Une salve d’articles récents tire la sonnette
d’alarme sur la baisse du nombre de gynécologues en France - et laisse entendre que cette baisse s'accompagnera inévitablement d'une moins bonne délivrance des soins de santé aux femmes.
Ces articles n’ont pas manqué – à juste titre –
d’attirer les réactions de médecins généralistes et sages-femmes français.e.s. Car la santé des femmes, les sages-femmes
et médecins généralistes sont beaucoup mieux placé.e.s et plus nombreux/ses pour la prendre en charge ; soulignons cependant que la préparation des sages-femmes est bien meilleure à cet égard que
celle des généralistes, notoirement sous-formés en ce domaine par les facultés.
De fait, les compétences
gynécologiques des sages-femmes sont sous-utilisées. Quand on connaît les
positions réactionnaires du CNGOF (Collège National des Gynéco-obstétriciens) et du SYNGOF (Syndicat des mêmes) sur la
place des sages-femmes dans l’accouchement, on n’est pas surpris. Pourquoi une
caste de professionnel.le.s élitistes respecterait-elle hors des hôpitaux les
compétences de professionnel.le.s qu’elle méprise à l’intérieur?
Pourtant, malgré les chiffres (vous pouvez les lire ici), dans l’esprit de beaucoup de femmes (et
d’hommes), la gynécologie reste la « médecine de la femme » et
« seuls les gynécologues et obstétriciens sont aptes à s’occuper de
leur santé ».
Pour faire un sort à cette chimère, rappelons certaines réalités.
Avant
50 ans, les femmes ont essentiellement besoin de soins de santé primaire
Dans un pays comme la France, où la plupart des femmes sont en bonne santé, les maladies graves (ou les complications de maladies bénignes) sont rares avant cinquante ans. Pour les hommes comme pour les femmes, les besoins les plus nombreux sont donc les soins de santé primaire.
La santé primaire, ce qui vous fait vous adresser à votre généraliste ou votre
médecin de famille, s'étend (en gros) de la grippe à la crise d’appendicite – que
votre médecin n’opère pas, mais qu’il diagnostique et qu’il confie à un
chirurgien de première ligne. Une fois l’appendicite opérée, vous sortez de
l’hosto et c’est le médecin ou l’infirmière de secteur qui vous retire les
agrafes et vous donne de quoi faire cicatriser la plaie, si elle n’a pas
cicatrisé toute seule.
De même, la santé primaire des femmes (du traitement des symptômes gynécologiques les plus fréquents jusqu'à la grossesse, accouchement et post-partum inclus) relèvent de l'activité des généralistes, des médecins de PMI et des sages-femmes, hospitalières ou libérales.
(Rappelons qu'il en va de même de la santé primaire des nourrissons et des enfants, qui dans l'immense majorité des cas relève de l'activité des généralistes et non des pédiatres...)
Les femmes ont plus de besoins en santé
primaire que les hommes parce qu’en plus de tout ce qui peut arriver aux hommes
(de la grippe à l’appendicite en passant par l’entorse ou le lumbago), elles
sont susceptibles de souffrir de symptômes liées à leur physiologie, beaucoup
plus riche et mouvementée que celle des hommes (la puberté, les règles,
le cycle, les grossesses, les fausses couches, l’allaitement, la ménopause et
même l’accouchement, qui avant 1950 avait encore lieu à domicile pour la plupart
des femmes françaises) ; tous ces événements relèvent de la santé primaire : ils ne nécessitent pas des soins lourds délivrés
par des centres de soins spécialisés.
A cette liste, on peut ajouter l'IVG (qui peut être pratiquée en ambulatoire et qui, lorsqu'elle est pratiquée en milieu hospitalier, l'est aussi bien par un généraliste que par un gynécologue...), la prévention
des grossesses non désirées et du cancer du col utérin (par la contraception et
par le frottis de dépistage, respectivement).
Tous ces soins peuvent être assurés par deux
catégories de professionnel.le.s de première ligne : les médecins
généralistes et les sages-femmes.
La
plupart des femmes françaises n’ont jamais eu de gynécologue à proximité.
