jeudi 31 mai 2018

A propos de "Avez-vous un bon médecin ?" de Philippe Humbert

Cher Philippe Humbert 

Merci de m'avoir fait envoyer votre livre Avez-vous un bon médecin ? (Fayard, 2017, 384 p.) en format PDF. 


Cette attention me touche, et pour lire régulièrement vos interventions sur Twitter, je subodore depuis un certain temps que nos démarches respectives ont des points communs, en particulier la dénonciation des médecins qui ne font pas leur travail en conscience et celle des institutions qui maltraitent les soignant.e.s. et les patient.e.s.  


Cependant, quand j'ai vu passer la couverture de votre livre, son titre, son sous-titre et le bandeau qui l'accompagne ("Le Docteur House français !"), je dois dire que je me suis gratté la tête de perplexité. 



"40 histoires extraordinaires  pour ne plus passer à côté du bon diagnostic". (Saviez-vous que Pierre Bellemare est mort ces jours-ci ?)  

Au vu du titre, du sous-titre et du bandeau, on est en droit de se demander à qui s'adresse le livre : Aux médecins ? Aux usager.e.s - qui aimeraient bien faire le bon diagnostic tou.te.s seul.e.s ? Aux spectateurs de téléséries et par ailleurs fans de Greg H. (J'en fais partie...) ? 


(Je sais que certaines de ces décisions sont prises par l'éditeur et non par l'auteur, mais dans mon expérience, il est toujours possible à un auteur de négocier ce qu'on met sur la couverture d'un ouvrage grand public. Car l'éditeur a besoin de l'auteur pour le promouvoir et le vendre.) 


Quand j'ai reçu le PDF, hier, j'ai commencé par scruter le sommaire. Je le fais toujours. Le sommaire me semble être un élément très important pour appréhender un ouvrage de sciences humaines qui se veut à la fois polémique, informatif et pédagogique. 



Je n'en veux pour preuve que les ouvrages publiés dans les pays anglophones. Le sommaire y est toujours placé en début d'ouvrage, et il annonce immédiatement le contenu du livre, sa construction, le ton général, et bien d'autres choses. J'ai construit mes propres livres sur ce principe. 


Dans le vôtre, le sommaire est à la fin. Je le reproduis ci-dessous. 


La première partie s'intitule "Avez vous un bon médecin ?" 





Il y a tout plein de choses avec lesquelles je suis d'accord, à première vue. Sans doute pas avec le ton des titres de chapitres, qui me semble un peu condescendant et très simplificateur, mais en tout cas avec le fond de beaucoup. Je suis particulièrement sensible aux titres des chapitres 7, 8, 11, 13 et 15. 

Il y a aussi un certain nombre de choses avec lesquelles je ne suis pas d'accord du tout. 

Par exemple, je ne pense pas, comme le suggère votre sommaire, qu'un "bon" médecin doit commencer par questionner (Quand on pose des questions, on n'obtient que des réponses...) mais par écouter ; je ne pense pas qu'un examen clinique complet est toujours  obligatoire ou nécessaire ; je ne crois pas non plus que le fait de garder son calme en toutes circonstances soit donné à tout le monde, et je me garderais bien de disqualifier quelqu'un parce qu'il a perdu son calme. Ou parce qu'il a prescrit (en toute bonne foi, sous l'influence de forces qui le dépassent) un médicament inutile. 

Par ailleurs, je ne lis nulle part dans le sommaire de cette partie les mots "Mon médecin respecte mes convictions" ou encore "Mon médecin me respecte en tant que personne". D'ailleurs la recherche du mot "respect" dans toute cette partie se solde par une seule mention de ce mot en rapport avec les patient.e.s - p 127, dans la phrase "De tels comportements, que je déplore et qui ne respectent pas le malade dans ce qu'il est". 
Dans tout le reste du livre, le mot "respect" est réservé à tout autre chose - et principalement à celui qu'on doit aux médecins. 

C'est une mauvaise habitude, sans doute, celle de quelqu'un qui lit et écrit beaucoup : je vois facilement les mots qui sont dans un texte, mais je vois aussi ceux qui n'y sont pas (ou qui se cachent). 

Ainsi, quand j'écris, j'ai souvent recours à la fonction "chercher" pour savoir comment j'ai utilisé certains mots. (Le logiciel de correction "Antidote", que j'utilise souvent, est également très pratique et éclairant pour ça. Il m'aide à ne pas (trop) me répéter.)

