vendredi 30 octobre 2015

Réflexions sur le consentement en médecine (et réponses à quelques objections fréquentes) - par Marc Zaffran/Martin Winckler


Le consentement « libre et éclairé » (je reviens plus loin sur ces termes) est central à toute la réflexion en bioéthique menée depuis 1946 (date du procès des médecins de Nuremberg et du Code qui fut rédigé par la suite).

Le consentement fait partie intégrante des obligations du médecin inscrites dans la Déclaration d’Helsinki de l’Association Médicale Mondiale et, en France, dans le Code de la Santé publique et le Code de déontologie (qui ont force de loi). L’énoncé de l’article L-1111-4 est à cet égard sans ambiguïté.

Le consentement est une notion simple, qui tombe sous le sens : un médecin n’a pas le droit moral et légal d’« expérimenter » sur une personne sans l’autorisation de celle-ci. Or, tout geste médical est, dans une certaine mesure, expérimental : il n’est pas à chaque fois possible de prévoir les réactions/complications/risques que l’administration d’un traitement ou d’une intervention peut provoquer ou comporter pour un patient donné (pensez à l’allergie à la pénicilline, par exemple). Par extension, donc, le consentement de la personne indique que celle-ci connaît et accepte les aléas inhérents à ce geste : ses effets secondaires, ses complications et, parfois, sa possible inefficacité en ce qui le concerne.  

***

Quand le consentement est-il "libre" ?

La réponse la plus simple est celle-ci : quand le patient est "apte" (ou "compétent) - c'est à dire qu'il comprend et peut prendre des décisions - et quand il peut exercer sa volonté sans contrainte. 

A l'inverse, le consentement n'est pas libre quand le médecin conteste, ou met en doute, la compétence du patient et/ou lui fait subir des pressions.

Qui est « apte » à consentir ?

A priori, toute personne juridiquement « capable » - c’est à dire dotée de tous ses droits civiques – est apte à consentir. Il n’appartient pas au médecin, sauf dans des circonstances très précises (coma, urgence vitale, trouble mental avéré, etc.), de décider du contraire. Donc, toute personne qui entre dans un cabinet médical sur ses deux pieds, de son plein gré, et qui s’adresse elle-même au médecin est apte à consentir : elle a été apte à décider de venir voir ce médecin-là, cette aptitude ne disparaît pas une fois qu’elle est assise en face de lui.

La question de l’« aptitude » rejoint celle de la liberté, abordée ci-dessus : par principe, le médecin qui reçoit une personne seule doit la considérer comme apte à décider et donc, à consentir. Ça ne signifie pas qu’une décision sera facile– et aucun médecin ne devrait s’attendre à un consentement immédiat ou instantané. La liberté passe par la possibilité de réfléchir. Et il n’est pas nécessaire d’être un grand psychologue pour admettre et comprendre que le désir de réfléchir n'indique pas une inaptitude à consentir ou à décider, mais au contraire, la volonté de prendre du recul afin de décider en connaissance de cause, sereinement, après réflexion.

De plus, encore une fois, l’ « aptitude » à consentir sous-entend (c’est une condition nécessaire) que l’on est toujours en droit de ne pas consentir. Sinon, le consentement n’est pas libre. Et il est dans l’obligation du médecin de rappeler clairement ce droit, à tout moment.

***

Quand peut-on dire qu'une personne est "inapte"à (ou n'a pas "compétence" pour) consentir ? 

Beauchamp et Childress, les auteurs anglo-saxons de Principles of Biomedical Ethics, énumèrent trois types de critères indiquant que l'aptitude ou la compétence ne sont pas présentes : 
- l'incapacité à exprimer une préférence ou un choix 
- l'incapacité à comprendre la situation dans laquelle on se trouve et les informations qui la concernent
- l'incapacité à formuler un raisonnement à l'appui d'une décision. 

On voit que ces critères sont indépendants du niveau de connaissance scientifique de la personne considérée, de son origine sociale, ethnique, culturelle - ou de son genre. 
Toute personne capable d'exprimer ses préférences, de comprendre la conséquence de ses actes (si je ne me soigne pas, ma maladie va s'aggraver et je pourrais mourir ou rester invalide) et de formuler un raisonnement et une décision doit être considérée comme compétente. 

Et cette compétence peut être déduite du simple fait qu'une personne a pris la décision de s'adresser un médecin, de lui exposer ses craintes ou ses symptômes, et de préférer recevoir un avis médical plutôt que rester dans l'ignorance... 

On peut aussi en déduire que l'âge n'est pas, en soi, une entrave à la compétence. En France, un mineur a le droit de prendre un avocat pour le représenter, et ce n'est pas son âge qui le permet, mais son degré de maturité - lequel peut être déjà très grand entre 7 et 10 ans. De même, une personne âgée de plus de 75 ans n'est pas a priori incapable de prendre une décision pour elle-même ; d'ailleurs la loi n'impose pas d'âge limite à la conduite automobile, au droit de vote, à celui d'acheter une maison ou de se marier ou de divorcer, etc.  
***

