lundi 18 septembre 2017

A propos des jugements de valeur proférés par trop de médecins, une tragi-comédie en trois actes (pour le moment)- par Martin Winckler


Acte I 

Dans Les Brutes en blanc, publié chez Flammarion en octobre 2016 et repris par Points Seuil en octobre 2017, j'écrivais (p. 93 à 103) : 

"Intrusions et jugements de valeur
Quand ils entament leur parcours, les étudiants en médecine sont dans leur grande majorité des individus sensibles. Mais de leurs émotions, leurs répulsions, leurs désirs, il n’est pratiquement jamais question pendant leur apprentissage. Comme en témoignent les blogs et les courriels de jeunes médecins que j’ai l’occasion de lire (et il y en a beaucoup), tout se passe comme si, pendant leurs stages hospitaliers, on attendait d’eux qu’ils ne s’engagent pas, qu’ils restent émotionnellement aussi distants que possible des patients. Ce qui, bien entendu, est impossible.
Abandonnés à leur sort, certains font tout leur possible pour éviter les questions trop intrusives, ou pour les poser avec le plus de délicatesse possible. D’autres décident plutôt de les poser en rafale, de manière mécanique, comme si de rien n’était, ce qui leur permet de ne pas s’exposer émotionnellement et leur donne l’illusion d’avoir ainsi un comportement « professionnel ».
Or, depuis le tournant des années 2000, plusieurs études américaines et britanniques montrent qu’au fil de leurs études, beaucoup d’étudiants se « désensibilisent » et perdent leur empathie. Les causes sont multiples : le stress professionnel, la tempête de sentiments devant l’intensité de la souffrance humaine et leur sentiment d’impuissance à la combattre sont facteurs de burn-out, lequel est suivi d’un repli émotionnel destiné à les protéger.  
Ce phénomène aujourd’hui bien connu (hors de France, du moins) explique, sans le justifier, que de nombreux praticiens apparaissent comme « insensibles » ou « à peine concernés » par ce que les patients leurs disent. Cette insensibilité affichée est, le plus souvent, une posture défensive. Réagir, c’est montrer qu’on est touché. C’est un signe de faiblesse. Or, on enseigne aux médecins qu’ils doivent être forts puisque les patients sont faibles. Ne pas réagir, c’est affecter d’être fort. Cela sert l’image que beaucoup de médecins veulent donner ; ça ne sert pas l’établissement d’une relation de soin.
Et même si certains affichent une « insensibilité » défensive, cela n’explique en rien, en revanche, le caractère inquisiteur et agressif que rapportent beaucoup de patient.e.s, en gynécologie[1].
*
A travers les témoignages adressés à mon site internet, beaucoup de femmes disent avoir fait ou faire encore l’objet de questions nourries sur leur vie sexuelle ou leur situation socio-économique ; et cela, sans lien avec les raisons qui les ont conduites à consulter, ou les questions qu’elles désirent aborder. Ce qui devrait être un échange se transforme alors en interrogatoire policier doublé de jugements de valeur à l’emporte-pièce.
« Vous avez vingt-cinq ans et vous prenez déjà la pilule depuis dix ans ? Vous êtes folle ! Vous voulez faire un cancer, c’est ça ? »
« Comment ? Vous avez trente ans et pas encore d’enfant ? Il serait temps d’y penser !»
D’autres commentent sans délicatesse la situation personnelle de la femme :
« Une jolie fille comme vous, vous vivez seule ? Quel dommage ! »
« Combien de partenaires sexuels avez-vous en ce moment ? Quoi ? Deux ? Et vous vous protégez ou vous êtes inconsciente ? »
« Ouais, ben si vous avez pas de mec, c’est pas étonnant que vous ayez décidé d’avorter ! »
Ce genre de jugements de valeur, beaucoup de patient.e.s en subissent en consultation de gynécologie. Et il peut s’agir aussi bien de remarques désagréables que de commentaires graveleux sur leur manière de s’habiller, leur coiffure, leurs sous-vêtements, le fait qu’elles portent des tatouage ou des piercings, la taille et la forme de leurs seins, de leurs fesses, les vergetures, la cellulite.
« Chaque fois que j’allais chez ce gynécologue, me racontait une internaute, il me faisait déshabiller entièrement et, avant de me faire monter sur la table, il me demandait de rester debout, nue devant lui et il tournait autour de moi en m’examinant sous toutes les coutures. Même quand j’y allais pour renouveler ma pilule ! Au début, je n’y ai pas fait attention, mais à force, j’ai trouvé ça détestable. La dernière fois, pendant que j’allais demander un autre rendez-vous à la secrétaire, il est entré dans le bureau de son confrère et il s’est mis à lui décrire mes seins. Je les ai entendus rire. La secrétaire était pétrifiée, j’ai compris que ça n’était pas la première fois qu’elle entendait ça. Je n’y suis jamais retournée. »

