicale canadienne a énoncé un code de déontologie (ethics code) très précis, qui ne laisse place à aucune ambiguïté. Comparez le au code de déontologie français. Les différences sont notables. Mais elles ne font que refléter les différences des deux sociétés.

3° Le statut et la hiérarchisation de la profession médicale reproduisent ceux de la société française

En France, les médecins ont de tout temps été considérés, socialement, comme une profession libérale destinée à être pratiquée par des privilégiés (même si aujourd'hui, dans les faits, tous ne le sont pas). La hiérarchie des métiers du soin (les "non-médecins" étant considérés comme "moins importants" que les médecins en témoigne) ne fait que reproduire la hiérarchie pyramidale de la société française. Cette hiérarchisation de la profession par rapport aux autres soignants et à la population générale se retrouve dans la hiérarchisation des privilèges (et du statut social) selon qu'on est généraliste de campagne ou chef de département d'un CHU. Tout, en France, est ordonné selon des critères élitistes, dits ou non dits.
La sélection des étudiants en médecine (donc, des futurs médecins) est fortement influencée par des critères sociaux et financiers. Statistiquement, il est plus facile de devenir médecin si l'on vient d'un milieu favorisé, tout simplement parce que les études de médecine durent longtemps et coûtent cher. Inévitablement, la proportion de médecins issus de milieux favorisés reste élevée, malgré la "gratuité" des études.

4° Qui dit hiérarchie sociale, dit hiérarchie de valeurs

Ici encore, pas besoin de démonstration : les classes sociales du sommet de la pyramide n'ont pas les mêmes critères de valeur (financiers, culturels, comportementaux) que les classes les moins favorisées. Les médecins faisant eux-même l'objet d'une sélection liée au milieu d'origine, il n'est pas surprenant que la "culture", autrement dit les valeurs d'une majorité de médecins reflètent le mode de pensée des milieux les plus favorisés.

Parmi les "valeurs" du monde médical français figurent :

- l'idée qu'un patient est moins apte à décider pour lui-même que le médecin à qui il fait appel ; ce préjugé découle de l'illusion que devenir médecin confère des qualités ou une clairvoyance particulières ; pour beaucoup de médecins issus de milieux favorisés, il n'est en réalité que le prolongement d'un préjugé de classe, selon lequel un riche éduqué est toujours plus apte à faire pour les autres des choix appropriés qu'un pauvre sans éducation ne peut faire des choix pour lui-même (je caricature à peine).

Ce premier préjugé se double d'un autre préjugé, non moins sérieux :
- l'idée que toute critique émise par un patient à l'égard des soins ou des soignants est nulle et non avenue – au prétexte qu'un patient (malade ou non) ne serait pas en mesure d'avoir une opinion objective. Cette disqualification de la parole et de l'opinion (tenues pour "douteuses", "suspectes" ou au moins "sujettes à caution") est un pur critère de classe. En effet, aux yeux du médecin qui n'a pas conscience de ses préjugés, un patient risque toujours d'apparaître comme un "pauvre".

Ces deux préjugés s'aggravent d'un troisième, fortement ébranlé depuis dix ans mais encore fermement ancré, à savoir que les patients n'ont pas à s'informer ni à communiquer entre eux, et que leurs initiatives de communication sont toujours des obstacles à la bonne pratique de la médecine. Il était encore de bon ton, en 2000 ou 2001, de dire qu'on lisait "tout et n'importe quoi" sur le web en matière de santé. C'est difficilement défendable aujourd'hui, quand on voit l'effort d'information aussi bien professionnel qu'institutionnel qui s'est déployé dans tous les pays industrialisés disposant de l'internet. Aujourd'hui, on ne peut pas simultanément s'offusquer que certaines femmes, "à l'heure de l'Internet" ne connaissent rien à la contraception ET reprocher à d'autres femmes de préférer un DIU à une pilule. Ce type de reproche n'est pas seulement idiot et illogique, il est contre-productif. Il est éminemment souhaitable que les patient.e.s s'informent, et leur donner des sources d'information fiable fait intégralement partie des obligations des professionnels de santé ! 