Témoignage personnel : fin 2014 et début 2015, j’ai été opéré d’une cataracte bilatérale à l’hôpital Notre-Dame de Montréal. L’ophtalomologiste (chirurgienne hospitalière) qui m’a examiné puis opéré ne me connaissait pas, j’étais un patient comme les autres. Non seulement elle m’a expliqué ce qui m’arrivait, en répondant patiemment à toutes mes questions (j’en avais beaucoup) mais toutes les personnes à qui j’ai eu affaire, que ce soit en consultation ou le jour de chaque intervention, dans la salle de réveil ou sur la table d’opération (y compris le brancardier) m’ont réexpliqué à chaque fois ce qui allait se passer, m’ont redemandé si j’étais d’accord, si j’avais des questions, etc. La plupart des patients qui se faisaient opérer avaient, au bas mot, dix ou quinze ans de plus que moi - j'avais alors 60 ans - , certains en avaient vingt de plus. Plusieurs (nous étions quatre, à chacune des deux opérations, dans la salle de réveil) étaient manifestement issus de milieu modeste et souffraient de maladies chroniques (diabète, hypertension, antécédent d’infarctus, etc.). Les infirmier(e)s et médecins se comportaient de la même manière avec tout le monde, s’assurant à chaque moment que tout était bien compris et s’arrêtant immédiatement dès qu’une personne avait une question, une crainte, une requête. J’ai vu, en particulier, un patient changer d’avis au dernier moment. On lui avait posé sa voie d’abord veineux, on lui avait mis les gouttes dans les yeux, on allait le transférer sur un brancard et l’emmener au bloc. Il a eu peur. L’équipe lui a demandé calmement : « Voulez-vous parler avec la chirurgienne ? » Le patient a répondu : « Non, je voudrais rentrer chez moi. » Et, sans pression ni réprobation ni demande d’explication – mais avec beaucoup de délicatesse – on l’a aidé à se rhabiller et on l’a laissé rentrer chez lui. A aucun moment on ne lui a laissé entendre que changer d’avis, c’était « mal » ou « inapproprié à ce moment-là » ou quoi que ce soit de négatif. Comme le lui a dit l’une des infirmières quand il s’excusait d’avoir perturbé le programme opératoire, « Vous n’êtes pas la première personne qui change d’avis au dernier moment, et ça fait partie des choses auxquelles nous sommes préparés. »

***

Les pressions des  professionnels faisant entrave au consentement libre

Quelques exemples de pressions (implicites ou explicites) exercées par certains professionnels sur les patients pour leur imposer des traitements (ou leur point de vue). Ces pressions sont contraires à l’éthique et interdites par la loi (cette liste n'est pas exhaustive et ne mentionne pas la maltraitance physique, qui relève d'une autre problématique) : 

la menace: « Si vous ne vous soignez pas/ne vaccinez pas vos enfants/ne cessez pas de fumer/ne perdez pas de poids/utilisez un DIU --- il va vous arriver telle catastrophe. »

la culpabilisation : « Pensez à votre famille. » ou « Un homme, un vrai, ferait ci ou ça. » ou « En accouchant à domicile avec une sage-femme, vous mettez votre enfant en danger. »

l’humiliation, le mépris, la moquerie : « Vous ne savez pas ce que vous faites. » ou « C’est moi le médecin, vous n’y connaissez rien. » ou « Vous êtes folle de vouloir vous faire stériliser. » ou « Vous êtes homosexuelle ? Bah ! ça vous passera ! » ou encore « Va falloir perdre les trente kilos que vous avez en trop ma pt'ite dame ! »

le chantage : « Si vous n’acceptez pas ce traitement, je refuse de vous soigner. » Ce dernier procédé illustre parfaitement le risque numéro un de la relation de soin : conditionner les soins à la soumission du patient, c'est un abus de pouvoir. 

le mensonge : « Les stérilets sont interdits aux femmes qui n'ont jamais eu d'enfant. » ou « La stérilisation est interdite par la loi. » ou encore « Après une césarienne, un accouchement par voie basse est toujours impossible. »

la tromperie : pour certains auteurs, le fait de présenter un traitement comme efficace alors qu'il ne l'est pas représente une tromperie. Ce qui soulève la question de savoir si la prescription d'un placebo est conforme à l'éthique, car la tromperie va à l'encontre de la relation de confiance. Or, certaines études ont montré que l'effet placebo d'un traitement sans action pharmacologique peut se manifester même si l'on dit au patient qu'il s'agit d'un placebo. Il semble donc que la tromperie "pour bénéficier de l'effet placebo", outre qu'elle est contraire à l'éthique, ne soit pas justifiée d'un point de vue scientifique.

le « paternalisme bienveillant » – c’est à dire, pour simplifier, l’attitude consistant à dire de manière très douce, très rassurante, très paternelle : « Faites-moi confiance, remettez-vous-en à moi et tout se passera bien, vous verrez » - n’est pas acceptable non plus car il suggère que le consentement doit être tacite et définitif.

On en revient toujours à cette notion simple : est « libre » (de consentir) le patient qui se sent à tout moment en droit de changer d’avis, de dire non, de questionner, et qui sait que le médecin qui lui fait face respectera sa position ou ses hésitations à tout moment. Ce qui veut dire que le médecin doit aussi tout faire pour faciliter l’expression libre du patient (donc, d'abord l'écouter...) et, par exemple, déclarer qu’il n’y a pas de question stupide, assurer qu’il respectera la décision du patient et l’accompagnera quelle que soit cette décision, et plus généralement dire clairement  « Je ne suis pas là pour vous juger, mais pour vous soutenir. »

***

Objection souvent entendue : « Oui, mais d’autres personnes peuvent faire pression ! La famille, la société, etc. »

Certes, mais les efforts du médecin doivent porter d’abord sur les pressions qu’il exerce lui-même (ou pourrait exercer) sur le patient. Une fois qu’il s’est assuré que lui-même n’exerce pas de pression, le médecin peut et doit aider le patient à identifier les autres pressions : c’est ainsi qu’il lui permettra de décider librement. Ces autres pressions, c’est au patient de les identifier, avec le médecin. Il n’appartient pas au médecin de les identifier à la place du patient. L’obligation du médecin, c’est de ne pas se plier à ces pressions-là non plus.

