samedi 30 décembre 2017

Qui a (vraiment) besoin d’un.e gynécologue ? - par Marc Zaffran/Martin Winckler


Une salve d’articles récents tire la sonnette d’alarme sur la baisse du nombre de gynécologues en France - et laisse entendre que cette baisse s'accompagnera inévitablement d'une moins bonne délivrance des soins de santé aux femmes. 

Ces articles n’ont pas manqué – à juste titre – d’attirer les réactions de médecins généralistes et sages-femmes français.e.s. Car la santé des femmes, les sages-femmes et médecins généralistes sont beaucoup mieux placé.e.s et plus nombreux/ses pour la prendre en charge ; soulignons cependant que la préparation des sages-femmes est bien meilleure à cet égard que celle des généralistes, notoirement sous-formés en ce domaine par les facultés. 

De fait, les compétences gynécologiques des sages-femmes sont sous-utilisées. Quand on connaît les positions réactionnaires du CNGOF (Collège National des Gynéco-obstétriciens) et du SYNGOF (Syndicat des mêmes) sur la place des sages-femmes dans l’accouchement, on n’est pas surpris. Pourquoi une caste de professionnel.le.s élitistes respecterait-elle hors des hôpitaux les compétences de professionnel.le.s qu’elle méprise à l’intérieur?

Pourtant, malgré les chiffres (vous pouvez les lire ici), dans l’esprit de beaucoup de femmes (et d’hommes), la gynécologie reste la « médecine de la femme » et « seuls les gynécologues et obstétriciens sont aptes à s’occuper de leur santé ».

Pour faire un sort à cette chimère, rappelons certaines réalités. 

Avant 50 ans, les femmes ont essentiellement besoin de soins de santé primaire

Dans un pays comme la France, où la plupart des femmes sont en bonne santé, les maladies graves (ou les complications de maladies bénignes) sont rares avant cinquante ans. Pour les hommes comme pour les femmes, les besoins les plus nombreux sont donc les soins de santé primaire.

La santé primaire, ce qui vous fait vous adresser à votre généraliste ou votre médecin de famille, s'étend (en gros) de la grippe à la crise d’appendicite – que votre médecin n’opère pas, mais qu’il diagnostique et qu’il confie à un chirurgien de première ligne. Une fois l’appendicite opérée, vous sortez de l’hosto et c’est le médecin ou l’infirmière de secteur qui vous retire les agrafes et vous donne de quoi faire cicatriser la plaie, si elle n’a pas cicatrisé toute seule. 

De même, la santé primaire des femmes (du traitement des symptômes gynécologiques les plus fréquents jusqu'à la grossesse, accouchement et post-partum inclus) relèvent de l'activité des généralistes, des médecins de PMI et des sages-femmes, hospitalières ou libérales.  

(Rappelons qu'il en va de même de la santé primaire des nourrissons et des enfants, qui dans l'immense majorité des cas relève de l'activité des généralistes et non des pédiatres...) 


Les femmes ont plus de besoins en santé primaire que les hommes parce qu’en plus de tout ce qui peut arriver aux hommes (de la grippe à l’appendicite en passant par l’entorse ou le lumbago), elles sont susceptibles de souffrir de symptômes liées à leur physiologie, beaucoup plus riche et mouvementée que celle des hommes (la puberté, les règles, le cycle, les grossesses, les fausses couches, l’allaitement, la ménopause et même l’accouchement, qui avant 1950 avait encore lieu à domicile pour la plupart des femmes françaises) ; tous ces événements relèvent de la santé primaire : ils ne nécessitent pas des soins lourds délivrés par des centres de soins spécialisés.

A cette liste, on peut ajouter l'IVG (qui peut être pratiquée en ambulatoire et qui, lorsqu'elle est pratiquée en milieu hospitalier, l'est aussi bien par un généraliste que par un gynécologue...), la prévention des grossesses non désirées et du cancer du col utérin (par la contraception et par le frottis de dépistage, respectivement).

Tous ces soins peuvent être assurés par deux catégories de professionnel.le.s de première ligne : les médecins généralistes et les sages-femmes.

La plupart des femmes françaises n’ont jamais eu de gynécologue à  proximité.