- l'idée que la loyauté d'un médecin va d'abord à ses confrères ; ensuite au(x) patients ; le simple fait que les médecins aient autant de mal à critiquer leurs confrères, à dénoncer leurs actes illégaux ou malfaisants, ou à entendre la moindre critique de leur profession est, à lui seul, très significatif de ce conflit d'intérêts, énoncé clairement dans des documents officiels propres à l'Angleterre, aux Pays-Bas, au Canada, à la Suède... mais que je n'ai jamais vu énoncé en France.

- une fâcheuse tendance à favoriser l'argument d'autorité face à l'argument scientifique ; j'en ai souligné, au fil des vingt années écoulées, quelques exemples frappants en matière de santé des femmes, du refus de DIU aux femmes sans enfant à la prise de pilule en continu, en passant par la prescription sous influence pharmaceutique de Diane, Jasmine et autres "pilules contre l'acné", au mépris des risques encourus par les utilisatrices ; toutes ces attitudes n'ont rien de scientifique, elles sont seulement idéologiques et autoritaires - et, par conséquent, anti-professionnelles. 

- la misogynie et le sexisme ; ils sont attestés par un très grand nombre de femmes, et un nombre non négligeable d'hommes ; ils sont visibles sur les fresques des salles de garde et audibles dans les chansons paillardes ; ils sont lisibles dans l'énoncé de nombreux cours, dans les attitudes des enseignant.e.s, dans le comportement des hommes (et parfois de certaines femmes ) médecins avec les patientes, les infirmières, les sages-femmes, les aide-soignantes ; ils sont patents dans l'attitude de nombreux gynécologues ; homophobie, transphobie et peur de toute personne ou comportement "non conforme" font partie intégrante du sexisme médical – et les personnes concernées en font douloureusement les frais.

- le racisme ; il est, malheureusement, inhérent à la structure pyramidale de la société française, et n'épargne pas la profession médicale ; associé à la misogynie et aux critères de classe, il permet de comprendre qu'une femme blanche, riche, qui accouche dans une clinique privée, a beaucoup moins de souci à se faire qu'une femme pauvre, non blanche, ne parlant pas le français, qui accouche dans une maternité publique – et ce n'est pas insulter les personnels de maternités publiques que de dire ça, mais leur rappeler que personne n'est maître de ses propres préjugés… et encore moins des préjugés de ses supérieur.e.s hiérarchiques. 

(Je m'arrête là, mais la liste n'est pas exhaustive.)

5° En France, le corps médical ne cherche pas à lutter contre sa "culture" élitiste, misogyne, sexiste et raciste pour instaurer des comportement éthiques

Ceci non plus n'est pas une affirmation gratuite. Pour lutter contre un problème, il faut d'abord admettre publiquement qu'il existe. C'est loin d'être le cas, pour des raisons complexes sur lesquelles je ne m'étendrai pas. Je n'ai jamais entendu un membre du conseil de l'Ordre dire publiquement quelque chose comme "Il nous faut lutter contre le sexisme ou le racisme rampants dans notre profession."
Celui qui ne connaît pas la vérité est un imbécile. Celui qui la connaît et la tient pour un mensonge est un criminel - ou, au moins, complice. 

Une fois qu'on a admis l'existence du problème, on peut en chercher les racines et les traiter. Par exemple, en faisant prendre conscience aux étudiants de leurs préjugés de classe et de l'influence de ces préjugés sur leurs décisions. Ce n'est pas fait dans toutes les facultés de médecine françaises. Ca devrait.

Les professionnels organisés en groupements ou en corporation, devraient, spécialité par spécialité, identifier les problèmes, les énoncer et les combattre. Ce n'est pas le cas. (Si un lecteur de ce billet a notion d'une initiative de ce type dans un groupe de généralistes ou de spécialistes français, qu'il me le signale, je serai heureux de m'en faire l'écho.)

Les professionnels devraient pourtant balayer devant leur porte : les violences verbales ou physiques, les refus de soin, la discrimination économique, le "tri" préalable des patients qui demandent un rendez-vous – bref, tous les comportements professionnels inappropriés ou inadéquats devraient non seulement être dénoncés mais aussi punis. Ce n'est pas le cas, comme en témoigne la difficulté pour un patient de faire tout simplement appliquer la loi en obtenant son dossier, par exemple – ou de dénoncer un viol ou une maltraitance par un médecin. (Si vous pensez vraiment que le cas du Dr Hazout est une exception, vous êtes, au choix, aveugle, stupide ou de mauvaise foi. Paradoxalement, des trois, seul l'aveuglement se soigne ; et il se soigne simplement : en ouvrant les yeux et les oreilles.)  