Témoignage personnel : alors que j’exerçais au centre d’IVG du Mans, un couple m’a amené leur fille mineure, enceinte, en me demandant de l’avorter. J’ai demandé à parler avec elle seul à seul. Je lui ai demandé si elle désirait se faire avorter. Elle m’a répondu : « Non, je veux garder mon bébé. » Après le lui avoir proposé, l’avoir laissée réfléchir un bon moment, répondu à ses questions et finalement obtenu son consentement, j’ai reçu de nouveau les parents – en présence de la jeune femme – et j’ai dit  : « Votre fille désire garder sa grossesse. Personne ne peut la contraindre à avorter car la loi l’interdit – tout comme elle interdirait qu’on l’empêche d’avorter si elle le désirait. Et de même qu’une jeune femme mineure peut décider d’avorter sans autorisation parentale, elle peut décider de poursuivre une grossesse… Maintenant, dites-moi ce qui vous inquiète exactement, et voyons ensemble ce qu’on peut faire pour alléger sa grossesse et l’aider à se préparer au mieux pour son accouchement et les mois qui vont suivre ? » 

Identifier les pressions extérieures qui s’exercent (ou pourraient s’exercer) sur le/la patient(e), avec lui/elle, c’est se mettre à ses côtés pour l’aider à y résister. Ce n’est pas choisir d’y résister à sa place. A noter ici aussi qu'il appartient au médecin de rappeler la loi - non pas pour l'utiliser contre quiconque, mais pour protéger celles et ceux qu'elle est censée protéger. A l'inverse, il est inacceptable d'invoquer la loi faussement pour contraindre un patient ou l'empêcher d'obtenir un geste ou des soins auxquels il a droit. Ainsi, la "clause de conscience" qui permet aux médecins de ne pas être contraints à pratiquer une IVG ne les autorise pas à empêcher les femmes d'obtenir une IVG, ni à entraver leur démarche. 

Par ailleurs, il appartient aussi au médecin d’identifier les pressions qui s’exercent sur son jugement de praticien et pourraient compromettre le consentement libre et éclairé du patient. Par exemple, en se demandant si le discours industriel au sujet d’une procédure préventive, d’un médicament, d’une méthode diagnostique ou thérapeutique est scientifiquement valide ou non. Bref, en exerçant en permanence son esprit critique, en complétant chaque jour ses connaissances et en évitant de prescrire ou de conseiller des nouveautés de tout poil au lieu de s’en tenir aux méthodes déjà éprouvées, dont les avantages et les risques sont bien connus.

Par exemple, prescrire une contraception, ce n’est pas imposer à une femme la contraception qui convient au médecin. C’est lui donner les informations qui lui permettront d’opter pour la contraception avec laquelle elle se sent le plus en confiance, dans la situation où elle se trouve actuellement. Et, inévitablement, ça sera souvent une autre contraception que celle que le médecin aurait choisie à sa place - parce que justement, il n'est pas à sa place, et qu'elle ne va peut-être pas lui dire tout ce qu'elle doit prendre en compte dans sa vie quotidienne, familiale, amoureuse et sexuelle. 

***

Qu’est-ce qu’un consentement « éclairé » ?

Le mot « éclairé » sous-entend  (toujours d'après Beauchamp et Childress) 

a) la délivrance au patient de toutes les informations matérielles nécessaires à la prise d'une décision en connaissance de cause. C’est à dire en ayant une notion claire des tenants et aboutissants du geste : à quoi il sert, quels sont ses inconvénients et ses avantages, s’il est le seul qui permette le résultat attendu (donc, quelles sont les alternatives), s’il fait courir des risques fréquents ou rares, etc.

b) les recommandations du médecin concernant un plan de traitement 

c) la compréhension de a) et b). Le consentement ne peut être « éclairé » que si le patient dispose et comprend les informations permettant de situer le geste ou l’intervention proposés dans un contexte : le sien. 

Il appartient au médecin de s'assurer de la compréhension du patient. Il ne doit pas présumer qu'elle est totale d'emblée parce que le patient consent sans discuter ; il ne doit pas non plus présumer que le patient est incapable de comprendre parce qu'il refuse de consentir. 

***

Objection fréquemment entendue : « On ne peut pas donner toutes les informations, ça prend trop de temps ».

1. C’est vrai, mais le médecin peut et doit toujours donner les informations les plus utiles et les plus pertinentes à un moment donné. 

Si les informations sont définies par les normes de bonne pratique - c'est à dire pertinentes aux yeux de la communauté scientifique, elles le sont aussi pour le patient et doivent être délivrées. Par exemple, le risque vasculaire d’une pilule de 3e génération est un peu supérieur à celui d’une 2e G s'il s'agit d'une première utilisation (et pendant les deux premières années de contraception orale). La femme à qui on propose une contraception orale doit le savoir, pour décider si elle assume ce risque (d’accident grave). Ce n’est pas au médecin de décider si c’est « mieux pour elle » de la prendre. C’est pourtant ce que des centaines de praticiens ont fait quand les pilules de 3e G ont été commercialisées. Ils n’ont pas exposé aux patientes le pour et le contre des risques. Autrement dit : ils ont prescrit sans consentement éclairé.

2. Comme le consentement, l’information est un processus continu : les informations peuvent être données en plusieurs fois, selon le moment où elles sont disponibles ou quand elles sont le plus pertinentes et utiles, et à la moindre requête du patient.

Autrement dit : il n’est pas nécessaire de dire tout, tout de suite, mais de dire tout ce qui est important quand l’information permet de faire un choix lucide. Et il est indispensable de répondre à toutes les questions quand elles surviennent. Il n’est pas acceptable d'un médecin, en revanche, de présumer que si le patient n’a pas posé de question la première fois, il n’en posera jamais. Le questionnement, à tout moment, fait partie intégrante du processus de consentement éclairé. C’est logique : on ne peut consentir qu’à ce qui est proposé dans le moment présent, pas à ce qui sera proposé dans l’avenir et n’est pas encore envisagé.

