Acte I
Dans Les Brutes en blanc, publié chez Flammarion en octobre 2016 et repris par Points Seuil en octobre 2017, j'écrivais (p. 93 à 103) :
Quand ils entament leur parcours, les étudiants en
médecine sont dans leur grande majorité des individus sensibles. Mais de leurs
émotions, leurs répulsions, leurs désirs, il n’est pratiquement jamais question
pendant leur apprentissage. Comme en témoignent les blogs et les courriels de
jeunes médecins que j’ai l’occasion de lire (et il y en a beaucoup), tout se passe
comme si, pendant leurs stages hospitaliers, on attendait d’eux qu’ils ne
s’engagent pas, qu’ils restent émotionnellement aussi distants que possible des
patients. Ce qui, bien entendu, est impossible.
Abandonnés à leur sort, certains font tout leur possible
pour éviter les questions trop intrusives, ou pour les poser avec le plus de
délicatesse possible. D’autres décident plutôt de les poser en rafale, de
manière mécanique, comme si de rien n’était, ce qui leur permet de ne pas
s’exposer émotionnellement et leur donne l’illusion d’avoir ainsi un
comportement « professionnel ».
Or, depuis le tournant des années 2000, plusieurs
études américaines et britanniques montrent qu’au fil de leurs études, beaucoup
d’étudiants se « désensibilisent » et perdent leur empathie. Les
causes sont multiples : le stress professionnel, la tempête de sentiments devant
l’intensité de la souffrance humaine et leur sentiment d’impuissance à la
combattre sont facteurs de burn-out, lequel
est suivi d’un repli émotionnel destiné à les protéger.
Ce phénomène aujourd’hui bien connu (hors de France,
du moins) explique, sans le justifier, que de nombreux praticiens apparaissent
comme « insensibles » ou « à peine concernés » par ce que
les patients leurs disent. Cette insensibilité affichée est, le plus souvent,
une posture défensive. Réagir, c’est montrer qu’on est touché. C’est un signe de
faiblesse. Or, on enseigne aux médecins qu’ils doivent être forts puisque les
patients sont faibles. Ne pas réagir, c’est affecter d’être fort. Cela sert
l’image que beaucoup de médecins veulent donner ; ça ne sert pas
l’établissement d’une relation de soin.
Et même si certains affichent une
« insensibilité » défensive, cela n’explique en rien, en revanche, le
caractère inquisiteur et agressif que rapportent beaucoup de patient.e.s, en
gynécologie[1].
*
A travers les témoignages adressés à mon site internet,
beaucoup de femmes disent avoir fait ou faire encore l’objet de questions
nourries sur leur vie sexuelle ou leur situation socio-économique ; et
cela, sans lien avec les raisons qui les ont conduites à consulter, ou les
questions qu’elles désirent aborder. Ce qui devrait être un échange se
transforme alors en interrogatoire policier doublé de jugements de valeur à l’emporte-pièce.
« Vous avez vingt-cinq ans et vous prenez déjà la
pilule depuis dix ans ? Vous êtes folle ! Vous voulez faire un
cancer, c’est ça ? »
« Comment ? Vous avez trente ans et pas
encore d’enfant ? Il serait temps d’y penser !»
D’autres commentent sans délicatesse la situation
personnelle de la femme :
« Une jolie fille comme vous, vous vivez
seule ? Quel dommage ! »
« Combien de partenaires sexuels avez-vous en ce
moment ? Quoi ? Deux ? Et vous vous protégez ou vous êtes inconsciente ? »
« Ouais, ben si vous avez pas de mec, c’est pas
étonnant que vous ayez décidé d’avorter ! »
Ce genre de jugements de valeur, beaucoup de patient.e.s
en subissent en consultation de gynécologie. Et il peut s’agir aussi bien de
remarques désagréables que de commentaires graveleux sur leur manière de
s’habiller, leur coiffure, leurs sous-vêtements, le fait qu’elles portent des tatouage
ou des piercings, la taille et la forme de leurs seins, de leurs fesses, les
vergetures, la cellulite.
