Merci de m'avoir fait envoyer votre livre Avez-vous un bon médecin ? (Fayard, 2017, 384 p.) en format PDF.
Cette attention me touche, et pour lire régulièrement vos interventions sur Twitter, je subodore depuis un certain temps que nos démarches respectives ont des points communs, en particulier la dénonciation des médecins qui ne font pas leur travail en conscience et celle des institutions qui maltraitent les soignant.e.s. et les patient.e.s.
Cependant, quand j'ai vu passer la couverture de votre livre, son titre, son sous-titre et le bandeau qui l'accompagne ("Le Docteur House français !"), je dois dire que je me suis gratté la tête de perplexité.
"40 histoires extraordinaires pour ne plus passer à côté du bon diagnostic". (Saviez-vous que Pierre Bellemare est mort ces jours-ci ?)
Au vu du titre, du sous-titre et du bandeau, on est en droit de se demander à qui s'adresse le livre : Aux médecins ? Aux usager.e.s - qui aimeraient bien faire le bon diagnostic tou.te.s seul.e.s ? Aux spectateurs de téléséries et par ailleurs fans de Greg H. (J'en fais partie...) ?
(Je sais que certaines de ces décisions sont prises par l'éditeur et non par l'auteur, mais dans mon expérience, il est toujours possible à un auteur de négocier ce qu'on met sur la couverture d'un ouvrage grand public. Car l'éditeur a besoin de l'auteur pour le promouvoir et le vendre.)
Quand j'ai reçu le PDF, hier, j'ai commencé par scruter le sommaire. Je le fais toujours. Le sommaire me semble être un élément très important pour appréhender un ouvrage de sciences humaines qui se veut à la fois polémique, informatif et pédagogique.
Je n'en veux pour preuve que les ouvrages publiés dans les pays anglophones. Le sommaire y est toujours placé en début d'ouvrage, et il annonce immédiatement le contenu du livre, sa construction, le ton général, et bien d'autres choses. J'ai construit mes propres livres sur ce principe.
Dans le vôtre, le sommaire est à la fin. Je le reproduis ci-dessous.
La première partie s'intitule "Avez vous un bon médecin ?"
Il y a tout plein de choses avec lesquelles je suis d'accord, à première vue. Sans doute pas avec le ton des titres de chapitres, qui me semble un peu condescendant et très simplificateur, mais en tout cas avec le fond de beaucoup. Je suis particulièrement sensible aux titres des chapitres 7, 8, 11, 13 et 15.
Il y a aussi un certain nombre de choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord du tout.
Par exemple, je ne pense pas, comme le suggère votre sommaire, qu'un "bon" médecin doit commencer par questionner (Quand on pose des questions, on n'obtient que des réponses...) mais par écouter ; je ne pense pas qu'un examen clinique complet est toujours obligatoire ou nécessaire ; je ne crois pas non plus que le fait de garder son calme en toutes circonstances soit donné à tout le monde, et je me garderais bien de disqualifier quelqu'un parce qu'il a perdu son calme. Ou parce qu'il a prescrit (en toute bonne foi, sous l'influence de forces qui le dépassent) un médicament inutile.
Par ailleurs, je ne lis nulle part dans le sommaire de cette partie les mots "Mon médecin respecte mes convictions" ou encore "Mon médecin me respecte en tant que personne". D'ailleurs la recherche du mot "respect" dans toute cette partie se solde par une seule mention de ce mot en rapport avec les patient.e.s - p 127, dans la phrase "De tels comportements, que je déplore et qui ne respectent pas le malade dans ce qu'il est".
Dans tout le reste du livre, le mot "respect" est réservé à tout autre chose - et principalement à celui qu'on doit aux médecins.
Dans tout le reste du livre, le mot "respect" est réservé à tout autre chose - et principalement à celui qu'on doit aux médecins.
C'est une mauvaise habitude, sans doute, celle de quelqu'un qui lit et écrit beaucoup : je vois facilement les mots qui sont dans un texte, mais je vois aussi ceux qui n'y sont pas (ou qui se cachent).
Ainsi, quand j'écris, j'ai souvent recours à la fonction "chercher" pour savoir comment j'ai utilisé certains mots. (Le logiciel de correction "Antidote", que j'utilise souvent, est également très pratique et éclairant pour ça. Il m'aide à ne pas (trop) me répéter.)
De même, quand j'ai affaire à un livre en PDF, il m'arrive souvent de rechercher certains mots. Leur utilisation en dit souvent long sur le contenu d'un texte, les idées qu'on y trouve (ou non)...
De même, quand j'ai affaire à un livre en PDF, il m'arrive souvent de rechercher certains mots. Leur utilisation en dit souvent long sur le contenu d'un texte, les idées qu'on y trouve (ou non)...