De 1981 à 1993, j’ai exercé comme médecin généraliste en milieu rural dans la Sarthe. L’hôpital le plus proche se trouvait au Mans, à une vingtaine de kilomètres de ma commune d’exercice. La plupart des femmes qui vivaient dans le secteur n’allaient pas consulter de gynécologue. Les généralistes du canton assuraient la contraception et la gynécologie courante (frottis, traitement des problèmes gynécologiques les plus fréquents, traitement de la ménopause) ; mais aussi le suivi de grossesse et du post-partum en parallèle avec les sages-femmes. Au CIVG, seuls des généralistes pratiquaient les IVG.

A partir du début des années 2000, les sages-femmes ont également été autorisées à prescrire des contraceptifs. Elles en avaient parfaitement la capacité et, bien que cette prescription soit restée limitée d'abord à la pilule, j'ai animé des réunions de formation demandées par les sages-femmes qui voulaient connaître toutes les méthodes, pour pouvoir au moins les conseiller utilement aux femmes. L'autorisation de prescrire toutes les méthodes, obtenue il y a quelques années, coulait de source. 
Comparée à un accouchement, la pose d'un DIU ou d'un implant, c'est de la petite bière. Empêcher les sages-femmes de le faire, c'était idiot, insultant et contre-productif. 

Entre 1980 et 2000, il existait encore de nombreuses maternités locales. L’un des co-fondateurs de la revue Prescrire, Pierre Ageorges, qui exerçait comme généraliste dans le Loiret, assurait ainsi avec d'autres généralistes libéraux des accouchements à la maternité locale la plus proche (Neuville-aux-Bois) en coordination avec les sages-femmes installées dans le secteur. 

Ce qui était vrai dans le Loiret et dans la Sarthe était tout aussi vrai dans le reste du pays. Les gynécologues, pour la plupart installés dans des villes moyennes ou grandes, recevaient essentiellement des femmes vivant dans ces villes. Dans tout le pays, c’étaient les médecins généralistes et les sages-femmes qui assuraient la plupart des soins de santé primaires des femmes. Ce n’est pas moins vrai aujourd’hui.

Une partie non négligeable de la population française n’a jamais eu – et n’aura jamais – accès à un.e gynécologue

La sociologie de la santé, en France comme dans les autres pays développés, est impitoyable : l’accès aux médecins spécialisés (toutes spécialités confondues) varie beaucoup avec le niveau socio-économique. Autrement dit : plus on est riche, plus on a accès aux soins les plus "pointus", et mieux on est soigné. Et inversement.
Les patient.e.s choisissent les médecins en fonction de leur lieu de vie, de leurs moyens, de leurs valeurs, de leurs relations.

De plus, les médecins participent – parfois inconsciemment – à cette sélection : d’abord en s’installant dans un quartier ou une ville plutôt qu’une autre ; ensuite en acceptant de recevoir ou non certain.e.s patient.e.s. Au service de planification du CH du Mans, pendant la première décennie du vingtième siècle, mes collègues et moi avons reçu beaucoup de femmes roms et beaucoup d’immigrées (de Tchétchénie, en particulier). Rares étaient les gynécologues privé.e.s qui acceptaient de les voir. Et de toute manière, elles n’avaient pas les moyens. Les dépassements d’honoraires étaient déjà fréquents et importants, à l’époque.

Beaucoup d’actes de gynécologie courante sont pratiqués sans aucune nécessité – par les gynécologues.

Citons, en vrac : le frottis cervical avant 25 ans et tous les ans ; l’examen gynécologique systématique pour prescrire la pilule ; l’examen gynécologique systématique annuel sans aucun motif médical ; la palpation systématique avant 40 ans des seins d’une femme qui n’a pas de symptômes.

On peut aussi trouver non seulement superflues – car elles font partie du rituel de certains médecins – mais aussi franchement invasives et nocives  : les déclarations et jugements de valeur sur le poids, le tabagisme (avant 35 ans, l’association tabac + pilule n’a pas à être « interdite »), l’orientation sexuelle, l'origine ethnique, le nombre de partenaires sexuels et les « risques » d’IST, le fait d’avoir ou non des enfants, les dangers de « l’horloge qui tourne »… Sans oublier la transphobie, qui interdit à bon nombre de personnes transgenre l'accès à un médecin, gynécologue ou non, au mépris des obligations déontologiques.