3. Le médecin doit tout faire pour faciliter l’accès du patient à l’information dont il a besoin ou qu’il désire obtenir.

Le consentement libre et éclairé suppose en particulier que tout patient a le droit de demander un second, un troisième, un quatrième avis – bref, tous les avis qu’il désire.
Il a le droit de lire ce qu’il veut dans les journaux, dans des livres, sur l’internet, d’écouter la radio et d’aller à des conférences, et de questionner le médecin par la suite. Aucun médecin ne peut prétendre détenir toutes les informations. Il ne peut donc s’opposer à ce que le patient (dont il importe, je le rappelle, de respecter l’autonomie) s’informe en dehors de lui. Et, s'il peut discuter les informations obtenues par le patient de son côté, il n'a pas le droit de manifester du mépris ou d'user de l'argument d'autorité ("C'est moi le médecin, vous n'y connaissez rien, et sur l'Internet on ne dit que des bêtises.") 

Car, rappelons-le, la décision de consulter un médecin ne contraint nullement le patient à s’en remettre entièrement, exclusivement et définitivement à ce médecin-là. Ce qui paraît naturel quand on achète une voiture ou quand on entreprend de faire construire une maison devrait l’être tout autant quand on consulte un médecin.

La résistance (voire la colère) de certains médecins à l’idée qu’un patient puisse ne pas leur accorder une confiance totale, inconditionnelle et définitive, est le résultat d'un préjugé fermement ancré dans les sociétés très hiérarchisées (c’est le cas de la France) – à savoir, qu’une personne d’autorité est présumée infaillible, d’une moralité  indiscutable et toujours digne de confiance. Nous savons tous qu'il n'en est rien. Mais beaucoup de médecins en France ignorent (ou font semblant d'oublier) que leur sentiment de supériorité morale ou intellectuelle est, au mieux, un préjugé ; au pire, de la vanité. "La différence entre Dieu et un médecin, c'est que Dieu ne se prend pas pour un médecin."  

La confiance est un processus en constante fluctuation : on l’accorde sous condition, on la maintient au gré de la relation, on peut la suspendre à la moindre trahison. C’est vrai de toutes les relations humaines – en particulier des relations intimes ou familiales. Ça ne peut pas être moins vrai de la relation de soin entre deux étrangers. 

***

Le consentement ne peut être ni tacite ni définitif

Un médecin n’a pas le droit (moral ou légal) de présumer du consentement d’un patient. Car tout l’objet du consentement est de s’assurer que c’est le patient qui contrôle ce qu’on lui fait, non le médecin. Et que ce contrôle peut s’exercer à tout moment. Si tel n’est pas le cas, on n’est plus dans une relation de soin, mais dans l’abus de pouvoir.

Le consentement doit faire l’objet d’un échange : « Etes-vous d’accord pour que… » est une question simple, et la réponse peut être diverse : « Oui », « Non » ou « Je ne sais pas ». Seul le « Oui » traduit le consentement. « Je ne sais pas » impose au soignant de clarifier ce qui n’est pas clair pour le patient, d’expliquer une nouvelle fois, et de rechercher de nouveau le consentement. En sachant qu’après explication, le patient peut, cette fois, dire « Non ».

Le consentement est un processus constant : la meilleure façon de s’assurer du consentement consiste à faire clairement entendre au patient qu’il peut à tout moment suspendre ou retirer son accord. Autrement dit : s’il dit « J’aimerais réfléchir ! » « J’ai une question à vous poser avant qu’on poursuive », « J’ai changé d’avis ! », « Expliquez-moi (encore) ceci… »,  « Non ! » ou « Stop ! » ou n’importe quelle autre parole qui témoigne d’une hésitation, le médecin doit la considérer comme un arrêt (ou une mise en suspens temporaire) du consentement. 

***

Le consentement accordé pour un geste ne l'est pas pour tous les gestes qui en découlent

Stricto sensu, le consentement doit être requis - et obtenu - pour chaque geste, tout particulièrement lorsque la situation appelle à effectuer un geste non prévu initialement. Il ne peut pas être considéré comme acquis "par extension" par le médecin seul, ni avec l'accord d'un tiers, sans que le patient ait été prévenu. Et si l'éventualité d'un geste existe, il est indispensable que le médecin prévienne le/la patient.e, sauf si la situation interdit qu'on puisse lui demander son consentement à ce moment-là. 

Exemple : Une patiente entre en clinique pour son troisième accouchement. Les deux premiers ont eu lieu par césarienne ; le troisième a également lieu par césarienne. Pendant que la patiente est endormie, l'obstétricien déclare à l'époux : "Il vaut mieux qu'elle ait une ligature de trompes, car une quatrième grossesse sous césarienne serait dangereuse." L'époux donne son accord. La femme se retrouve stérilisée alors qu'elle n'avait rien demandé.

Cette situation, une demi-douzaine de patientes me l'ont racontée au cours de ma carrière dans la Sarthe - nombre qui me donne à penser que c'était une pratique courante. Aucune n'avait été informée par l'obstétricien de l'éventualité ou de la possibilité de pratiquer une ligature de trompes pendant la césarienne. Elles n'avaient pas consenti à ce geste qui, à l'époque où on le leur a infligé était interdit par la Loi. Lors de toute intervention programmée (c'était le cas de toutes ces césariennes), le chirurgien doit évoquer l'éventualité d'un geste plus étendu, non prévu, en cas de complication par exemple. Le/la patient.e peut alors déléguer son consentement à une personne proche, qui décidera en son nom. 

En toute bonne logique, ces femmes auraient pu porter plainte au pénal et faire condamner le chirurgien.  

De même, un patient inconscient admis en urgence pour une détresse respiratoire et réanimé parce qu'on ignorait son refus de la réanimation (ça arrive) est en droit d'obtenir qu'on la cesse une fois qu'il a repris conscience et peut à nouveau s'exprimer. En tout cas, c'est la norme dans les pays où les médecins respectent l'autonomie des patients... 