« Chaque fois que j’allais chez ce gynécologue,
me racontait une internaute, il me faisait déshabiller entièrement et, avant de
me faire monter sur la table, il me demandait de rester debout, nue devant lui et
il tournait autour de moi en m’examinant sous toutes les coutures. Même quand
j’y allais pour renouveler ma pilule ! Au début, je n’y ai pas fait
attention, mais à force, j’ai trouvé ça détestable. La dernière fois, pendant
que j’allais demander un autre rendez-vous à la secrétaire, il est entré dans
le bureau de son confrère et il s’est mis à lui décrire mes seins. Je les ai
entendus rire. La secrétaire était pétrifiée, j’ai compris que ça n’était pas
la première fois qu’elle entendait ça. Je n’y suis jamais retournée. »
Jugements « freudiens »
à l’emporte-pièce
Longtemps, en France, seuls les médecins purent se
former à la psychanalyse : Jacques Lacan et Françoise Dolto étaient médecins tous
deux. En 1950, le Conseil de l’Ordre porta plainte contre Margaret
Clark-Williams, psychanalyste qui ne l’était pas, pour « exercice illégal
de la médecine ». Aujourd’hui encore, il existe une rivalité non masquée
entre les psychanalystes médecins et ceux qui ne le sont pas.
Pour les patients qui n’ont jamais affaire à eux, il
pourrait sembler que les psychanalystes n’ont pas beaucoup d’importance en
médecine. Or, c’est tout le contraire.
En effet, l’omniprésence de la psychanalyse dans la
pensée médicale française a compromis gravement le développement – et surtout
la vulgarisation et la diffusion – des psychologies fondées sur une approche
scientifique – thérapies comportementales et cognitives, psychologie
évolutionniste.
La différence principale entre la psychanalyse et les
psychologies scientifiques réside dans leurs bases théoriques et leur méthode de
recherche. La psychanalyse a pour bases théoriques les écrits de Freud, et
comme méthode de recherche… les commentaires qu’en font les psychanalystes
d’hier et d’aujourd’hui. Le Nouveau Testament et ses exégèses, en quelque
sorte.
(...)
Toutes proportions gardées, la différence entre la théorie
psychanalytique et la psychologie scientifique est la même qu’entre les
principes de l’homéopathie inventés par Hahnemann au 18e siècle et
la biologie contemporaine. Psychanalyse et théorie Hahnemannienne, une fois
énoncées, n’ont jamais cherché à se remettre en question.[2]
La biologie et la psychologie scientifique le font en permanence.
L’effet le plus pernicieux de la suprématie
psychanalytique en France apparaît dans la propension qu’ont beaucoup de
médecins français (y compris quand ils ne sont pas psychanalystes) à décréter qu’ils savent ce qu’un patient pense, même
(et surtout) si ces pensées sont inconscientes. Comme s’ils pouvaient les
lire. Cette incroyable vanité – car il s’agit de ça, plus encore que
d’obscurantisme – conduit ainsi des praticiens à prononcer, au sujet de chaque
parole ou de chaque geste de patient, des interprétations qui sont autant
d’oracles.
Une femme déclare à son médecin qu’après l’accouchement,
elle ne désire pas reprendre la pilule, mais utiliser des préservatifs.
Réaction du médecin : « Vous êtes castratrice. »
Un homme souffre d’impuissance. Pour le médecin, c’est
son inconscient : il a trompé sa femme et se punit. En réalité, il souffre
d’artérite des membres inférieurs, ce que le médecin aurait pu diagnostiquer
rien qu’en lui prenant le pouls aux chevilles.
Une vieille dame aphasique ne veut plus manger :
« Elle régresse au stade infantile. » Non, elle a un abcès dentaire.
Une fois l’abcès traité, elle se remet à dévorer.
Des exemples comme ceux-là, je pourrais en énumérer
des centaines. Je finirai simplement par celui-ci : à une rencontre où
l’on m’avait invité à parler de contraception, j’entends des médecins que je
croyais bien intentionnés dire : « Oui, bon, mais quand tu prescris
un stérilet ou un implant, tu te rends compte que c’est une violence imposée au désir inconscient des femmes d’être
enceintes ? Au moins, celles qui prennent la pilule peuvent l’oublier
et satisfaire leur pulsion refoulée ! »
Stupéfait, j’ai répondu qu’il ne me venait jamais à
l’esprit de « deviner » les désirs inconscients des patientes. Lorsqu’elles me disent avoir l’esprit
plus libre avec un implant ou un DIU, et qu’elles ont moins peur d’être
enceintes, je me contente de les croire sur parole.