Jugements « freudiens » à l’emporte-pièce
(...)  
Longtemps, en France, seuls les médecins purent se former à la psychanalyse : Jacques Lacan et Françoise Dolto étaient médecins tous deux. En 1950, le Conseil de l’Ordre porta plainte contre Margaret Clark-Williams, psychanalyste qui ne l’était pas, pour « exercice illégal de la médecine ». Aujourd’hui encore, il existe une rivalité non masquée entre les psychanalystes médecins et ceux qui ne le sont pas.
Pour les patients qui n’ont jamais affaire à eux, il pourrait sembler que les psychanalystes n’ont pas beaucoup d’importance en médecine. Or, c’est tout le contraire.
En effet, l’omniprésence de la psychanalyse dans la pensée médicale française a compromis gravement le développement – et surtout la vulgarisation et la diffusion – des psychologies fondées sur une approche scientifique – thérapies comportementales et cognitives, psychologie évolutionniste.
La différence principale entre la psychanalyse et les psychologies scientifiques réside dans leurs bases théoriques et leur méthode de recherche. La psychanalyse a pour bases théoriques les écrits de Freud, et comme méthode de recherche… les commentaires qu’en font les psychanalystes d’hier et d’aujourd’hui. Le Nouveau Testament et ses exégèses, en quelque sorte.   
(...) 
Toutes proportions gardées, la différence entre la théorie psychanalytique et la psychologie scientifique est la même qu’entre les principes de l’homéopathie inventés par Hahnemann au 18e siècle et la biologie contemporaine. Psychanalyse et théorie Hahnemannienne, une fois énoncées, n’ont jamais cherché à se remettre en question.[2] La biologie et la psychologie scientifique le font en permanence.
L’effet le plus pernicieux de la suprématie psychanalytique en France apparaît dans la propension qu’ont beaucoup de médecins français (y compris quand ils ne sont pas psychanalystes) à décréter qu’ils savent ce qu’un patient pense, même (et surtout) si ces pensées sont inconscientes. Comme s’ils pouvaient les lire. Cette incroyable vanité – car il s’agit de ça, plus encore que d’obscurantisme – conduit ainsi des praticiens à prononcer, au sujet de chaque parole ou de chaque geste de patient, des interprétations qui sont autant d’oracles.
Une femme déclare à son médecin qu’après l’accouchement, elle ne désire pas reprendre la pilule, mais utiliser des préservatifs. Réaction du médecin : « Vous êtes castratrice. »
Un homme souffre d’impuissance. Pour le médecin, c’est son inconscient : il a trompé sa femme et se punit. En réalité, il souffre d’artérite des membres inférieurs, ce que le médecin aurait pu diagnostiquer rien qu’en lui prenant le pouls aux chevilles.
Une vieille dame aphasique ne veut plus manger : « Elle régresse au stade infantile. » Non, elle a un abcès dentaire. Une fois l’abcès traité, elle se remet à dévorer.  
Des exemples comme ceux-là, je pourrais en énumérer des centaines. Je finirai simplement par celui-ci : à une rencontre où l’on m’avait invité à parler de contraception, j’entends des médecins que je croyais bien intentionnés dire : « Oui, bon, mais quand tu prescris un stérilet ou un implant, tu te rends compte que c’est une violence imposée au désir inconscient des femmes d’être enceintes ? Au moins, celles qui prennent la pilule peuvent l’oublier et satisfaire leur pulsion refoulée ! »
Stupéfait, j’ai répondu qu’il ne me venait jamais à l’esprit de « deviner » les désirs inconscients des patientes. Lorsqu’elles me disent avoir l’esprit plus libre avec un implant ou un DIU, et qu’elles ont moins peur d’être enceintes, je me contente de les croire sur parole.
Mais bien sûr, « Faut pas croire tout ce que disent les patient.e.s ».