***

Le consentement ne relève pas du "tout ou rien". 

Entrer à l'hôpital parce qu'on souffre, demander un diagnostic et l'obtenir ne signifie pas qu'on doit choisir le traitement que les médecins recommandent ou préfèrent. Dans toute situation, le choix existe au moins entre deux options : traiter (comme on peut) ou ne pas traiter. Un patient souffrant d'une maladie qui peut être traitée chirurgicalement a le droit de refuser l'intervention. Ca ne signifie aucunement que les obligations des médecins sont suspendues. 

Les soignants ont l'obligation de proposer tous les traitements disponibles (curatifs ou palliatifs) à un patient et de le laisser choisir. S'il choisit les traitements palliatifs, ils ont toujours pour obligation de le soigner - en l'occurrence : soulager la douleur, traiter les symptômes pénibles, rendre son existence - si compromise soit-elle - aussi tolérable que possible. Le refus de consentir à un traitement n'équivaut pas à un refus de se faire soigner. Il signifie seulement que l'on refuse ce traitement-là. 

Cesser de soigner quelqu'un qui a refusé librement un traitement, c'est légalement interdit et moralement indéfendable. 

***

Objection fréquemment entendue : "En urgence, obtenir le consentement n’est pas toujours possible."

L’urgence (chirurgicale, médicale ou psychiatrique) n'est pas le cas général sur lequel se fonde la réflexion concernant le consentement - à savoir : l’interaction qui résulte de l'appel spontané d'un patient à un soignant. L'urgence est un cas particulier de la délivrance des soins. L'immense majorité des professionnels ne sont pas sollicités en urgence. 

Les principes de la bioéthique ont été établis, je le rappelle, pour assurer la protection des patients enrôlés dans des expérimentations médicales, en particulier lors d’essais cliniques – donc, en dehors de l’urgence. Et d’ailleurs, l’immense majorité des interactions entre médecins et patients ont lieu hors de toute urgence – la recherche du consentement fait donc partie du travail quotidien, routinier, élémentaire, de tout soignant – lesquels exercent dans leur grande majorité hors de l’urgence. Par conséquent, il est intellectuellement inapproprié d’« indexer » la question du consentement à la situation d’urgence.

Par ailleurs, quand un patient est admis dans un service d’urgences, son jugement n’est pas nécessairement altéré. S’il peut donner son nom et les coordonnées de ses proches, dire : « J’ai mal » ou « J’ai peur », il est aussi capable de donner son consentement ou de le refuser.
Le patient incapable de donner son consentement est donc un cas particulier. Les médecins sont en droit de les soigner en l’absence d’accord, mais pas de persister et d’imposer des soins une fois que le patient a retrouvé sa capacité de communiquer ou que les personnes qu’il a mandatées sont présentes.

Autrement dit, l’urgence n’annule pas l’obtention du consentement, elle ne fait que la repousser jusqu’au moment où le consentement est de nouveau possible à exercer.

***

Abjection souvent entendue : « Bon, mais faut bien apprendre ! »

Cette objection (à mon sens abjecte) au consentement a été entendue (et l’est toujours) venant d’étudiants ou d’enseignants à qui l’on déclarait que les TV ou TR pratiqués sous anesthésie générale et sans consentement étaient contraires à l’éthique (je rappelle, cf le Code Pénal, qu'ils sont par-dessus le marché illégaux, et assimilables à un viol).

C'est oublier que les règles d’éthique et la loi ne sont pas « suspensives » en fonction de l’humeur (ou des convictions) des médecins ; ni pour les besoins de l'enseignement. Elles s’appliquent en tout temps.

La formation des professionnels de santé ne date pas d’hier et nécessite une réflexion permanente.
Cette formation ne peut pas se concevoir ou se pratiquer au mépris des règles éthiques qui s’imposent à tout médecin en activité. Annexer le consentement du patient aux nécessités de formation des étudiants, c'est faire du patient, une nouvelle fois, un objet d'expérimentation, un cobaye.
Par conséquent, puisque tout médecin en activité doit obtenir le consentement d’un patient pour chaque geste, il doit l’obtenir aussi quand c’est un étudiant qui pratique ce geste. Qui plus est, il doit superviser le geste car, sur le plan médico-légal, il est responsable de ce que fait un étudiant obéissant à ses instructions.

Par ailleurs, sur le plan de la formation morale, il est indéfendable d’imposer aux étudiants des gestes manifestement contraires à l’éthique et à la loi : c’est en effet leur suggérer que, si leurs maîtres sont libres de le faire quand ça leur chante, ils le seront aussi plus tard. Transgresser les règles éthiques et légales au cours de l’enseignement, c’est le plus sûr moyen de former des médecins transgressifs et qui ne respecteront pas la loi. 

Enfin, l’objection ne tient pas non plus sur le plan strictement pratique : il est tout à fait possible d'apprendre des gestes cliniques avec des patients à qui on a demandé leur consentement car l’expérience (en France et ailleurs) montre que l’immense majorité des patients accordent ce consentement sans difficulté.

Demander le consentement n’est pas un frein à l'apprentissage, et cela donne aux patients l’assurance que leur autonomie est prise en considération - par les médecins chevronnés et par les futurs médecins. 