Mais bien sûr, « Faut pas croire tout ce que
disent les patient.e.s ».
La « posture psychanalytique » de nombreux
médecins français peut être franchement désastreuse quand elle énonce des
jugements arbitraires, cruels, définitifs. L’une des pires situations est
celle, en particulier, des mères d’enfants autistes qui, en plus de devoir
faire face à une situation familiale et éducative extrêmement difficile, se
sont longtemps entendu dire qu’elles étaient responsable (inconsciemment, bien
sûr) de la souffrance de leur enfant. (Beaucoup de psychanalystes disaient
encore il y a peu la même chose des mères de garçons homosexuels, comme si
l’homosexualité était une maladie.) Les diverses formes de troubles cognitifs
apparentés à l’autisme font l’objet de nombreuses recherches et s’il y a bien
une chose dont on est à peu près sûr, c’est qu’il s’agit d’un trouble du
développement neurologique, dont l’origine est encore inconnue, pas du résultat
d’une maltraitance maternelle in utéro !!!
J’ai vécu de près une situation similaire au cours de
laquelle une adolescente qualifiée d’ « anorexique », soupçonnée de
se faire vomir en cachette (c’était faux) était accusée à mots à peine couverts
d’avoir des pensées impures pour son père. Le dit père, qui ne vivait pas avec sa
fille, avait eu droit aux mêmes accusations définitives. Si sa fille allait
mal, c’était forcément à cause d’un comportement « séducteur » de sa
part.
Les psychiatres qui avaient posé ce diagnostic
audacieux ne devaient pas y croire eux-mêmes, car ils décidèrent, du jour au
lendemain, que l’adolescente n’avait plus besoin de soin.
Allez comprendre.
La violence de ce type de « diagnostic » n’a
d’égal que son caractère irrationnel. Dans la plupart des pays développés,
psychologie et psychothérapie sont fondées sur des travaux scientifiques,
constamment remises en question et réévaluées. C’est pour cette raison que les professionnels
de santé britanniques et américains ont rayé l’homosexualité du registre de la
psychiatrie. Si les psychanalystes avaient eu leur mot à dire, elle y serait
encore.
Le plus stupéfiant dans l’attitude consistant à
accuser les patients d’être les « jouets » de leur inconscient, c’est
qu’elle laisse entendre que les médecins, eux, n’ont pas de pensées mauvaises,
ni de désirs tordus. Bref, qu’ils n’ont pas d’inconscient.
Il n’est évidemment pas possible de dire ce qu’un
médecin pense. Mais quand il assène verbalement des jugements négatifs aux personnes
qu’il est censé soigner, on est tout
à fait en droit de dire qu’il est malveillant et maltraitant, et qu’il trahit
sa mission.
En pleine conscience, donc.
Cachez ce corps
que je ne saurais voir
Les violences verbales (assorties ou non
d’interprétations sauvages) sont particulièrement intenses quand le corps des
patient.e.s ne correspond pas à… l’idéal esthétique (ou physiologique) des
médecins, qui se posent alors en hérauts du bon goût.
Début 2016, le site de Libération publiait un article[3]
décrivant les commentaires insultants infligés à des patient.e.s en surpoids.
Ces commentaires déplacés, que les personnes en surpoids subissent parfois
quotidiennement, sont d’autant plus humiliants quand ils viennent d’un
professionnel de santé dont la mission, rappelons-le, est de soigner sans discrimination. Cette
attitude n’incite pas, on le comprend, les personnes ainsi échaudées à
retourner consulter des médecins qui imputent – à tort, le plus souvent – tous
leurs problèmes de santé au poids et tiennent un discours constamment
culpabilisant.