Il y a aussi, souvent, les gestes de santé primaire que les gynécologues ne font pas alors qu'ils devraient les faire : lorsqu'une femme (avec ou sans enfant) se heurte à un refus de DIU ou de contact chirurgical pour ligature de trompes, peut-on vraiment dire que les gynécologues qui leur opposent ce refus ont une attitude professionnelle ?

On pourrait également faire remarquer qu’une question très importante ne fait pas encore partie du registre de beaucoup de médecins (gynécos et généralistes) mais commence à être posée de manière de plus en plus fréquente par les sages-femmes, plus sensibilisées à la question : « Avez-vous déjà subi des violences sexuelles ? » Or, s’agissant de ce sujet important, ce qui permet le plus probablement à une femme d’en parler, c’est le sentiment de confiance et de proximité qu’elle établit avec un.e professionnel.le de santé. Ce sentiment ne peut naître que de deux choses : la qualité de l’attitude professionnelle et la fréquence des échanges. Là encore, sages-femmes et généralistes sont mieux placé.e.s que la plupart des gynécologues pour aborder la question de manière délicate. 

Les gynécologues ont toujours été peu nombreux/ses en proportion de l’ensemble des soignant.e.s, et leur présence a toujours été concentrée sur des zones de populations limitées ; l’augmentation du nombre de gynécos améliorerait sans doute les choix des patientes dans certaines villes moyennes, mais elle ne changerait rien à celui des patientes qui vivent dans les zones les moins bien desservies en soignant.e.s : les zones rurales, les quartiers défavorisés.

J’ai rencontré beaucoup de généralistes, de sages-femmes et d’assistant.e.s sociaux/les qui s’occupaient de personnes défavorisées, mais je n’ai rencontré qu’une gynécologue qui le faisait : elle s’appelle Marie Didier, et elle parle de cette pratique gynécologique atypique dans un beau livre, Contre-Visite (Gallimard). Le livre date des années 80. Son activité (elle faisait des consultations dans les caravanes des femmes Rom du sud-ouest) était probablement très marginale ; est-elle plus répandue aujourd'hui ?  

Je suis sûr que d'autres gynécologues étaient ou sont aussi engagé.e.s qu'elle, mais – comme M. Didier me le disait elle-même lors d'une rencontre – cet engagement n'est-il pas quelque peu contradictoire avec la manière dont on les forme ? Mais aussi la manière dont certains pratiquent ?

Et, d'un point de vue plus général, à quoi sert la gynécologie médicale ? La France est la seule à former des "spécialistes de la femme" à moitié - en séparant l'obstétrique et la chirurgie (activités de soins secondaires) des activités de soins primaires. Quelle est la logique de cette dichotomie, née à la fin des années 60 et inventée de toutes pièces par les obstétriciens hospitaliers pour enrayer la féminisation de la profession ?

Est-il logique de laisser des médecins se former à une "spécialité" qui ne servira qu'aux citadines les plus aisées - autrement dit, de former des spécialistes pour femmes riches ?

Ne serait-il pas plus logique de supprimer totalement cette spécialité (1) et, lors de la formation des généralistes, de leur enseigner à tou.te.s la délivrance des soins primaires dont la population a besoin ?

Conclusion :

Depuis toujours - on peut l’affirmer aussi bien d’un point de vue vue sociologique qu’arithmétique - la majorité des femmes françaises qui bénéficient d’un suivi gynécologique le font grâce à un.e généraliste ou un.e sage-femme. Les gynécologues s’occupent essentiellement (et pas toujours de manière rationnelle, quand ils multiplient les gestes inutiles) d’une toute petite partie, le plus souvent favorisée, de la population.

Affirmer le contraire – et sous-entendre que « les femmes sont en danger » à cause de la baisse du nombre de gynécologues – n’est pas seulement médicalement et sociologiquement faux, c’est aussi malhonnête d’un point de vue moral.

Si l'on voit le soin comme un marché lucratif, celles et ceux qui en vivent grassement ont sans doute intérêt à être peu nombreux/ses à se partager le gâteau que représentent les sommes dépensées. 
Si l'on voit en revanche le soin comme une entreprise collective nécessaire au bien-être de la population - de même que l'éducation, la sécurité routière ou les transports en communs, il n'y aura jamais trop de professionnel.le.s pour l'assurer. 