De même, quand j'ai affaire à un livre en PDF, il m'arrive souvent de rechercher certains mots. Leur utilisation en dit souvent long sur le contenu d'un texte, les idées qu'on y trouve (ou non)... 

Alors, j'ai fait cet exercice avec le vôtre. 
Voici le résultat de mes recherches au travers des 384 pages de votre ouvrage. 

Pas de surprise : les mots "diagnostic" et "traitement" sont omniprésents. Comme d'ailleurs les mots "patient" et "malade". 

L'expression "relation de soin", en revanche, n'apparaît jamais. L'expression "parcours de soin" une seule fois. Le mot "soin" quatre autres fois - presque toujours pour désigner le soin que le médecin prend "pour faire quelque chose" - mais jamais à soigner. 

Le mot "consentement" n'apparaît jamais. 

Le mot "pudeur" apparaît une seule fois. 

L'expression "secret médical" apparaît trois fois. Mais pas le mot "confidentialité" qui n'est cité qu' en fin d'ouvrage à la mention : " Pour des raisons de confidentialité et en vertu du secret médical, les noms et prénoms des personnes cit.es dans cet ouvrage ont été modifiés." 

Le mot "confiance" apparaît plusieurs fois, toujours pour désigner celle que le malade doit au médecin (jamais l'inverse). ("Mais le malade, lui, ne doit pas douter. Il doit faire confiance." - p. 277). 

Le mot "collaboration" n'apparaît que deux fois dans le livre. Le mot "coopération" pas une seule. 

Le mot "expertise" apparaît une demi-douzaine de fois, toujours pour désigner un médecin. (Pas de "patient-expert" dans la deuxième partie... Un patient n'est-il donc jamais expert de sa vie et/ou de ses affections ? ) 

Le mot "compétence" n'apparaît que quatre fois, dont une note en bas de page consacrée à des "centres de compétence". (p. 203)

Le mot "échange" apparaît dans le chapitre "Mon médecin échange suffisamment avec ses confrères" et, ailleurs dans le texte, une fois concernant un laboratoire pharmaceutique (!), deux fois au sujet d'un.e patient.e.  

Le mot "partage" n'apparaît jamais. Le verbe "partager" trois ou quatre fois - mais il ne s'agit pas de la relation de soin. 

Le mot "soignant" une seule fois, dans l'expression "personnels soignants"... 

Le mot "soigner", deux fois. Le mot "guérir", huit. 

Le mot "soutien" deux fois - dont une pour parler de thérapeutes, de sophrologues, de psychologues mais pas pour parler d'un médecin. 

Le mot "compréhension" apparait cinq ou six fois, mais il ne s'agit jamais de celle du médecin face à la personne, le plus souvent celle (réelle ou non) de la personne face à ce que lui dit le médecin. 

Le mot "bienveillance" est aux abonnés absent. Tout comme les mots "racisme", "sexisme", "discrimination", "exclusion", "pauvreté", "intelligence", "préjugé", "justice", "autonomie", "non-malfaisance"... Le mot "maltraitance" non plus. Alors même que votre livre s'ingénie à dire ce qu'est le comportement d'un "bon médecin", vous semblez éviter soigneusement de dire ce qui ne l'est pas.  

Dans votre livre, le mot "éthique" n'apparaît pas une seule fois. (Pas une !!!) 
Le mot "dignité" non plus. 

Tout ça, je le rappelle, en 384 pages. A titre de comparaison (je me la permets parce que vous l'avez mentionné avant de m'envoyer votre ouvrage), Les Brutes en blanc en a 364. Tous ces mots y figurent, je vous laisse apprécier à quelle fréquence. 

Cela m'a plongé dans la perplexité. 

Les titres de la deuxième partie et de ses chapitres m'ont, je vous le dis franchement,  mis très mal à l'aise. 




D'abord son titre : "Etes vous un bon patient ? " 
WTF ???? (comme on écrit au Canada...)  

Qu'est-ce qu'un "bon" patient, Philippe Humbert ? Où en avez-vous lu la définition, les critères, les obligations déontologiques ? 

Quant aux titres de chapitres, alors que ceux de la première partie pouvaient encore passer pour une manière d'énoncer des critères de qualité, ceux de la seconde sont, ni plus ni moins, une suite de commandements ! 