En 2015, sur le blog L’école des soignants, j’avais publié un message intitulé « Nenous jugez pas ». Son auteure racontait les humiliations que de nombreux
médecins lui avaient fait subir en parlant de son poids, et sa joie devant un
praticien qui, disait-elle « lors d’une visite de la médecine du travail, lorsque
j’ai passé l’épreuve de la balance n’a rien dit à l’annonce de mon poids. Rien.
Et c’est ce silence qui a fait que deux mois après j’ai été chez un
nutritionniste, parce qu’il n’y avait eu ni jugement de sa part, ni remarque
idiote sur "Vous connaissez mangezbougez.fr?", ni pitié. Rien. »
Parfois, le respect consiste à ne rien dire. Ainsi, on
est sûr de ne pas blesser.
Un jugement de valeur, en revanche, est toujours
l’expression d’un manque de respect. Venant d’un médecin investi de confiance,
c’est déplorable et le signe d’un flagrant défaut de professionnalisme. De plus
c’est tout à fait contre-productif, car cela compromet toute possibilité pour
le médecin d’apporter quoi que ce soit au patient qu’il a ainsi blessé.
(...)
*
Parfois, les jugements se doublent de contre-vérités
éhontées. À de nombreuses reprises, j’ai reçu des messages de jeunes femmes me
demandant s’il était vrai qu’un médecin n’avait pas le droit de prescrire une
pilule à une mineure : celui qu’elle avait consulté la lui avait refusée
en arguant que ses parents pourraient porter plainte contre lui. C’était un
mensonge : la loi de 2001 (qui avait également supprimé l’obligation d’une
autorisation parentale pour l’IVG et en avait rallongé les délais) stipule précisément
:
« Le consentement des titulaires de l’autorité
parentale ou, le cas échéant, du représentant légal n’est pas requis pour la
prescription, la délivrance ou l’administration de contraceptifs aux personnes
mineures. La délivrance de contraceptifs, la réalisation d’examens de biologie
médicale en vue d’une prescription contraceptive, la prescription de ces
examens ou d’un contraceptif, ainsi que leur prise en charge, sont protégées
par le secret pour les personnes mineures. »
Mais mentir est plus facile que
refuser sans motif."
[1] L’obstétrique, sur
laquelle je reviens plus loin dans le livre est elle aussi l’un des hauts lieux de la
maltraitance médicale. Je pense que vous en avez entendu parler récemment...
[2] Au moins, la prescription homéopathique est dotée d’un
fort effet placebo, justement apprécié par les patients. On ne peut pas toujours
en dire autant des jugements émis par les psychanalystes.
[3] « Grossophobie médicale :
‘’C’est une angoisse à chaque fois que je dois consulter’’ », par Elsa
Maudet, Libération.fr, 8 janvier
2016.
L’Ordre des médecins regrette que Martin Winckler ait fait le choix de la caricature et de l’amalgame pour assurer la publicité de ses écrits. L’Ordre défendra l’engagement quotidien des médecins, et condamnera toute tentative d’altérer le lien de confiance très fort qui unit nos concitoyens à leur médecin.
La thèse soutenue par Martin Winckler vise en effet à réduire l’ensemble de la profession médicale à des maltraitants. Ce constat est une aberration contredite par les résultats de la grande consultation menée en 2015 par l’Ordre auprès des patients et des médecins :
- 97% des patients disent avoir une « bonne relation » avec leur médecin traitant, 95% avec les médecins libéraux et 91% avec les hospitaliers.
- 94% des patients estiment « qu’ils comprennent ce que le médecin leur explique », 87% affirment que « le médecin consulté les a écoutés avec attention » et 87% que « le médecin consulté a compris leurs problèmes. »
La relation de confiance singulière entre le médecin et le patient est le pilier sur lequel se fondent la médecine française et le code de déontologie. Cette relation de confiance est jugée satisfaisante par la très grande majorité des Français.
Comme toute profession, la profession médicale n’est pas épargnée par les dérives de certains professionnels. Même si ces cas restent extrêmement rares, l’Ordre des médecins condamne fermement ces dérives et invite les patients à lui signaler toute situation de maltraitance.
En tant que garant de la déontologie médicale, l’Ordre des médecins est entièrement mobilisé pour assurer la qualité des soins aux patients sur l’ensemble du territoire national.
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Acte III