La « posture psychanalytique » de nombreux médecins français peut être franchement désastreuse quand elle énonce des jugements arbitraires, cruels, définitifs. L’une des pires situations est celle, en particulier, des mères d’enfants autistes qui, en plus de devoir faire face à une situation familiale et éducative extrêmement difficile, se sont longtemps entendu dire qu’elles étaient responsable (inconsciemment, bien sûr) de la souffrance de leur enfant. (Beaucoup de psychanalystes disaient encore il y a peu la même chose des mères de garçons homosexuels, comme si l’homosexualité était une maladie.) Les diverses formes de troubles cognitifs apparentés à l’autisme font l’objet de nombreuses recherches et s’il y a bien une chose dont on est à peu près sûr, c’est qu’il s’agit d’un trouble du développement neurologique, dont l’origine est encore inconnue, pas du résultat d’une maltraitance maternelle in utéro !!!
J’ai vécu de près une situation similaire au cours de laquelle une adolescente qualifiée d’ « anorexique », soupçonnée de se faire vomir en cachette (c’était faux) était accusée à mots à peine couverts d’avoir des pensées impures pour son père. Le dit père, qui ne vivait pas avec sa fille, avait eu droit aux mêmes accusations définitives. Si sa fille allait mal, c’était forcément à cause d’un comportement « séducteur » de sa part.
Les psychiatres qui avaient posé ce diagnostic audacieux ne devaient pas y croire eux-mêmes, car ils décidèrent, du jour au lendemain, que l’adolescente n’avait plus besoin de soin.
Allez comprendre.

La violence de ce type de « diagnostic » n’a d’égal que son caractère irrationnel. Dans la plupart des pays développés, psychologie et psychothérapie sont fondées sur des travaux scientifiques, constamment remises en question et réévaluées. C’est pour cette raison que les professionnels de santé britanniques et américains ont rayé l’homosexualité du registre de la psychiatrie. Si les psychanalystes avaient eu leur mot à dire, elle y serait encore.
Le plus stupéfiant dans l’attitude consistant à accuser les patients d’être les « jouets » de leur inconscient, c’est qu’elle laisse entendre que les médecins, eux, n’ont pas de pensées mauvaises, ni de désirs tordus. Bref, qu’ils n’ont pas d’inconscient.
Il n’est évidemment pas possible de dire ce qu’un médecin pense. Mais quand il assène verbalement des jugements négatifs aux personnes qu’il est censé soigner, on est tout à fait en droit de dire qu’il est malveillant et maltraitant, et qu’il trahit sa mission.
En pleine conscience, donc. 

Cachez ce corps que je ne saurais voir

Les violences verbales (assorties ou non d’interprétations sauvages) sont particulièrement intenses quand le corps des patient.e.s ne correspond pas à… l’idéal esthétique (ou physiologique) des médecins, qui se posent alors en hérauts du bon goût.  
Début 2016, le site de Libération publiait un article[3] décrivant les commentaires insultants infligés à des patient.e.s en surpoids. Ces commentaires déplacés, que les personnes en surpoids subissent parfois quotidiennement, sont d’autant plus humiliants quand ils viennent d’un professionnel de santé dont la mission, rappelons-le, est de soigner sans discrimination. Cette attitude n’incite pas, on le comprend, les personnes ainsi échaudées à retourner consulter des médecins qui imputent – à tort, le plus souvent – tous leurs problèmes de santé au poids et tiennent un discours constamment culpabilisant.
En 2015, sur le blog L’école des soignants, j’avais publié un message intitulé « Nenous jugez pas ». Son auteure racontait les humiliations que de nombreux médecins lui avaient fait subir en parlant de son poids, et sa joie devant un praticien qui, disait-elle « lors d’une visite de la médecine du travail, lorsque j’ai passé l’épreuve de la balance n’a rien dit à l’annonce de mon poids. Rien. Et c’est ce silence qui a fait que deux mois après j’ai été chez un nutritionniste, parce qu’il n’y avait eu ni jugement de sa part, ni remarque idiote sur "Vous connaissez mangezbougez.fr?", ni pitié. Rien. »
Parfois, le respect consiste à ne rien dire. Ainsi, on est sûr de ne pas blesser.
Un jugement de valeur, en revanche, est toujours l’expression d’un manque de respect. Venant d’un médecin investi de confiance, c’est déplorable et le signe d’un flagrant défaut de professionnalisme. De plus c’est tout à fait contre-productif, car cela compromet toute possibilité pour le médecin d’apporter quoi que ce soit au patient qu’il a ainsi blessé.
(...)
*