Déjà, le "Je" en tête de chaque phrase est stupéfiant. Ce "Je" au début de ce-qu'il-faut-que-le-patient-fasse, c'est celui de l'instituteur d'autrefois. 

Et il  annonce tout ce qui suit. 

"J'apporte toutes mes analyses à mon médecin." - Au nom de quoi ? Rien n'impose à une personne de confier toutes ses informations médicales à qui que ce soit - y compris à "son" médecin. Le secret médical existe entre médecins et les informations d'une personne donnée n'ont pas à être partagées avec chaque médecin qu'elle rencontre, si elle ne le désire pas. 

"Je n'omets aucun renseignement, même le plus anodin" - Depuis quand une personne qui consulte un médecin devrait-elle lui confier tout ce qu'elle sait, sent ou ressent d'elle-même ? Pourquoi une personne devrait-elle tout dire à un inconnu ? Quelle place peut-il y avoir pour le désir élémentaire  de se protéger que toute personne est en droit d'avoir ? Un médecin est-il donc un confesseur à vos yeux ? 

"Je ne change pas mon traitement de mon propre chef". Ah, bon ?!! J'ai des effets secondaires et je n'arrête pas de prendre le médicament qui les provoque ? Je suis diabétique ou je souffre de douleurs cancéreuses et je ne modifie pas la quantité d'insuline ou de morphine que ma pompe délivre ? 

"Je ne crois pas aux idées reçues." Parlez-vous seulement des idées reçues véhiculées dans le public ou aussi de celles que bon nombre de médecins font courir ou entretiennent 

"Je ne confonds pas effets secondaires et contre-indications". Autant dire qu'un.e patient.e doit en savoir plus que "son" médecin - et même, parfois, que ce qui est inscrit sur la notice. Il est vrai que vous affirmez (p. 271) : "Tout patient éduqué est apte à comprendre la classe

du traitement qu’il prend." Ce qui ressemble furieusement à un discours élitiste. (Mais je peux me tromper.) 

'"Je laisse à mon médecin le temps de la réflexion". C'est bizarre, j'ai pas vu l'équivalent pour le patient, dans la première partie... 

Le titre qui, à mes yeux, remporte le pompon est "Je respecte les silences de mon médecin". 

Dans le chapitre en question, vous racontez sans aucune gêne comment vous avez intimé une patiente au silence : "S’il vous plaît, gardez le silence tant que je n’ai pas levé la plume de l’ordonnance et que je ne vous ai pas redonné la parole." (p. 299) 

Plus loin, vous écrivez : "Sans les silences forcés que j’avais enfin obtenus, je n’aurais certainement pas réussi à mener ma consultation  jusqu’à son terme de la façon la plus exhaustive possible, abordant tous les points de la maladie."

C'est clair, il ne s'agit pas des silences du médecin, mais de ceux qui s'imposent aux patient.e.s. (Le chapitre est d'ailleurs longuement "consacré" à une femme "logorrhéique". Le mot n'apparaît que pour cette patiente. Jamais pour un homme...) 

Dans les messages personnels que vous m'avez adressés pour me proposer de m'envoyer votre livre, vous disiez, très amicalement : 

J’ai lu nombreux de vos livres et je vous félicite. Je soutiens ce que vous avez écrit dans les brutes en blanc et encore il y a tellement de choses à dire. "
Et aussi : 
"Nous avons une vision assez similaire des choses en médecine."

C'est tout aussi amicalement qu'après avoir exploré votre livre et aussi lu environ cent cinquantes pages, prises un peu partout,  je me permets de vous répondre : 


Je ne doute nullement de vos convictions ou de votre volonté de dire ce qu'est un bon médecin.


Cependant, votre livre est essentiellement une suite d'anecdotes puisées dans votre expérience et (ça ne passe pas inaperçu) vos réussites. Ce qu'on appelait autrefois les "beaux diagnostics" ou (dans le secret des clubs réservés aux médecins) des "histoires de chasse". 


Ce n'est pas du tout une réflexion morale  sur la relation de soin (ni même sur la relation médecin-patient, expression qui n'apparaît qu'une seule fois, page 17). 


Ce n'est pas un livre qui remet en question le statut social du médecin - et en 2018, c'est très problématique. 