***
Témoignage personnel : Quand j’étais médecin attaché au centre de planification du CH du Mans (72), il arrivait que des étudiants (le plus souvent, des internes de médecine générale) demandent à assister aux consultations. Je leur expliquais que le jour où ils seraient présents (la date était fixée à l’avance), on aurait sollicité le consentement des patientes à plusieurs reprises : à la prise de rendez-vous, à leur arrivée dans le service, au moment où on les ferait entrer dans le bureau et au moment où je serais amené à les examiner (avec leur accord). En effet, elles pouvaient avoir changé d'avis entre leur coup de téléphone et le moment où nous serions face à face. Elles pouvaient aussi demander à tout moment que l’étudiant(e) quitte la pièce. Au cours de mes dix dernières années de consultation, j’ai entendu moins d’une demi-douzaine de fois une femme refuser la présence de l’étudiant(e). Chaque fois, l’étudiant(e) – qui était préparé(e) – sortait sans discuter. Je ne crois pas qu'un seul étudiant ait dû sortir plus d'une fois pendant la matinée qu'il passait dans le service. A l’inverse, j’ai souvent vu certaines patientes se mettre à discuter avec l’étudiante présente plutôt qu’avec moi. Et c'était très bien : à ce moment-là, elles avaient le choix entre deux médecins. 

***

Pour résumer et conclure (momentanément) : le consentement n’est pas optionnel, mais consubstantiel à la relation de soin. Il se définit hors de l’urgence, et n’est pas annulé par celle-ci. Il doit être recherché en toute situation de soin – qu’il s’agisse d’un entretien en tête à tête, d’une hospitalisation, d’un enseignement ou d’une expérimentation. 
Le consentement n'est pas du "tout ou rien" et consentir à un geste n'est pas consentir à tous. 
Toute personne « capable » (au sens juridique du terme et en dehors de quelques situations médicales précises et proportionnellement peu nombreuses) est réputée pouvoir accorder ou refuser son consentement, quoi qu’en pense le médecin.

Pour que le consentement soit éclairé, il est nécessaire en général de donner et de faciliter l’accès du patient à toutes les informations qu’il désire afin de lui permettre de choisir en connaissance de cause, et en particulier de répondre à toutes ses questions avec loyauté. 
Pour que le consentement soit libre, il est nécessaire de veiller à ce que des messages tels que « Stop » « Non » « Assez » « J’aimerais réfléchir » « Expliquez-moi de nouveau » et « J’ai changé d’avis » soient toujours entendus et suivis d’effet. C’est la meilleure manière d’éviter qu’un geste soit imposé – par le soignant ou par des tiers.

Le consentement n’est pas une entrave aux soins délivrés par les professionnels, il garantit au contraire que ces soins respectent l'autonomie du patient. Le consentement atteste que la confiance dont bénéficie le médecin n'est pas une soumission aveugle, mais l'expression d'un libre arbitre.   

Marc Zaffran/Martin Winckler 
ecoledessoignants@gmail.com



Références :
Beauchamp & Childress, Principles of Biomedical Ethics, 7th Ed. Oxford University Press, 2013

A noter que la 5e édition des Principles a été traduite et publiée en langue française en 2008 sous le titre de Les principes de l'éthique biomédicale... mais qu'elle n'est plus disponible chez l'éditeur. Cela en dit long sur son utilisation par les enseignants de médecine en tant qu'ouvrage de référence. En langue française, il n'existe pas de livre de référence équivalent. Les ouvrages qui parlent de bioéthique abordent le sujet essentiellement dans le cadre franco-français.

mercredi 28 octobre 2015

Ce que je n'ai pas pu dire au neurologue

"Ecoutez bien ce que dit le patient quand il entre dans votre cabinet, car il vous donne le diagnostic." (William Osler)

Les médecins sont le plus souvent formés à émuler les attitudes de leurs enseignants, et la plupart de ces attitudes sont des actes, des gestes, des interventions.

Mais le véritable apprentissage du soin commence par l'écoute, longtemps considérée comme "passive" par la culture médicale.

Ecouter, ça n'est pourtant pas une perte de temps, ni un refus de soigner. BIen au contraire. Et ce sont les patients qui le disent. Et qui demandent que l'on utilise leurs mots, pas ceux des médecins, pour décrire ce qui leur arrive.
Geneviève Minne, qui a récemment souffert d'un AVC, vient de publier un texte intitulé :

"Ce que je n'ai pas pu dire au neurologue"

Car depuis 2 semaines que je prends des notes sur un petit bout de papier, je ne sors pas mon papier au moment du rendez-vous,
Car les autres patients dans la salle d’attente présentent des séquelles plus visibles, je ne tremble pas de partout et je n’ai plus de béquilles,
Car il a l’air fortement intéressé par son dictaphone et que ça m’agace de l’entendre lui raconter que la patiente souffre de paresthésies désagréables et fluctuantes alors que je viens de dire douloureuses et permanentes.

Mais surtout parce que je ne sais pas comment faire….

Lisez l'intégralité de ce texte, qui montre clairement que les souffrances d'une personne frappée par un accident vasculaire ne se résument nullement à un "bilan neurologique".

MZ/MW


dimanche 18 octobre 2015

Les soignants souffrent aussi




Dans Le patient et le médecin, publié en 2014 au Québec, j’écrivais (pp 159-164) :