6° Un.e professionnel.le élitiste et bardé.e de préjugés, qui n'en a pas conscience, ne les combat pas et n'entend pas les protestations des citoyen.ne.s se disqualifie en tant que soignant.e et en tant que professionnel.le

Pour être un professionnel respectable, il est indispensable d'avoir une attitude professionnelle conforme à l'éthique. Si on ne l'a pas… CQFD.

7° Devant des professionnels de santé qui ne remplissent pas leurs obligations professionnelles, le seul recours des patients, c'est de faire le tri eux-mêmes.

In fine, même s'il a appliqué les critères de bonne pratique, ce n'est pas au professionnel de santé de décider si son comportement est approprié, c'est à la personne qu'il soigne. Il n'y a pas de discussion possible sur ce point, pour une raison simple : c'est la personne qui souffre, et elle seule, qui peut dire si on lui fait du bien ou du mal. Bien sûr, c'est subjectif. Mais souffrir est subjectif, de toute manière. Et un professionnel qui ne peut pas voir ou entendre qu'il fait (du) mal, même quand le/la patient.e le lui dit n'est ni un soignant, ni un professionnel de santé digne de ce nom. Il a l'obligation, au moins, de toujours se poser la question. Et, dans le doute, de faire appel à un arbitrage - par exemple en disant : "Si vous pensez que je ne vous soigne pas bien, je pense préférable que vous fassiez appel à quelqu'un d'autre, mais je reste à votre disposition." Référer, ce n'est pas expédier, et encore moins congédier.

Face au mur d'incompréhension qu'ils rencontrent dans l'attitude de certains, les patient.e.s sont non seulement en droit, mais je dirais même plus en devoir d'établir des listes de professionnel.le.s qui répondent à leurs besoins. La liste des soignant.e.s féministes n'est d'ailleurs pas la première liste de ce type. Au cours des années 80, avant l'Internet, les personnes atteintes de sida ont été confrontées à de tels préjugés de la part des médecins qu'elles ont dû créer leurs propres réseaux de soignant.e.s. Il y avait des médecins qu'il valait mieux ne pas aller voir quand on était séropositif, sous peine de se voir jugé. C'est toujours vrai car les préjugés ont la vie dure. Les préjugés sexistes ne sont pas moins réels, et ils doivent être combattus sans relâche, à tous les étages de la pyramide sociale et de la pyramide hiérarchique des professions de santé.

En dehors même de leur caractère pratique ("Puis-je trouver un.e gynéco qui ne commentera pas avec mépris le fait que je suis lesbienne ou que je veux un stérilet ou que je désire accoucher sur le côté ?"), ce type de liste a pour vertu de secouer les professionnels, qui doivent alors se positionner face à une réalité concrète et se poser des questions salutaires :
- "Que signifie cette liste ? Que disent et demandent ses auteur.e.s ?" (Toute parole de patient.e est digne d'être écoutée, entendue et méditée.)
- "Est-ce que je me reconnais dans cette exigence de qualité qu'expriment les patient.e.s ?" (La question est fondamentale...)
- "Mon comportement est-il inapproprié ?" (Il est acceptable de faire amende honorable parce qu'on ne s'est pas encore interrogé.e sur sa pratique ; il n'est pas acceptable de prétendre que son comportement est indiscutable).
- "Que puis-je faire pour que ce type de comportement change, chez moi et chez les autres professionnel.le.s ?" (Ne pas chercher à changer les choses - ou nier qu'elles ont besoin de changer - c'est se faire complice de celles et ceux qui abusent de leur position et qui ne veulent pas que ça change.)


Une initiative comme la liste Gyn&Co n'est donc pas seulement bienvenue, elle doit être soutenue fermement et ouvertement par les professionnels respectueux de la parole et des attentes de la population, et soucieux de la qualité des soins délivrés à toutes et à tous, partout en France.  

Marc Zaffran/Martin Winckler

NB : Les commentaires étant modérés, ils contiennent tous des informations complémentaires. Je vous invite à les lire.