Alors, j'ai fait cet exercice avec le vôtre.
Voici le résultat de mes recherches au travers des 384 pages de votre ouvrage.
Pas de surprise : les mots "diagnostic" et "traitement" sont omniprésents. Comme d'ailleurs les mots "patient" et "malade".
L'expression "relation de soin", en revanche, n'apparaît jamais. L'expression "parcours de soin" une seule fois. Le mot "soin" quatre autres fois - presque toujours pour désigner le soin que le médecin prend "pour faire quelque chose" - mais jamais à soigner.
Le mot "consentement" n'apparaît jamais.
Le mot "pudeur" apparaît une seule fois.
L'expression "secret médical" apparaît trois fois. Mais pas le mot "confidentialité" qui n'est cité qu' en fin d'ouvrage à la mention : " Pour des raisons de confidentialité et en vertu du secret médical, les noms et prénoms des personnes cit.es dans cet ouvrage ont été modifiés."
Le mot "confiance" apparaît plusieurs fois, toujours pour désigner celle que le malade doit au médecin (jamais l'inverse). ("Mais le malade, lui, ne doit pas douter. Il doit faire confiance." - p. 277).
Le mot "collaboration" n'apparaît que deux fois dans le livre. Le mot "coopération" pas une seule.
Le mot "expertise" apparaît une demi-douzaine de fois, toujours pour désigner un médecin. (Pas de "patient-expert" dans la deuxième partie... Un patient n'est-il donc jamais expert de sa vie et/ou de ses affections ? )
Le mot "compétence" n'apparaît que quatre fois, dont une note en bas de page consacrée à des "centres de compétence". (p. 203)
Le mot "échange" apparaît dans le chapitre "Mon médecin échange suffisamment avec ses confrères" et, ailleurs dans le texte, une fois concernant un laboratoire pharmaceutique (!), deux fois au sujet d'un.e patient.e.
Le mot "partage" n'apparaît jamais. Le verbe "partager" trois ou quatre fois - mais il ne s'agit pas de la relation de soin.
Le mot "soignant" une seule fois, dans l'expression "personnels soignants"...
Le mot "soigner", deux fois. Le mot "guérir", huit.
Le mot "soutien" deux fois - dont une pour parler de thérapeutes, de sophrologues, de psychologues mais pas pour parler d'un médecin.
Le mot "compréhension" apparait cinq ou six fois, mais il ne s'agit jamais de celle du médecin face à la personne, le plus souvent celle (réelle ou non) de la personne face à ce que lui dit le médecin.
Le mot "bienveillance" est aux abonnés absent. Tout comme les mots "racisme", "sexisme", "discrimination", "exclusion", "pauvreté", "intelligence", "préjugé", "justice", "autonomie", "non-malfaisance"... Le mot "maltraitance" non plus. Alors même que votre livre s'ingénie à dire ce qu'est le comportement d'un "bon médecin", vous semblez éviter soigneusement de dire ce qui ne l'est pas.
Dans votre livre, le mot "éthique" n'apparaît pas une seule fois. (Pas une !!!)
Le mot "dignité" non plus.
Tout ça, je le rappelle, en 384 pages. A titre de comparaison (je me la permets parce que vous l'avez mentionné avant de m'envoyer votre ouvrage), Les Brutes en blanc en a 364. Tous ces mots y figurent, je vous laisse apprécier à quelle fréquence.
Cela m'a plongé dans la perplexité.
Les titres de la deuxième partie et de ses chapitres m'ont, je vous le dis franchement, mis très mal à l'aise.
D'abord son titre : "Etes vous un bon patient ? "
WTF ???? (comme on écrit au Canada...)
Qu'est-ce qu'un "bon" patient, Philippe Humbert ? Où en avez-vous lu la définition, les critères, les obligations déontologiques ?
Quant aux titres de chapitres, alors que ceux de la première partie pouvaient encore passer pour une manière d'énoncer des critères de qualité, ceux de la seconde sont, ni plus ni moins, une suite de commandements !
Déjà, le "Je" en tête de chaque phrase est stupéfiant. Ce "Je" au début de ce-qu'il-faut-que-le-patient-fasse, c'est celui de l'instituteur d'autrefois.
Et il annonce tout ce qui suit.
"J'apporte toutes mes analyses à mon médecin." - Au nom de quoi ? Rien n'impose à une personne de confier toutes ses informations médicales à qui que ce soit - y compris à "son" médecin. Le secret médical existe entre médecins et les informations d'une personne donnée n'ont pas à être partagées avec chaque médecin qu'elle rencontre, si elle ne le désire pas.