Le plus problématique pour moi est la nature de votre approche, manifestement paternaliste, comme en témoigne, toujours page 17, la phrase qui résume toute la deuxième partie : "... le patient doit absolument apprendre à être un bon patient." 


Je ne doute pas non plus que beaucoup de personnes bénéficient de vos soins et de vos attitudes, de votre engagement et de vos efforts. Et loin de moi l'idée de suggérer qu'elles ont tort de le faire. 

Je ne doute pas que vous vous êtes remis beaucoup en question, au cours de votre carrière. Je doute, cependant, que cette remise en question porte sur les problèmes que je m'efforce de soulever. 


Car, comme vous l'avez compris, je ne pense pas que nous ayons une "vision similaire" des choses. Et cela, tout simplement parce que les mots et les valeurs qui me semblent fondamentales et que je martèle à toutes pages de mes livres n'apparaissent pratiquement pas dans le vôtre. 


(Non, les mots ne sont pas "que" des mots.) 

Votre démarche est respectable,  je suis convaincu que votre livre a de nombreux/ses lectrices et lecteurs et je vous remercie vivement de me l'avoir adressé et fait lire. 

Toutefois - et j'en suis désolé - je ne pourrai pas en chanter les louanges.


Bien à vous 


Marc Zaffran/Martin Winckler 





samedi 26 mai 2018

Il serait temps de cesser d'avoir peur des patient.e.s (et de son ombre) - par Marc Zaffran/Martin WInckler


Je mets sur Facebook le « post » suivant :

« Le refus (par un.e patient.e) de recevoir certains soins ne justifie nullement de la part du médecin de cesser de le/la suivre médicalement - ni de lui faire signer quoi que ce soit. C'est la compagnie d'assurances médicales MACSF qui le dit... »

Voici l’article publié par la plus grande compagnie d’assurances médicales française. Qui sait ce qu’elle dit en terme de jurisprudence.


Sous le post, un médecin commente :

Comme le la patient e peut refuser des soins, un médecin peut se sentir éthiquement en difficulté et refuser de soigner un patient. La réciprocité est la base de la confiance.


MW : Tu oublies que le soignant est au service du patient. Ce n'est pas au soignant de dicter les conditions du soin. C'est au patient de dire comment il veut qu'on le soigne. Et là, le soignant peut dire "Je vais vous soigner en respectant vos voeux" ou se démettre. Dans mon esprit, se démettre n'est éthiquement acceptable que dans un tout petit nombre de cas. Le fait de porter un voile ou de ne pas vouloir être transfusé, ou de ne pas vouloir se déshabiller ne sont pas des raisons suffisantes pour refuser de soigner quelqu'un. Ce sont juste des prétextes pour le soignant de dire "J'ai des préjugés à votre égard".


D'accord. Mais si le refus de se déshabiller t'empêche d'examiner correctement le patient et entraîne une conclusion erronée de l'examen, cela met en danger le patient. Le risque légal est toujours pour le soignant. La confiance réciproque est importante. Le médecin a le droit de refuser de faire une ordonnance non datee ("comme ça je vais chercher mon somnifère quand je veux") de faire un faux certificat (je suis contre les vaccins.mais sans certificat je ne peux pas inscrire mes enfants à l'école....)


MW Il n'y a aucun risque légal pour un médecin (toi, en l'occurrence) à respecter ce qu'un•e patient•e demande et qui est parfaitement légal, dès le  moment où tu définis clairement pour elle ce que tu peux ou non faire avec ses réserves et/ou restrictions. Interroge les compagnies d'assurances et les avocats. Les patiente•e•s portent plainte quand on leur ment et quand on ne les respecte pas. Pas quand on les respecte. Il.le.s portent plainte quand on ne les examine pas après qu''ils/elles l'ont demandé ! Pas quand on ne les force pas à être examiné•e•s !

Tu as parfaitement le droit de refuser de faire quelque chose d'illégal (une ordonnance ou un certificat de complaisance). Mais personne ne peut te poursuivre pour avoir respecté ce que le patient te demande quand ça fait partie de ce que le code de déontologie te dit de respecter. 

Ne mets pas la responsabilité légale là où elle ne se trouve pas. C'est spécieux, et encore une fois, c'est à mille lieues de la réalité observée par ceux-là même qui sont au centre des plaintes : les avocats, les juges et les assureurs. 