Parfois, les jugements se doublent de contre-vérités éhontées. À de nombreuses reprises, j’ai reçu des messages de jeunes femmes me demandant s’il était vrai qu’un médecin n’avait pas le droit de prescrire une pilule à une mineure : celui qu’elle avait consulté la lui avait refusée en arguant que ses parents pourraient porter plainte contre lui. C’était un mensonge : la loi de 2001 (qui avait également supprimé l’obligation d’une autorisation parentale pour l’IVG et en avait rallongé les délais) stipule précisément :

« Le consentement des titulaires de l’autorité parentale ou, le cas échéant, du représentant légal n’est pas requis pour la prescription, la délivrance ou l’administration de contraceptifs aux personnes mineures. La délivrance de contraceptifs, la réalisation d’examens de biologie médicale en vue d’une prescription contraceptive, la prescription de ces examens ou d’un contraceptif, ainsi que leur prise en charge, sont protégées par le secret pour les personnes mineures. »

            Mais mentir est plus facile que refuser sans motif."




[1] L’obstétrique, sur laquelle je reviens plus loin dans le livre est elle aussi l’un des hauts lieux de la maltraitance médicale. Je pense que vous en avez entendu parler récemment... 
[2]  Au moins, la prescription homéopathique est dotée d’un fort effet placebo, justement apprécié par les patients. On ne peut pas toujours en dire autant des jugements émis par les psychanalystes.
[3] « Grossophobie médicale : ‘’C’est une angoisse à chaque fois que je dois consulter’’ », par Elsa Maudet, Libération.fr, 8 janvier 2016.


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Acte II 
Deux jours après la parution du livre (5 octobre) - et très probablement sans l'avoir lu - , le Conseil national de l'Ordre des médecins (CNOM) publiait le communiqué suivant

L’Ordre des médecins regrette que Martin Winckler ait fait le choix de la caricature et de l’amalgame pour assurer la publicité de ses écrits. L’Ordre défendra l’engagement quotidien des médecins, et condamnera toute tentative d’altérer le lien de confiance très fort qui unit nos concitoyens à leur médecin.
La thèse soutenue par Martin Winckler vise en effet à réduire l’ensemble de la profession médicale à des maltraitants. Ce constat est une aberration contredite par les résultats de la grande consultation menée en 2015 par l’Ordre auprès des patients et des médecins :
  • 97% des patients disent avoir une « bonne relation » avec leur médecin traitant, 95% avec les médecins libéraux et 91% avec les hospitaliers.
  • 94% des patients estiment « qu’ils comprennent ce que le médecin leur explique », 87% affirment que « le médecin consulté les a écoutés avec attention » et 87% que « le médecin consulté a compris leurs problèmes. »
La relation de confiance singulière entre le médecin et le patient est le pilier sur lequel se fondent la médecine française et le code de déontologie. Cette relation de confiance est jugée satisfaisante par la très grande majorité des Français.
Comme toute profession, la profession médicale n’est pas épargnée par les dérives de certains professionnels. Même si ces cas restent extrêmement rares, l’Ordre des médecins condamne fermement ces dérives et invite les patients à lui signaler toute situation de maltraitance.   
En tant que garant de la déontologie médicale, l’Ordre des médecins est entièrement mobilisé pour assurer la qualité des soins aux patients sur l’ensemble du territoire national.
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Acte III 

Le 18 septembre 2017, le quotidien 20 minutes titrait : 

Sondage: Un Français sur deux freiné dans son parcours de santé à cause du jugement d'un soignant


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Si - à en croire le CNOM - la maltraitance médicale est rare, les patient.e.s sont en revanche nombreux.ses. à la subir. 
Question de perception, sans doute...

MW