La dévalorisation de la médecine générale en France

Lorsque, en 1983, je me suis installé dans un village de 1500 habitants à quinze kilomètres au nord du Mans (Sarthe), j’avais clairement pour objectif de délivrer le plus possible de soins primaires à la population de la commune et aux patients qui feraient appel à moi. En pratique, cela signifiait que je recevais les habitants de tous les âges et leur délivrais de mon mieux le maximum de soins. Pendant mes études, je n’avais pas appris à poser des DIU (« stérilets ») ou à prescrire une contraception orale. Je l’ai appris dans le cadre de vacations hebdomadaires au centre d’interruption de grossesse de l’hôpital du Mans. Je n’avais pas non plus appris à examiner des enfants avant de devenir étudiant puis interne (résident) dans ce même hôpital, non universitaire, mais très ouvert à la formation des jeunes médecins. Si j’avais passé la fin de ma formation en CHU, où les services spécialisés ne forment que les étudiants destinés aux spécialités, je n’aurais pas pu apprendre à soigner les patients qui constituent la grande majorité d’une clientèle de médecin de famille. De même, comme j’avais pris de nombreuses gardes dans les services d’urgence pour adultes et pour enfants, j’avais appris à faire le diagnostic d’une fracture avant de demander une radiographie, à nettoyer et suturer des plaies de toutes les parties du corps ou presque, à poser et retirer contentions, attelles et plâtres sur doigts, chevilles, genoux, poignets. Je savais retirer un corps étranger non perforant d’une cornée ou d’une narine, un bouchon d’une oreille, un hameçon d’un pouce. Je savais subodorer la différence entre la raideur méningée bénigne d’une maladie virale et celle d’une maladie bactérienne plus inquiétante. Je savais examiner l’abdomen douloureux d’une petite fille et entendre la mère quand elle me confiait que son fils aîné avait eu exactement la même douleur lors de son appendicite. Je savais aussi que lorsqu’un enfant a mal au ventre ça peut être dû à une migraine sans mal de tête, que lorsqu’un adulte a mal au ventre ça peut être dû à une hernie de la paroi et non aux organes situés en dessous…
J’avais beaucoup appris parce que je m’étais trouvé dans un environnement favorable à l’apprentissage : un hôpital vaste, mais dont les services étaient à taille humaine ; des médecins qui connaissaient leur métier et qui partageaient leur savoir avec leurs collègues du service voisin ; des infirmières et infirmiers qui souvent avaient grandi, vivaient et travaillaient au milieu de la population qu’ils soignaient et qui, inévitablement, la respectaient.
Lorsqu’une femme vivant dans les environs avait besoin de se faire poser un DIU, elle avait le choix d’aller se le faire poser par un gynécologue, à quinze kilomètres ou de se le faire poser par des généralistes du canton.  Lorsqu’un adolescent faisait une chute à vélo sur l’asphalte de la route, il savait qu’il pouvait entrer au cabinet du généraliste local pour être examiné et pansé et n’aurait pas nécessairement besoin d’aller passer des radiographies. Lorsqu’une personne âgée toussait et faisait de la fièvre, elle savait qu’elle ne serait pas contrainte à aller se faire hospitaliser : son médecin de famille pouvait venir la soigner chez elle.
En 1993, lorsque j’ai cessé de travailler à la campagne pour ne plus exercer que des vacations en centre de planification, à l’hôpital du Mans, ce type de pratique était encore bien réel. Vingt ans plus tard, ce tableau idyllique de la médecine générale (il l’était du moins à mes yeux, dans mon secteur d’activité, et à une époque donnée, mais il ne l’était pas partout) a fait place à une situation catastrophique. 
En trente ans, le clivage entre spécialistes et omnipraticiens (généralistes/médecins de famille) s’est accentué. D’après des chiffres publiés par le conseil national de l’Ordre des médecins français, d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation, d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours mais aussi permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et coûteux) et ce qui ne le justifie pas les généralistes français sont de plus en plus démunis, harassés de paperasse, contraints par la baisse de la démographie et le manque de remplaçants à ne plus prendre de vacances – bref, à assurer une charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée. Une politique de santé tournée vers les besoins de la population devrait valoriser l’exercice de la médecine générale/de famille, en donnant aux praticiens de terrain non seulement les moyens de délivrer des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital, mais aussi la rémunération que ces soins justifie. Or, il n’en est rien. Les hôpitaux universitaires sont en grande majorité les fiefs (j’utilise ce terme de la féodalité à dessein) des pratiques spécialisées. A quelques exceptions près (en province, le plus souvent) peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur l’enseignement que peuvent l’être ailleurs ceux de cardiologie, de chirurgie ou d’obstétrique.
Une politique de santé au service de la population devrait chercher à satisfaire les besoins spécifiques de celle-ci. Pour ce faire, il est indispensable d’enquêter sur place, et de dresser la liste des points forts et des points faibles dans une région donnée. Qui serait le mieux à même de contribuer à ce bilan ? Les professionnels de terrain – généralistes et spécialistes de campagne et de petites villes, infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes, psychologues, etc – s’ils étaient organisés et coordonnés adéquatement. Or, en France, on ne soigne pas horizontalement – d’égal à égal, en synergie – mais surtout verticalement – par délégation de responsabilités ou d’obligations. Du haut vers le bas. Jamais dans l’autre direction.
La délivrance des soins devrait, pour être efficace et pertinente, être coopérative. Hiérarchie et luttes de pouvoir contribuent malheureusement à maintenir les différentes professions à l’écart les unes des autres. Elles contribuent aussi aux luttes de pouvoir entre médecins.
Il y a quelques années, le concours français de l’internat a été transformé en examen national « classant » (l’élitisme encore) obligatoire pour tous. Tous les médecins, enfin, sont internes avant de se mettre à exercer. A l’issue des résultats, les candidats postulent pour telle ou telle fonction dans le ou les hôpitaux de leur choix. Chaque année, un nombre important de postes d’internes en médecine générale ne sont pas pourvus : les étudiants qui pourraient les obtenir préfèrent repasser le concours pour accéder à une spécialité.
Quand on a été formé dans un CHU, au milieu des appareillages et des technologies les plus complexes et les plus sophistiquées, la perspective d’aller exercer à la campagne, loin des « plateaux techniques » est aussi rassurante que celle de sauter d’un avion sans parachute. Face à la rémunération médiocre, aux gardes obligatoires (parfois, sur réquisition), et à l’appauvrissement des zones rurales (pas d’école à laquelle conduire ses enfants, pas de travail pour le conjoint), la plupart des jeunes médecins qui ne font pas carrière à l’hôpital préfèrent se spécialiser pour s’établir en ville.
En France, l’accentuation des inégalités d’exercice entre médecins de famille et spécialistes hospitaliers est la conséquence de l’élitisme du monde médical, lequel ne fait que singer la structure de la société française. Cette dernière peut être, schématiquement, représentée sous la forme d’une pyramide de sphères (d’activité et d’influence). Les sphères supérieures correspondent aux centres de pouvoir politique et économique que sont Paris et les grandes villes de province (Lille, Strasbourg, Lyon, Marseille, Toulouse)
A mesure que l’on s’éloigne de ces sphères, pouvoir et influence diminuent et les moyens diminuent également. Dans un pays aussi centralisé et hiérarchisé que la France, statut, pouvoirs et influence des médecins sont étroitement liés à leur implantation géographique.
Résultat : aujourd’hui en France, la démographie des généralistes est en chute libre. Harassés, frustrés et noyés par l’isolement, l’absence de soutien et le mépris de pouvoirs publics et des spécialistes, des omnipraticiens dans la force de l’âge choisissent, souvent la mort dans l’âme, de « dévisser leur plaque » et de s’orienter vers une autre activité, voire un autre pays. 