De 1981 à 1993, j’ai exercé comme médecin
généraliste en milieu rural dans la Sarthe. L’hôpital le plus proche se
trouvait au Mans, à une vingtaine de kilomètres de ma commune d’exercice. La
plupart des femmes qui vivaient dans le secteur n’allaient pas consulter de
gynécologue. Les généralistes du canton assuraient la contraception et la gynécologie courante (frottis, traitement des problèmes gynécologiques les plus fréquents, traitement de la ménopause) ; mais aussi le suivi
de grossesse et du post-partum en parallèle avec les sages-femmes. Au CIVG, seuls des généralistes pratiquaient les IVG.
A partir du début des années 2000, les sages-femmes ont également été autorisées à prescrire des contraceptifs. Elles en avaient parfaitement la capacité et, bien que cette prescription soit restée limitée d'abord à la pilule, j'ai animé des réunions de formation demandées par les sages-femmes qui voulaient connaître toutes les méthodes, pour pouvoir au moins les conseiller utilement aux femmes. L'autorisation de prescrire toutes les méthodes, obtenue il y a quelques années, coulait de source.
A partir du début des années 2000, les sages-femmes ont également été autorisées à prescrire des contraceptifs. Elles en avaient parfaitement la capacité et, bien que cette prescription soit restée limitée d'abord à la pilule, j'ai animé des réunions de formation demandées par les sages-femmes qui voulaient connaître toutes les méthodes, pour pouvoir au moins les conseiller utilement aux femmes. L'autorisation de prescrire toutes les méthodes, obtenue il y a quelques années, coulait de source.
Comparée à un accouchement, la pose d'un DIU ou d'un implant, c'est de la petite bière. Empêcher les sages-femmes de le faire, c'était idiot, insultant et contre-productif.
Entre 1980 et 2000, il existait encore de
nombreuses maternités locales. L’un des co-fondateurs de la revue Prescrire, Pierre Ageorges, qui exerçait
comme généraliste dans le Loiret, assurait ainsi avec d'autres généralistes libéraux des accouchements à la
maternité locale la plus proche (Neuville-aux-Bois) en coordination avec les sages-femmes
installées dans le secteur.
Ce qui était vrai dans le Loiret et dans la
Sarthe était tout aussi vrai dans le reste du pays. Les gynécologues, pour la
plupart installés dans des villes moyennes ou grandes, recevaient essentiellement
des femmes vivant dans ces villes. Dans tout le pays, c’étaient les médecins
généralistes et les sages-femmes qui assuraient la plupart des soins de santé
primaires des femmes. Ce n’est pas moins vrai aujourd’hui.
Une
partie non négligeable de la population française n’a jamais eu – et n’aura
jamais – accès à un.e gynécologue
La sociologie de la santé, en France comme
dans les autres pays développés, est impitoyable : l’accès aux médecins
spécialisés (toutes spécialités confondues) varie beaucoup avec le niveau
socio-économique. Autrement dit : plus on est riche, plus on a accès aux
soins les plus "pointus", et mieux on est soigné. Et inversement.
Les patient.e.s choisissent les médecins en
fonction de leur lieu de vie, de leurs moyens, de leurs valeurs, de leurs
relations.
De plus, les médecins participent – parfois
inconsciemment – à cette sélection : d’abord en s’installant dans un
quartier ou une ville plutôt qu’une autre ; ensuite en acceptant de recevoir ou non certain.e.s patient.e.s. Au service de planification du CH du
Mans, pendant la première décennie du vingtième siècle, mes collègues et moi
avons reçu beaucoup de femmes roms et beaucoup d’immigrées (de Tchétchénie, en
particulier). Rares étaient les gynécologues privé.e.s qui acceptaient de les
voir. Et de toute manière, elles n’avaient pas les moyens. Les dépassements
d’honoraires étaient déjà fréquents et importants, à l’époque.
Beaucoup
d’actes de gynécologie courante sont pratiqués sans aucune nécessité – par les
gynécologues.
Citons, en vrac : le frottis cervical
avant 25 ans et tous les ans ; l’examen gynécologique systématique pour
prescrire la pilule ; l’examen gynécologique systématique annuel sans
aucun motif médical ; la palpation systématique avant 40 ans des seins
d’une femme qui n’a pas de symptômes.