Les gynécologues actuellement en exercice remplissent une mission indiscutable, et les femmes qui les consultent ont besoin de leurs soins. Mais la spécialité ne couvrira jamais tous les besoins des femmes françaises, même si leur nombre était trois fois plus élevé. 

Nous n'avons pas besoin de "plus de gynécologues", nous avons besoin de plus de soignant.e.s, qui répondent aux besoins de la population en santé primaire. Et il serait bon que tou.te.s les professionnel.le.s de santé aient ça en tête. 

D'un point de vue éthique, les luttes de pouvoir et les bouffées d'égo professionnel sont incompatibles avec le soin. 


MW/MZ


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(1) Rassurez-vous. "Supprimer" la spécialité, ça ne voudrait pas dire "passer par les armes" tous les gynécologues déjà en exercice, ou les empêcher d'exercer... Ca voudrait juste dire : ne plus entretenir une profession qui, dans l'état actuel des choses, ne sert que les femmes les plus aisées.
Si les gynécologues craignent que ce qu'ils/elles savent faire disparaisse aussi, leur est-il impossible de participer à la formation des jeunes médecins et sages-femmes, pour que leur savoir-faire ne se perde pas ? 


mardi 19 décembre 2017

La « pilule » était un spermicide… par Marc Zaffran/Martin Winckler

 Ces jours-ci, dans Le Monde, on pouvait lire dans l’article évoquant la promulgation de la loi Neuwirth légalisant la contraception, en 1967 : 

« Il fallut un an pour convaincre le parlement d’adopter et de promulguer la loi Neuwirth autorisant la pilule contraceptive, le 28 décembre 1967. Engagé dans les Forces françaises libres au côté du général de Gaulle, Lucien Neuwirth (1924-2013) découvrit la pilule à Londres un soir de juin 1944 : une Anglaise avec laquelle il avait un rendez-vous amoureux lui glissa un contraceptif effervescent dans la main. Le jeune homme fut abasourdi : la « gynomine », contraceptif à usage unique, était en vente libre dans les parfumeries anglaises. » Le Monde, 19 décembre 2017


Ce premier paragraphe témoigne, de la part de l'auteur de l'article, d'une confusion née d’une méconnaissance historique.

Quand on connaît l’histoire de la contraception, le problème saute aux yeux : en 1944, une Anglaise ne peut pas mettre dans la main de Lucien Neuwirth une « pilule effervescente ». 

Tout simplement parce que les pilules contraceptives (c’est à dire une contraception hormonale absorbable par voie orale) n’ont été développées par Gregory Pincus (et testées à Porto-Rico) que dans les années 50. Elles ont été approuvées par la FDA (Food and Drugs Administration) américaine en 1957, et mises sur le marché pour la première fois en 1960 aux Etats-Unis. Quant aux seules « pilules à usage unique » existant pour le moment, le lévonorgestrel (Norlevo) et son dérivé l’ullipristal (Ella One), elles n’ont été commercialisées que dans les années 80 et 2000, respectivement.

Ce que la jeune femme met dans la main de Lucien Neuwirth, le Gynomine, est un spermicide. Autrement dit : une substance inactivant les spermatozoïdes, utilisée sans (ou avec) des préservatifs ou un diaphragme – et donc, introduite dans le vagin. Le fait que le Gynomine soit effervescent signifiait qu’il se dissolvait facilement au contact de l’humidité et diffusait rapidement dans les secrétions vaginales.
Pris par la bouche, ça n’aurait pas vraiment été efficace. 

(Dans les années 70, en France, quand j'étais étudiant en médecine, il existait des capsules spermicides similaires, des crèmes et des éponges vaginales imprégnées de ces substances.) 

Après l’allaitement et le retrait (qui sont des méthodes qu’on peut qualifier de naturelles), les spermicides sont, historiquement parlant, la méthode de contraception la plus ancienne. Dès que les humain.e.s ont fait le lien entre éjaculation et fécondation, on s’est préoccupé de tuer (ou de bloquer) le contenu du sperme. La première mention de substances spermicides est décrite dans un papyrus égyptien datant de 1850 avant notre ère, le papyrus d’El-Lahoun. On y parle d’excréments de crocodile, de blé fermenté, de miel, de gomme arabique… Mais dans de nombreuses cultures, on utilisait aussi des rondelles de citron posées contre le col, car l’acidité du jus était défavorable à la circulation des spermatozoïdes…

Ce sont également les Egyptiens qui décrivent pour la première fois des « fourreaux péniens » destinés à servir de préservatifs.