"Je n'omets aucun renseignement, même le plus anodin" - Depuis quand une personne qui consulte un médecin devrait-elle lui confier tout ce qu'elle sait, sent ou ressent d'elle-même ? Pourquoi une personne devrait-elle tout dire à un inconnu ? Quelle place peut-il y avoir pour le désir élémentaire de se protéger que toute personne est en droit d'avoir ? Un médecin est-il donc un confesseur à vos yeux ?
"Je ne change pas mon traitement de mon propre chef". Ah, bon ?!! J'ai des effets secondaires et je n'arrête pas de prendre le médicament qui les provoque ? Je suis diabétique ou je souffre de douleurs cancéreuses et je ne modifie pas la quantité d'insuline ou de morphine que ma pompe délivre ?
"Je ne crois pas aux idées reçues." Parlez-vous seulement des idées reçues véhiculées dans le public ou aussi de celles que bon nombre de médecins font courir ou entretiennent ?
"Je ne confonds pas effets secondaires et contre-indications". Autant dire qu'un.e patient.e doit en savoir plus que "son" médecin - et même, parfois, que ce qui est inscrit sur la notice. Il est vrai que vous affirmez (p. 271) : "Tout patient éduqué est apte à comprendre la classe
du traitement qu’il prend." Ce qui ressemble furieusement à un discours élitiste. (Mais je peux me tromper.)
'"Je laisse à mon médecin le temps de la réflexion". C'est bizarre, j'ai pas vu l'équivalent pour le patient, dans la première partie...
Le titre qui, à mes yeux, remporte le pompon est "Je respecte les silences de mon médecin".
Dans le chapitre en question, vous racontez sans aucune gêne comment vous avez intimé une patiente au silence : "S’il vous plaît, gardez le silence tant que je n’ai pas levé la plume de l’ordonnance et que je ne vous ai pas redonné la parole." (p. 299)
Plus loin, vous écrivez : "Sans les silences forcés que j’avais enfin obtenus, je n’aurais certainement pas réussi à mener ma consultation jusqu’à son terme de la façon la plus exhaustive possible, abordant tous les points de la maladie."
C'est clair, il ne s'agit pas des silences du médecin, mais de ceux qui s'imposent aux patient.e.s. (Le chapitre est d'ailleurs longuement "consacré" à une femme "logorrhéique". Le mot n'apparaît que pour cette patiente. Jamais pour un homme...)
Dans les messages personnels que vous m'avez adressés pour me proposer de m'envoyer votre livre, vous disiez, très amicalement :
" J’ai lu nombreux de vos livres et je vous félicite. Je soutiens ce que vous avez écrit dans les brutes en blanc et encore il y a tellement de choses à dire. "
Et aussi : "Nous avons une vision assez similaire des choses en médecine."
C'est tout aussi amicalement qu'après avoir exploré votre livre et aussi lu environ cent cinquantes pages, prises un peu partout, je me permets de vous répondre :
Je ne doute nullement de vos convictions ou de votre volonté de dire ce qu'est un bon médecin.
Cependant, votre livre est essentiellement une suite d'anecdotes puisées dans votre expérience et (ça ne passe pas inaperçu) vos réussites. Ce qu'on appelait autrefois les "beaux diagnostics" ou (dans le secret des clubs réservés aux médecins) des "histoires de chasse".
Ce n'est pas du tout une réflexion morale sur la relation de soin (ni même sur la relation médecin-patient, expression qui n'apparaît qu'une seule fois, page 17).
Ce n'est pas un livre qui remet en question le statut social du médecin - et en 2018, c'est très problématique.
Le plus problématique pour moi est la nature de votre approche, manifestement paternaliste, comme en témoigne, toujours page 17, la phrase qui résume toute la deuxième partie : "... le patient doit absolument apprendre à être un bon patient."
Je ne doute pas non plus que beaucoup de personnes bénéficient de vos soins et de vos attitudes, de votre engagement et de vos efforts. Et loin de moi l'idée de suggérer qu'elles ont tort de le faire.
Je ne doute pas que vous vous êtes remis beaucoup en question, au cours de votre carrière. Je doute, cependant, que cette remise en question porte sur les problèmes que je m'efforce de soulever.
Car, comme vous l'avez compris, je ne pense pas que nous ayons une "vision similaire" des choses. Et cela, tout simplement parce que les mots et les valeurs qui me semblent fondamentales et que je martèle à toutes pages de mes livres n'apparaissent pratiquement pas dans le vôtre.
(Non, les mots ne sont pas "que" des mots.)
Votre démarche est respectable, je suis convaincu que votre livre a de nombreux/ses lectrices et lecteurs et je vous remercie vivement de me l'avoir adressé et fait lire.
Toutefois - et j'en suis désolé - je ne pourrai pas en chanter les louanges.
Bien à vous
Marc Zaffran/Martin Winckler