***
Ce qui est régulièrement publié sur ce blog concernant les maltraitances imputables à certains médecins ne doit en aucun cas laisser entendre que (dans mon esprit ou dans la réalité) tous les médecins sont maltraitants ou que toutes les formes d’exercice médical sont contraires aux besoins du public. C’est évidemment faux, ne serait-ce que parce que la profession médicale est elle-même très hétérogène, et surtout, très hiérarchisée. Parmi les médecins, il existe une aristocratie (les hospitalo-universitaires des grandes villes, les spécialistes travaillant dans les secteurs les plus lucratifs), une bourgeoisie et une classe « inférieure ». Et ce « prolétariat » de la médecine est essentiellement constitué par des médecins généralistes, aux côtés de deux autres prolétariats, encore moins bien lotis à tous points de vue, que sont les infirmier.e.s et les sages-femmes.

Tous les généralistes ne sont pas non plus égaux. Certains gagnent très bien leur vie dans des villes ou des quartiers favorisés. D’autres, installés dans les quartiers difficiles ou dans des campagnes de plus en plus désertées, tirent la langue. Et ils sont très nombreux dans ce cas.

Ce qui se passe en France actuellement est très grave car, à terme, la loi Santé défendue par la ministre Marisol Touraine condamne la médecine générale à disparaître.
Ce n’est pas la première fois qu’une réglementation fait peser un poids supplémentaire sur les généralistes. A dire vrai, je n’ai jamais vu, depuis trente-cinq ans (époque à laquelle je me suis mis à exercer à la campagne), de législation ou de politique de santé favorisant la médecine générale en France. J’ai vu des initiatives locales et, dans certaines facultés (à Brest, par exemple) le développement de programmes très poussés, mais je n’ai jamais vu de politique nationale – ni d’engagement fort de la part des grands syndicats médicaux, qui n’ont de « représentatif » que le nom.

Aujourd’hui, la santé des patients français est doublement menacée : d’une part, par une formation médicale archaïque, qui survalorise depuis toujours les spécialistes et la technologie, et méprise la médecine de proximité et la délivrance de soins adaptée aux besoins de la population ; d’autre part, par un gouvernement qui a mis de manière absolument aveugle et idiote tous les professionnels de santé dans le même sac. Au lieu de s’interroger sur les gâchis d’une politique hospitalière qui incite les établissements à « faire du chiffre » plutôt que soigner des malades, la politique du gouvernement actuel aggrave encore les contraintes (et les contrôles absurdes) que vont subir les professionnels de santé de première ligne. Elle opprime les meilleurs alliés des citoyens. 

Parmi les médecins, il y a des docteurs et des soignants. Les soignants souffrent aussi. Non seulement parce qu’ils sont souvent démunis face aux problèmes graves que vivent de nombreux patients, mais aussi parce qu’ils sont harcelés par une administration kafkaïenne dirigée par des technocrates surpayés qui n'ont aucune idée de ce qu'est la vie humaine, et soumis à des lois conçues en dépit du bon sens. Les médecins généralistes français en ont assez d’être accusés de prescrire trop de médicaments, ou trop d’arrêts de travail, alors qu’on ne réexamine jamais le coût exorbitant du fonctionnement hospitalier ou des hospitalisations privées, les dépenses provoquées par la mise sur le marché de médicaments coûteux et inutiles, la surmédicalisation aberrante de la grossesse et de la naissance, les vaccinations inutiles (je pense à la grippe ou au HPV – car toutes les vaccinations ne sont pas non plus à mettre dans le même panier) et d’autres « décisions » dictées par le lobbying ou le marketing, mais pas du tout par le souci de la santé publique.

Le clivage hiérarchique entre les professions de santé est, lui aussi, un problème grave : il n’est pas acceptable qu’infirmièr.e.s et sages-femmes soient encore considéré.e.s comme des sous-professionnel.le.s du soin, comme de simples exécutant.e.s. Il n’est ainsi pas admissible que dans les maternités, obstétriciens, sages-femmes et patientes ne soient pas sur la même longueur d’ondes – au détriment de la liberté des femmes à choisir la manière dont elles vont accoucher (et non « être accouchées »). Cette seule situation, dans laquelle une catégorie de professionnels peut tout bloquer reflète malheureusement très bien l’état du système français : alors que les professionnels devraient être du côté des patientes, ils sont souvent divisés dans la manière de leur apporter des soins, et parfois ligués contre elles.

Bref, aujourd’hui en France, la situation est compliquée pour les patients, mais aussi pour les soignants.

Et quand toutes les personnes de bonne volonté souffrent et ne parviennent pas à dialoguer, qui en profite ?

Marc Zaffran/Martin Winckler