Si des spermicides étaient déjà disponibles dans les pays anglo-saxons dans les années 40 c’est parce que les recherches sur la contraception y existent depuis toujours, sous toutes les formes. Le diaphragme date de 1882, l’ovule spermicide à la Quinine de 1886 (il sera utilisé en Angleterre jusqu’à la fin des années 40) ; les capes cervicales de 1890.
Toujours est-il que l’article du Monde cité plus haut aurait pu gagner en sérieux en modifiant un seul mot dans le premier paragraphe. Il aurait fallu écrire :

« Engagé dans les Forces françaises libres au côté du général de Gaulle, Lucien Neuwirth (1924-2013) découvrit la contraception à Londres un soir de juin 1944. »

Et la « découverte » de la contraception par le jeune Neuwirth s’explique très bien : alors qu’en 1916, la militante Margaret Sanger ouvre la première « clinique » de planification à Brooklyn et que le ministère de la santé britannique autorise dès 1930 la diffusion des méthodes de contraception, en France en revanche, à partir de 1920, la loi française interdit toute promotion, vente et prescription de méthodes contraceptives pour encourager la natalité après l’hécatombe de la Grande Guerre. 

Cette loi ne sera abrogée qu’en 2001, par la loi sur la contraception* qui élargit les délais de l’IVG, permet la délivrance gratuite de la pilule d’urgence aux mineures et autorise (enfin) la stérilisation volontaire des personnes majeures. 


Cet excellent article de « The Conversation » montre les variations d’utilisation des différentes méthodes aujourd’hui dans le monde.

Pour un historique de la contraception, voyez cet article de la défunte revue en ligne The Contraception Report (le PDF peut être téléchargé).



*Rectificatif/Erratum : j'avais initialement et par erreur (je confonds souvent les deux) écrit "en 2002, par la loi Kouchner". Merci à Philippe Faucher, gynécologue-obstétricien et par ailleurs émérite militant de la santé des femmes, de m'avoir indiqué l'erreur. :-) 


lundi 4 décembre 2017

D'abord, ne pas nuire par les paroles - par Marc Zaffran/Martin Winckler

Le livre sur lequel je travaille actuellement, avec un confrère généraliste et algologue, est consacré à la douleur.

En travaillant avec mon co-auteur et en lisant (beaucoup), j'en suis venu à "penser la douleur" en quelques phrases synthétiques telles que :

"La douleur est une expérience subjective, physique, émotionnelle, symbolique, affective, sociale."

"La seule personne capable de la définir au plus près est la personne qui a mal ; toutes les autres évaluations sont approximatives."

"Il n'y a pas de jugement à porter sur la manière dont une personne ressent et exprime sa ou ses douleurs."

"Le principal élément diagnostique de la douleur, c'est le récit des patient.e.s."

"Souvent, quand la douleur semble "impossible" à traiter, c'est parce qu'on n'a pas bien écouté le patient."

***

On peut dire à quelqu'un qui a mal : "Je ne sais pas ce qui te fait mal", mais on n'a pas le droit de dire "Non, tu n'as pas mal." Pas plus qu'on n'a le droit de dire "Tu ne vois pas cette couleur, tu n'entends pas ce son." Bref, on peut résumer l'attitude à avoir vis-à-vis de la douleur un aphorisme de René Leriche, vieux chirurgien français : "La douleur a raison contre les médecins." (On peut ajouter : et contre tous les autres...).

Une autre chose que j'ai apprise, ces dernières années, au contact de quelques psychothérapeutes, est celle-ci :

Toute perception ("Je vois ceci, je sens cela, j'entends telle chose et je perçois tel goût ou telle odeur dans le vin que je bois") est indiscutable.
Une autre personne peut seulement dire : "Je vois, je sens, j'entends, je goûte, je hume (d')autre(s) chose(s)." Elle n'est pas habilitée à dire "Ce que tu vois, etc. n'est pas vrai."