On peut aussi trouver non seulement superflues – car
elles font partie du rituel de certains médecins – mais aussi franchement invasives et nocives : les déclarations et jugements de valeur sur le poids, le tabagisme (avant 35 ans,
l’association tabac + pilule n’a pas à être « interdite »), l’orientation
sexuelle, l'origine ethnique, le nombre de partenaires sexuels et les « risques » d’IST,
le fait d’avoir ou non des enfants, les dangers de « l’horloge qui
tourne »… Sans oublier la transphobie, qui interdit à bon nombre de personnes transgenre l'accès à un médecin, gynécologue ou non, au mépris des obligations déontologiques.
Il y a aussi, souvent, les gestes de santé primaire que les gynécologues ne font pas alors qu'ils devraient les faire : lorsqu'une femme (avec ou sans enfant) se heurte à un refus de DIU ou de contact chirurgical pour ligature de trompes, peut-on vraiment dire que les gynécologues qui leur opposent ce refus ont une attitude professionnelle ?
Il y a aussi, souvent, les gestes de santé primaire que les gynécologues ne font pas alors qu'ils devraient les faire : lorsqu'une femme (avec ou sans enfant) se heurte à un refus de DIU ou de contact chirurgical pour ligature de trompes, peut-on vraiment dire que les gynécologues qui leur opposent ce refus ont une attitude professionnelle ?
On pourrait également faire remarquer qu’une
question très importante ne fait pas encore partie du registre de beaucoup de
médecins (gynécos et généralistes) mais commence à être posée de manière de
plus en plus fréquente par les sages-femmes, plus sensibilisées à la
question : « Avez-vous déjà subi des violences
sexuelles ? » Or, s’agissant de ce sujet important, ce qui permet le
plus probablement à une femme d’en parler, c’est le sentiment de confiance et
de proximité qu’elle établit avec un.e professionnel.le de santé. Ce sentiment
ne peut naître que de deux choses : la qualité de l’attitude
professionnelle et la fréquence des échanges. Là encore, sages-femmes et généralistes sont mieux placé.e.s que la plupart des gynécologues pour aborder la question de manière délicate.
Les gynécologues ont toujours été peu nombreux/ses en proportion de l’ensemble des soignant.e.s, et leur présence a toujours été concentrée
sur des zones de populations limitées ; l’augmentation du nombre de
gynécos améliorerait sans doute les choix des patientes dans certaines villes
moyennes, mais elle ne changerait rien à celui des patientes qui vivent dans
les zones les moins bien desservies en soignant.e.s : les zones rurales,
les quartiers défavorisés.
J’ai rencontré beaucoup de généralistes, de
sages-femmes et d’assistant.e.s sociaux/les qui s’occupaient de personnes
défavorisées, mais je n’ai rencontré qu’une gynécologue qui le faisait :
elle s’appelle Marie
Didier, et elle parle de cette pratique gynécologique atypique dans un beau
livre, Contre-Visite (Gallimard). Le livre date des années 80. Son activité (elle faisait des consultations dans les caravanes des femmes Rom du sud-ouest) était probablement très marginale ; est-elle plus répandue aujourd'hui ?
Je suis sûr que d'autres gynécologues étaient ou sont aussi engagé.e.s qu'elle, mais – comme M. Didier me le disait elle-même lors d'une rencontre – cet engagement n'est-il pas quelque peu contradictoire avec la manière dont on les forme ? Mais aussi la manière dont certains pratiquent ?
Et, d'un point de vue plus général, à quoi sert la gynécologie médicale ? La France est la seule à former des "spécialistes de la femme" à moitié - en séparant l'obstétrique et la chirurgie (activités de soins secondaires) des activités de soins primaires. Quelle est la logique de cette dichotomie, née à la fin des années 60 et inventée de toutes pièces par les obstétriciens hospitaliers pour enrayer la féminisation de la profession ?
Est-il logique de laisser des médecins se former à une "spécialité" qui ne servira qu'aux citadines les plus aisées - autrement dit, de former des spécialistes pour femmes riches ?
Ne serait-il pas plus logique de supprimer totalement cette spécialité (1) et, lors de la formation des généralistes, de leur enseigner à tou.te.s la délivrance des soins primaires dont la population a besoin ?
Je suis sûr que d'autres gynécologues étaient ou sont aussi engagé.e.s qu'elle, mais – comme M. Didier me le disait elle-même lors d'une rencontre – cet engagement n'est-il pas quelque peu contradictoire avec la manière dont on les forme ? Mais aussi la manière dont certains pratiquent ?