Et puisque tu dis que la confiance réciproque est importante, pourquoi ne pas faire confiance à la personne qui te dit : "Je ne veux pas être examiné•e mais je collaborerai du mieux possible avec ce que vous me demandez pour être soigné•e" ? 

Il m'est arrivé des dizaines de fois dans ma carrière de ne pas examiner quelqu'un à sa demande. Je n'ai pas eu une plainte. Pas une. En vingt-cinq ans. Tes arguments me rappellent ceux des chirurgiens qui refusaient des ligatures de trompe (avant 2001) en disant "Je ne veux pas que vous portiez plainte contre moi." Je n'ai jamais vu une LT demandée et obtenue par une femme donner lieu à une plainte par cette même femme plus tard. 

En revanche, j'ai vu beaucoup de LT imposées à des femmes (ou "autorisées" par le mari pendant qu'elles étaient sous AG d'une césarienne) pour lesquelles les femmes qui se retrouvaient stérilisées à leur insu étaient dissuadées de porter plainte. 

J'ai entendu des dizaines de témoignages de femmes ayant été abusées ignoblement par des médecins et que l'Ordre ne voulait pas écouter. Je n'ai jamais vu quiconque porter plainte contre un médecin qui lui avait foutu la paix. 

Dans quel monde vis-tu, exactement ? Si tu as peur de ne pas savoir poser un diagnostic correct, dis le à la personne en question. Et cherches d'autres moyens de le faire, c'est pas la technologie qui manque !!!! Comment fait-on avec une personne dans le coma ou aphasique, ou qui ne parle pas la langue, ou un enfant qui ne se laisse pas examiner ? 

Et d'ailleurs, combien y a-t-il de personnes qui REFUSENT de se faire examiner dans une journée de médecin ? Combien, en revanche, y a t-il de personnes que les médecins n'examinent pas, par fatigue, par énervement, par manque de temps, par mépris ou par dégoût ? 

Tu crois vraiment que les problèmes vient des quelques personnes qui refuseraient ? Vraiment ? 

Tu te penses vraiment mauvais médecin au point de tout fonder sur l'examen clinique et de n'apporter aucun crédit à la RELATION que tu vas établir avec cette personne en l'écoutant et en parlant avec elle, et en la rassurant, et en la respectant ? Vraiment ????

Si tu as vraiment peur sur le plan légal, c'est simple : écris, toi, soussigné, que le patient a refusé de se faire examiner, et remets-lui une copie signée de la lettre, en gardant l'original, daté. Il ou elle n'a pas besoin de la signer, il suffit de la scanner et de te l'envoyer à toi-même (ou à ta compagnie d'assurance) par courriel le jour-même. Tu as ainsi une trace datée de ce que tu as fait et dit. C'est simple et imparable. Documente. Jour après jour. Et dans dix ans, tu verras que ta peur était infondée. Les patients à qui tu auras fait confiance te remercieront. 

Ca fait dix ans que je n'ai pas pratiqué, et je reçois des lettres de remerciements encore toutes les semaines.

Allez. Courage ! 

Il serait temps de cesser d'avoir peur des patients comme s'ils étaient tes pires ennemis. On ne peut pas soigner des gens en ayant peur d'eux. On ne peut rien faire en ayant peur des gens qui se confient à nous. La confiance, ils nous la portent d'emblée. Ne pas les respecter parce qu'on a peur d'eux, c'est leur refuser la nôtre.

Marc Zaffran/Martin WInckler




dimanche 20 mai 2018

Le syndrome de l'Autre - par Marc Zaffran/Martin Winckler


"Quand une personne se plaint, c'est parce qu'elle souffre.
Si elle dit qu'elle souffre, tu dois la croire. Quand une personne ne se plaint pas, ça ne veut pas dire qu'elle ne souffre pas.
Si tu veux savoir ce qu'il en est, pose-lui la question et dis lui : 'Quelle que soit votre réponse, je vous croirai.'
Tu libèreras sa parole." (Franz Karma - Le Choeur des femmes.)


La mort de Naomi Musenga a fait apparaître au grand jour la notion de « syndrome méditerranéen » - à savoir le préjugé courant et ancien dans la profession médicale selon lequel les personnes originaires des pourtours de Méditerranée et d’Afrique sub-saharienne « exagèrent » quand ils présentent leurs symptômes.