Mes sentiments, mes émotions sont vraies. Comme la douleur. Nul n'a le droit de m'en priver en la disqualifiant. Pas plus que ma perception d'une couleur ou d'un son.

Je me trompe peut-être sur la signification du son que j'ai entendu (le craquement de l'escalier n'est pas provoqué par un monstre ou un tueur en séries), mais la peur que j'ai ressentie en l'entendant est vraie. Ma perception est indiscutable.

C'est pour cette raison que dire  "Il n'y a pas de raison d'avoir peur" est inopérant et aggrave parfois les choses. La peur peut être atténuée, dissipée par une chaleur, une présence réconfortantes, des mots apaisant. On ne l'atténue pas en la niant - au contraire, on accroît l'anxiété et le poids que ressent la personne qui la ressent


***

Admettre que la perception de l'autre est indiscutable n'est pas chose facile, car cela suppose que ma perception ne vaut pas plus que celle de l'autre. L'autre voit du bleu, je vois du vert. La seule chose sur laquelle on puisse être d'accord, c'est qu'on ne voit pas la même chose. Mais la tentation est grande, pour tous deux, de défendre son point de vue et de convaincre l'autre qu'on a raison.

C'est compréhensible : si nos perceptions différentes sont toutes deux valides, alors nous nous sentons beaucoup plus seuls. Tu ne vois pas le monde comme je le vois. Si tu ne le vois pas comme moi, est-ce que ça invalide mon point de vue ? Est-ce que ça veut dire que je suis myope, aveugle, sourd ou stupide ?

Pour que ma perception me semble valide, j'ai besoin que l'autre voie les choses comme moi. Si ce n'est pas le cas, le monde me semble moins solide.

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Cette question de la perception est centrale quand on parle de brutalités qui ne laissent pas de trace, comme le harcèlement moral.

Et de fait, le harceleur ne se contente pas d'asséner des mots de dénigrement à sa victime. Il n'a de cesse de lui montrer qu'elle n'a pas de valeur. Ni dans ce qu'elle fait, ni dans ce qu'elle perçoit, ni dans ce qu'elle ressent, ni dans ce qu'elle pense, ni dans ce qu'elle est.

Le harcèlement, c'est un travail de sape de tous les mondes - intérieurs et extérieurs - d'un individu. Il assigne une personne à se sentir moins-que-soi. Indigne d'être.

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Quand une personne se dit harcelée moralement, elle parle de sa perception : de la manière dont elle reçoit (on peut dire subit, encaisse) les paroles ou les comportements de la ou des personnes qui la harcèle(nt). Cette perception n'est pas discutable. Et ce n'est pas une perception de tout repos : On me maltraite en me disant que je suis mauvais.e. Mais si je suis mauvais.e, n'est-il pas acceptable/valide/légitime que je sois maltraité.e ? 

Le harcèlement ne se contente pas de détruire la personne et son image d'elle-même, il détruit aussi sa confiance en ce qu'elle ressent - c'est à dire ce qui lui est le plus intime.

Et pourtant, de même que seule la personne qui a mal peut décrire sa douleur, seule la personne harcelée peut désigner ce qui a un effet destructeur sur elle.

Quand une personne dit avoir mal parce qu'on lui assène des mots destructeurs, cette douleur morale est indiscutable.

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Lorsqu'on pratique un métier de soin, il est très désagréable d'entendre quelqu'un déclarer : "Ce que vous dites ou faites me fait du mal." On est tenté de répondre : "Ce n'était pas mon intention".

Or, la question n'est pas là ! Certes, quand je vaccine une personne, mon intention n'est pas de lui faire mal, mais de la protéger contre une maladie. Seulement, se faire planter une aiguille dans la fesse ou le gras du bras, ça fait mal.
Ce n'est pas discutable, et les intentions n'y changent rien.

(Les intentions - louables - de "minimiser les pertes civiles" ne changent rien au fait qu'un drone militaire qui tombe sur une cible militaire tue tout de même des civils. Quand on veut être certain de ne pas tuer de civils, on ne lance pas de drones. Pour les victimes, ce n'est jamais l'intention qui compte, c'est le résultat. C'est ce qui fait la différence entre l'éthique de la vertu et l'éthique conséquentialiste.)