Et, d'un point de vue plus général, à quoi sert la gynécologie médicale ? La France est la seule à former des "spécialistes de la femme" à moitié - en séparant l'obstétrique et la chirurgie (activités de soins secondaires) des activités de soins primaires. Quelle est la logique de cette dichotomie, née à la fin des années 60 et inventée de toutes pièces par les obstétriciens hospitaliers pour enrayer la féminisation de la profession ?
Est-il logique de laisser des médecins se former à une "spécialité" qui ne servira qu'aux citadines les plus aisées - autrement dit, de former des spécialistes pour femmes riches ?
Ne serait-il pas plus logique de supprimer totalement cette spécialité (1) et, lors de la formation des généralistes, de leur enseigner à tou.te.s la délivrance des soins primaires dont la population a besoin ?
Conclusion :
Depuis toujours - on peut l’affirmer aussi bien d’un point de vue vue sociologique qu’arithmétique - la majorité des femmes françaises qui bénéficient d’un suivi gynécologique le font grâce à un.e généraliste ou un.e sage-femme. Les gynécologues s’occupent essentiellement (et pas toujours de manière rationnelle, quand ils multiplient les gestes inutiles) d’une toute petite partie, le plus souvent favorisée, de la population.
Affirmer le contraire – et sous-entendre que
« les femmes sont en danger » à cause de la baisse du nombre de
gynécologues – n’est pas seulement médicalement et sociologiquement faux, c’est
aussi malhonnête d’un point de vue moral.
Si l'on voit le soin comme un marché lucratif, celles et ceux qui en vivent grassement ont sans doute intérêt à être peu nombreux/ses à se partager le gâteau que représentent les sommes dépensées.
Si l'on voit en revanche le soin comme une entreprise collective nécessaire au bien-être de la population - de même que l'éducation, la sécurité routière ou les transports en communs, il n'y aura jamais trop de professionnel.le.s pour l'assurer.
Les gynécologues actuellement en exercice remplissent une mission indiscutable, et les femmes qui les consultent ont besoin de leurs soins. Mais la spécialité ne couvrira jamais tous les besoins des femmes françaises, même si leur nombre était trois fois plus élevé.
Nous n'avons pas besoin de "plus de gynécologues", nous avons besoin de plus de soignant.e.s, qui répondent aux besoins de la population en santé primaire. Et il serait bon que tou.te.s les professionnel.le.s de santé aient ça en tête.
Si l'on voit en revanche le soin comme une entreprise collective nécessaire au bien-être de la population - de même que l'éducation, la sécurité routière ou les transports en communs, il n'y aura jamais trop de professionnel.le.s pour l'assurer.
Les gynécologues actuellement en exercice remplissent une mission indiscutable, et les femmes qui les consultent ont besoin de leurs soins. Mais la spécialité ne couvrira jamais tous les besoins des femmes françaises, même si leur nombre était trois fois plus élevé.
Nous n'avons pas besoin de "plus de gynécologues", nous avons besoin de plus de soignant.e.s, qui répondent aux besoins de la population en santé primaire. Et il serait bon que tou.te.s les professionnel.le.s de santé aient ça en tête.
D'un point de vue éthique, les luttes de pouvoir et les bouffées d'égo professionnel sont incompatibles avec le soin.
MW/MZ
MW/MZ
-----------
(1) Rassurez-vous. "Supprimer" la spécialité, ça ne voudrait pas dire "passer par les armes" tous les gynécologues déjà en exercice, ou les empêcher d'exercer... Ca voudrait juste dire : ne plus entretenir une profession qui, dans l'état actuel des choses, ne sert que les femmes les plus aisées.
Si les gynécologues craignent que ce qu'ils/elles savent faire disparaisse aussi, leur est-il impossible de participer à la formation des jeunes médecins et sages-femmes, pour que leur savoir-faire ne se perde pas ?
(1) Rassurez-vous. "Supprimer" la spécialité, ça ne voudrait pas dire "passer par les armes" tous les gynécologues déjà en exercice, ou les empêcher d'exercer... Ca voudrait juste dire : ne plus entretenir une profession qui, dans l'état actuel des choses, ne sert que les femmes les plus aisées.
Si les gynécologues craignent que ce qu'ils/elles savent faire disparaisse aussi, leur est-il impossible de participer à la formation des jeunes médecins et sages-femmes, pour que leur savoir-faire ne se perde pas ?