Ce préjugé, je l’ai découvert en moi-même quand j’étais étudiant en médecine et travaillais comme aide-soignant pendant l’été à l’hôpital de Pithiviers, au milieu des années 70. Un patient rapatrié d’Algérie était hospitalisé pour des douleurs insupportables au creux de l’estomac. Il se tournait et se retournait dans son lit, se levait, se recouchait, plié en deux par la douleur. Et comme il exprimait sa douleur avec un accent que je connaissais parfaitement (c’était celui de ma famille, de mes oncles et de mes tantes : j’étais rapatrié, moi aussi), en sortant de la chambre où mon père, médecin du service, l’avait examiné, je me suis aventuré à dire, sur le ton de la plaisanterie : « Tu ne trouves pas qu’il en fait trop ? »

Mon père m’a fusillé du regard et, avec une colère que je ne l’avais jamais entendu exprimer à mon égard, m’a lancé : « Tu n’as pas le droit de dire ça ! La douleur a raison contre le médecin ! S’il dit qu’il a mal, il a mal. Si tu ne le crois pas, tu n’as pas le droit de faire ce métier !!! »

J’ai reçu ce reproche comme une gifle. Mais cette gifle n’était rien en comparaison de ce que j’ai ressenti le lendemain. J’ai voulu retourner voir le patient pour … pour quoi, au fait ? Pas pour le soigner, je n’en avais ni la capacité ni la mission ; pas pour lui faire des excuses : mon commentaire avait été prononcé loin de sa chambre. Probablement pour lui témoigner de la gentillesse et de l’attention et lui montrer que je n’étais pas un mauvais garçon, malgré mes préjugés.

Mais je n’ai pas eu le loisir, après l’avoir méprisé, d’aller le manipuler pour me redonner une bonne image de moi. Quand je suis entré dans sa chambre, le lit était vide.
La veille au soir, l’homme s’était mis à vomir du sang comme un geyser et  il était mort d’hémorragie digestive pendant la nuit. Son cancer du pancréas, responsable des douleurs dont il se plaignait « trop », avait perforé une artère. L’une de mes collègues aide-soignantes était en train de lessiver les murs.

De ce jour, je n’ai plus douté de la douleur de quiconque. Ne croyez pas pour autant que ça ait été facile. Car au fil des années je me suis mis à dépister toutes mes zones d’inconfort, de préjugés, de parti pris, de présupposés. Et je me suis détesté d’en avoir autant. Jusqu’à ce que je participe à des groupes Balint, et me rende compte que je n’étais pas seul à en avoir. Ça m’a fait sortir de la culpabilité – qui ne faisait que m’enraidir et m’effrayer encore plus – et passer à la réflexion.

Notre cerveau n’est pas réglé pour accepter tout le monde. Nous sommes des êtres vivants, et l’un des mécanismes qui nous permettent, comme aux autres espèces, de survivre, c’est la méfiance. Nous rejetons ce qui est trop différent de nous, parce que nous l’interprétons comme menaçant, ou parce que ça nous permet de renforcer notre bonne image de nous-mêmes. Car s’approcher de l’autre, c’est s’exposer à ressentir ce que l’autre ressent – et si ça n’est pas toujours dangereux, c’est souvent éprouvant.

Cette personne souffre. Si je m’approche d’elle, je vais prendre conscience de mon impuissance à l’empêcher de souffrir, et je vais souffrir aussi. Par empathie (mes neurones-miroirs sont là pour ça) et par ego. (« Quoi ? Je ne suis pas le soignant tout-puissant que j’ai juré d’être ? »)

Cette personne a une couleur de peau différente de la mienne. Son expérience m’est tellement étrangère que sur cette couleur de peau, je greffe l’ensemble des préjugés semés dans l’enfance par les paroles que j’ai entendues, les livres, les films, les reportages qui présentaient les Noirs comme des sauvages, les Indiens d’Amérique comme des violeurs, les Arabes comme des égorgeurs, les Roms comme des voleurs d’enfants. Tous ces préjugés s’interposent et je ne vois plus cette personne comme une personne, mais comme une caricature.
(« Il en fait vraiment trop. »)

Cette personne me paraît « grosse ». Si j’adhère aux « canons de la beauté » qui ont cours autour de moi, penser « Elle est grosse, c’est moche », c’est penser : « Je ne suis pas comme ça. » Et le dire, c’est lui signifier qu’on ne veut pas avoir affaire à lui/elle. Qu’on l’exclut du monde dont on se pose comme étant le représentant - ou le modèle.