Comme je suis médecin, je peux (et, d'un point de vue éthique, je dois) prendre des dispositions pour ne pas faire mal (par exemple, appliquer un anesthésique local sur la peau à l'endroit où je vais planter mon aiguille).

Si je continue à faire mal, en arguant que "C'est pour votre bien, la douleur ne dure pas longtemps, Moi, quand on me vaccine, j'ai pas mal car je serre les dents", etc, je décide à la place de l'autre que lui faire mal est légitime.

Seulement, il n'appartient pas à celui qui fait mal de dire si la douleur qu'il provoque est, ou non, acceptable. C'est d'ailleurs sur ce principe que repose la notion de consentement développée depuis les Procès de Nuremberg : c'est aux patient.e.s de dire si les soins qu'ils reçoivent sont acceptables, pas aux médecins.

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Quand on est soignant.e, tout faire pour prévenir la douleur est une attitude conforme à l'éthique professionnelle : D'abord, ne pas nuire.

C'est aussi le résultat d'une position morale : Quand un patient dit "Vous me faites mal", je dois m'arrêter sur le champ. Je ne questionne pas ce qu'elle dit ; je ne cherche pas à justifier mes motivations (elles n'ont pas d'importance) ; je cesse de lui faire mal car c'est la seule chose à faire. 

C'est vrai quand j'examine quelqu'un : une fois que j'ai mis le doigt sur une zone qui se révèle douloureuse, je cesse d'appuyer dessus. La douleur est un symptôme utile, mais je n'ai pas besoin de vérifier (en appuyant une nouvelle fois, ou plusieurs) que je provoque une douleur. Ce que me dit la personne examinée me suffit. (Et je dois la croire sur parole.)

C'est vrai aussi avant de faire quelque geste que ce soit. Comme je suis médecin, je sais anticiper que quelqu'un aura mal parce que les gestes que je dois faire sont douloureux. J'ai fait tant d'années d'études, j'ai le niveau pour ça... Et l'empathie qu'il faut. En principe.

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Si je suis médecin, de deux choses l'une. Ou bien je sais que mes gestes peuvent faire mal, ou je ne le sais pas.

Si je ne le sais pas, ma formation laisse à désirer. (Mon intelligence aussi, peut-être...)

Si je le sais, et décide néanmoins de faire mal, c'est mon sens moral qui laisse à désirer.

D'un autre côté, si je le sais et si, par négligence ou par paresse ou par souci d'aller plus vite, je ne cherche pas à éviter de faire mal, je suis, ni plus ni moins, maltraitant. Mes intentions ("aller plus vite pour faire mal moins longtemps", par exemple) n'ont aucune importance.


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Au 16e siècle, les blessures de guerre étaient cautérisées au fer rouge ou avec de l'huile bouillante. En 1536, sur un champ de bataille, un jeune chirurgien-barbier du nom d'Ambroise Paré se trouve à court d'huile bouillante. A la place, il utilise une décoction de jaune d'oeuf, d'huile de rose et de térébenthine qu'il a héritée d'un.e guérisseur/se. Le lendemain, il constate que les blessés qu'il a traités ainsi vont beaucoup mieux que ceux qui l'ont été à l'huile bouillante. Alors il change de méthode. Ce qui le motive n'est pas l'aspect de la plaie mais, tout simplement, ce que les blessés ressentent. 

La méthode utilisée aujourd'hui lors d'un essai clinique n'est guère différente : quand on cherche à savoir si un médicament a des effets secondaires subjectifs (non visibles), on s'en remet à ce que disent les sujets de l'essai.

Et en clinique quotidienne, quand un patient vient dire : "Je ne tolère pas tel médicament, car j'ai tel ou tel symptôme subjectif", en principe je dois le croire et changer de prescription. D'abord, ne pas nuire. 

Se laisser guider par ce que disent les patient.e.s n'est pas une nouveauté - c'est la base même du soin.

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Les paroles des médecins ont un effet démontré sur les perceptions (et le cerveau) des patient.e.s. Cela inclut l'effet placebo, mais ça va beaucoup plus loin que ça. Et il y a tout plein de chercheurs qui travaillent là-dessus. (Comme Fabrizio Benedetti, par exemple).

Sachant que certains gestes font mal, je peux préparer un protocole analgésique pour éviter la douleur. Mais en outre, connaissant le poids de mes mots, je peux diminuer l'anxiété (qui modifie l'intensité et le seuil d'apparition de la douleur) en expliquant en quoi mes gestes consistent, quelle utilité ils ont... ou en demandant au patient ce qui diminuerait son anxiété et augmenterait son confort.  Autrement dit, je peux accentuer l'efficacité de l'analgésie par mes paroles.

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Il n'y a pas que les gestes qui peuvent faire du mal. Les paroles aussi : les victimes de harcèlement moral sont là pour le dire. 

Les paroles des médecins peuvent faire mal. Au minimum, ça s'appelle l'effet nocebo - mais ça peut aussi s'appeler du harcèlement quand ces paroles négatives sont systématiques.

Tout médecin que je suis, je ne suis pas apte à décider, unilatéralement (ou parce que j'ai fait tant d'années d'études) que la personne que j'ai en face de moi (ou les personnes dont je lis ou entends les témoignages sur les réseaux sociaux ou les médias audiovisuels) n'a pas de raison de se sentir blessée par mes paroles.

En effet, il ne m'appartient pas de décider de la validité de leurs perceptions, pas plus qu'il ne m'appartient de décider de la validité de la douleur qu'ils disent ressentir.

Quand des patient.e.s laissent entendre que certaines paroles de médecins les blessent, répondre : "Mais ça n'est pas dit pour vous blesser !" n'est, tout simplement, pas pertinent.
Mes intentions ont beau être pures (à mes yeux), elles n'annulent pas (et ne minimisent pas) les conséquences de mes actes.

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Et donc, de deux choses l'une : ou bien, moi qui suis médecin et qui ait fait tant d'années d'études, je sais que mes paroles peuvent faire du mal, ou bien je ne le sais pas.

Si je ne le sais pas, ma formation laisse sacrément à désirer. (Et mon intelligence, peut-être ?)

Si je décide sciemment de dire des choses blessantes, alors c'est mon sens moral qui laisse à désirer.

Mais si, d'un autre côté, je néglige d'entendre le patient qui dit que mes paroles sont blessantes, et si je ne prends pas les dispositions qui s'imposent pour ne plus blesser avec mes paroles, alors je suis maltraitant. (Et de mauvaise foi.)


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(Soit dit en passant : déclarer "Mais c'était de l'humour, tu l'as pas compris ? ", n'est pas une réponse valide. Ni intelligente.
Il est bien entendu qu'on a le droit de se moquer de ce qu'on veut. Mais quand on le fait, on s'expose à ce que les autres ne nous trouvent pas drôle. Car, par définition, c'est à l'auditoire d'apprécier si ce qu'on lui raconte le fait rire. Quand l'auditoire ne rit pas (ou fait la grimace), si l'humoriste l'engueule en disant "Vous n'avez pas d'humour", l'auditoire est en droit de sortir et de ne plus écouter ses "blagues".
On a parfaitement le droit de critiquer, satyriser, moquer qui et ce qu'on veut. Mais on ne décide pas de ce que les autres trouveront drôle ou non.
Ce que tu trouves drôle, c'est ta perception. Ce que je trouve drôle, c'est la mienne.
L'humour, ça ne se décrète pas unilatéralement.)

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Je suis médecin. De même que je dois prévenir de mon mieux les douleurs que mes gestes sont susceptibles d'infliger, je dois prévenir les blessures que peuvent provoquer mes paroles. Et je me dois de respecter les patient.e.s qui déclarent que certaines paroles sont blessantes.

D'abord ne pas nuire, ça commence par avoir le souci de ce qu'on dit.

Quand on a fait tant d'années d'étude, on en est capable. En principe.



Marc Zaffran/Martin Winckler



PS : Certain.e.s internautes médecins ne vont pas se priver de dire que ce texte (comme bien d'autres avant lui) "fait du mal" au "corps médical". Mais contrairement aux patients qui sont venus me consulter pendant vingt-cinq ans, le corps médical ne m'a jamais demandé d'être son médecin et je n'ai aucune obligation de soin à son égard. Cette évidence devrait sauter aux yeux de quiconque a fait tant d'années d'études.