« Cette personne est une femme. » (Soupir.) Je ne sais pas par où commencer dans la pile d’idées reçues qu’on m’a mises en tête. J’ai pris beaucoup de gifles dans les années 80, quand j’ai commencé à travailler au centre d’IVG du CH du Mans. Les mots « hystérique, folle, inconsciente, écervelée, perverse, manipulatrice » fleurissaient comme du pissenlit dans les livres de  médecine-mâtinée-de-psychanalyse-lacanienne des années 70. Et le sexisme n’a pas disparu des livres publiés aujourd’hui.

« Cette personne ne sait pas s’exprimer » (… Enfin, pas comme moi.)

« Cette personne ne dit rien. » (Comment veut-elle que la soigne ???) 

« Cette personne me semble singulièrement manquer d’intelligence » (Moi, j’en ai tellement plus ! C’est ça d’ailleurs qui me permet de dire qu’elle en manque !)

« Cette personne a un comportement qui me fait peur. » (Dès que je peux, je la refile à quelqu’un d’autre.)   

« Cette personne me répugne. » (Mais je ne le lui montrerai pas et elle ne s’en doutera jamais. Oui, oui, j’en suis sûr. Je me cache trop bien pour ça ! )

« Cette personne est pauvre. » (Bon, c’est pas sa faute. Enfin, peut-être que si, un peu, quand même).

« … »

Ai-je vraiment besoin de continuer la liste ?

Et ces préjugés négatifs ont leur équivalent exact en préjugés favorables, qui ne sont jamais examinés non plus avec sincérité et lucidité :

« Cette personne est belle. »
« Cette personne a du charme. »
« Cette personne s’exprime magnifiquement. »
« Cette personne est impressionnante. »
« Cette personne est désirable. »
« Cette personne… je voudrais lui ressembler. Je voudrais m’en rapprocher. Je voudrais la toucher. »
« Cette personne a de l’influence. Ce serait confortable, rassurant, de l’avoir de mon côté. »

Tous les êtres vivants ont des mécanismes de défense et des préférences. Un•e soignante est un être vivant. Donc, une soignante a des mécanismes de défense et des préférences.

Cette réalité toute simple – et incontournable – devrait infuser toute la réflexion sur le soin. Pour la simple raison qu’on ne peut pas prétendre soigner en se méfiant des autres. On ne peut pas prétendre faire du bien en ignorant ses propres dégoûts. On ne peut pas prétendre être juste quand on se croit supérieur.

Le problème de tou.te.s les soignantes, sans exception, n’est pas de souffrir de «  syndrome méditerranéen ». Leur problème, est d’être des êtres vivants qui ont peur d’être « contaminées » par l’aspect, le « mauvais genre », l’étrangeté, la pauvreté, la souffrance, la douleur de l’autre.

(Le sexisme, le racisme, la grossophobie  ne sont pas des "opinions politiques". Ils sont, tout simplement, de la peur et du dégoût, sentiments profondément ancrés dans nos mécanismes cognitifs. Certain.e.s d'entre nous construisent des idéologies dessus pour rationaliser ces peurs et ces dégoûts. Ce qui ne les justifie pas pour autant.) 

Toutes les soignantes ont un « syndrome de l’Autre ».

Le nier n’est pas seulement un déni ou une malhonnêteté.
Le nier, c’est laisser nos préjugés entraver le soin.
Le nier parce qu’on n’y a pas pensé, c’est juste de l’ignorance ; le nier parce qu’on ne veut pas l’entendre, c’est une ignominie.

Quand on prétend soigner, ce syndrome, on ne peut pas se passer de le reconnaître, d’en prendre la mesure, et d’y travailler en soi et ensemble. Tous les jours. Dans toutes les situations d’apprentissage, de pratique et d'enseignement.

Car ce syndrome est en nous, et il ne disparaît pas par magie quand on reçoit son diplôme, quand on prononce son serment, quand on se joint à une équipe, quand on visse sa plaque ou quand on devient professeur en chaire.

Il ne disparaît pas non plus quand on écrit des livres. Il est là. On ne peut pas le faire disparaître. Mais on peut le voir et le tenir en respect - le respect qu'on porte à autrui. 



Marc Zaffran/Martin Winckler