lundi 30 novembre 2020

Pourquoi certains médecins prennent-ils les critiques du système médical comme des attaques personnelles ? - par Marc Zaffran/Martin Winckler

Un jour que je me posais pour la nième fois cette question, il m'est venu un début de réponse. Ce n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, mais je la partage, vous en ferez ce que vous voulez.

L'enseignement de la médecine française est fondé (depuis longtemps, et ça ne veut pas dire que tous les profs étaient, sont et seront comme ça, je le précise mais que c'est la culture ambiante de la formation) sur l'argument d'autorité : le maître parle, il sait ; les élèves engrangent et surtout ne discutent pas la parole du maître.

Ce n'est pas une attitude scientifique - par définition fondée sur les preuves, le débat, la vérification des affirmations et, dans le meilleur des cas, un consensus. Si nous sommes capables de naviguer avec le GPS d'un téléphone, c'est parce que des scientifiques sont tombés d'accord, après d'innombrables observations et calculs, sur le fonctionnement des lois de la physique - et cela a permis de mettre en orbite les satellites qui donnent les informations à nos GPS.

L'argument d'autorité, lui, est une affirmation individuelle fondée sur (au choix) des convictions, des croyances, une expérience, une idéologie personnelle. Et cette affirmation est reprise par les "croyants" - les élèves, les émules, les disciples, les membres du groupe dont l'émetteur de l'argument est l'une des figures de référence.

C'est ainsi que ça fonctionne depuis longtemps dans le monde médical français. C'est ce type d'argument d'autorité qui a longtemps, et fait encore dire à certaines professionnelles de santé des contre-vérités scientifiques telles que :

"Une femme qui n'a jamais eu d'enfant ne peut/doit pas utiliser un DIU."

"Prendre une pilule en continu est dangereux pour la santé."

"Prendre une pilule du lendemain plus de deux fois par mois est interdit/dangereux."

"Une personne qui décide de se faire stériliser à l'âge de 20 ans ne sait pas ce qu'elle fait."

"Les anti-inflammatoires compromettent l'efficacité des DIU."

"Quand une femme dit que sa contraception hormonale atténue sa libido, c'est dans sa tête."

"Avoir mal quand on a ses règles, c'est normal."

***

Quand on est étudiante en santé, les arguments d'autorité créent souvent des frustrations, soit parce que leur propre expérience (ou ce qu'elles ont appris par ailleurs) dément ce que dit le maître, soit parce que le maître dit des choses ignobles (sexistes, racistes ou homophobes, par exemple...).

Ces frustrations alimentent des conflits intérieurs difficiles à résoudre : "Si je ne peux pas adhérer à un des enseignements du maître, puis-je adhérer à tous les autres ? Comment puis-je distinguer le vrai du faux, puisque le maître est, par définition, celui qui dit le vrai ?"

Pour pouvoir s'installer et balayer toute contestation, l'argument d'autorité s'accompagne de plusieurs outils de lavage de cerveau :

  • l'humiliation : "si tu fais pas comme ça (ce que je te dis), t'es nulle",
  • la culpabilisation : "... et les gens vont mourir",
  • et la disqualification "... parce que tu seras un mauvais médecin."

Conséquence de cette lessive cérébrale, beaucoup de médecins confondent réputation et pouvoir : le médecin dont le travail est loué/soutenu par ses pairs est compétent (donc, puissant, donc respectable). Le médecin désavoué par ses pairs est incompétent, et ce qu'il/elle dit n'est pas digne de respect.

Dans cette vision du monde, il n'est jamais rappelé que le soin est un travail collectif qui s'appuie sur beaucoup d'autres personnes que les seuls médecins - et d'abord sur la compétence des personnes soignées.

La preuve de cet isolationnisme intellectuel et idéologique : alors que c'est déjà le cas dans de nombreux pays du monde, dans les facultés de médecine françaises, les cours sont rarement délivrés par des infirmières, des sage-femmes, des kinésithérapeutes, des psychologues... ou des patientes expertes.

On enseigne donc aux médecins à penser 1° en terme de hiérarchie fondée sur l'adhésion sans discussion au discours du/des maître(s) ; 2° en termes d'isolationnisme (hors des médecins, point de médecine).

Les étudiantes subissent ça pendant huit à douze ans et cela favorise chez les jeunes médeci(e)n(ne)s une attitude défensive, hostile à toute remise en cause de ce qu'on leur a appris, de peur que cela les ébranle dans leur être profond.

Et cela produit des individus (non, non, pas toutes, mais trop quand même) qui

1° ressentent toute critique comme humiliante (on ne leur a pas appris à les recevoir autrement) et

2° tout discours extérieur à la profession comme nul et non avenu.

Cela renforce aussi leur sentiment de faire partie d'une "classe à part" - et les incite à se soutenir mutuellement contre "les autres" (celles et ceux qui n'en font pas partie). Iels sont médecins, iels "savent". Les autres ne peuvent pas savoir. Et tout collègue qui critique le savoir trahit la profession tout entière.

Si bien que lorsque ces personnes arrivent dans le monde réel où tout le monde n'est pas médecin (une réunion publique, une salle de cinéma, Twitter...), le moindre discours critique sur la médecine les blesse cruellement :

  • Soit parce qu'il vient de personnes (les non-médecins) qui ne sont pas "compétentes" à leurs yeux.
  • Soit parce qu'il vient d'une professionnelle qui ne rentre pas dans les cases (qui ne fait pas partie des "figures de référence") mais qui parle leur langage.

  • Quand cette professionnelle est "reconnue" hors de l'institution médicale (par le public) mais n'a aucun pouvoir (donc aucune valeur) dans l'institution, leur confusion augmente, et leur rage : "Comment pouvez-vous faire confiance à quelqu'un qui rejette l'institution médicale ?"

  • Si, en plus, cette professionnelle laisse entendre que leurs figures de référence sont des brutes en blanc, ce discours est impossible à entendre. Les élèves ne peuvent pas remettre en cause ce que leur ont enseigné les maîtres. Cela équivaudrait à remettre en cause non seulement tout ce qu'ils ont fait, ou font, mais aussi à saper l'image de "bons professionnels" qu'ils ont d'eux-mêmes.

  • "Si ce que mon maître a dit est faux, alors tout ce que je fais est faux aussi. Et je travaille depuis x années dans l'erreur." Psychologiquement, c'est insupportable.
  • (Bien sûr, c'est également erroné : on travaille en puisant beaucoup de choses auprès de nombreuses personnes, et on peut se tromper dans un domaine sans pour autant se tromper partout. Mais pour pouvoir accepter ça, il faut avoir une attitude scientifique, rompue à examiner chaque notion avec la même liberté d'esprit... Or, la médecine française ne fonctionne pas du tout comme ça...)
  • Lorsque des "zèbres mal rayés" (des professionnelles "traîtres" à la corporation) se tiennent aux côtés des expertes/critiques non-médecins, ils pulvérisent les repères des médecins-bien-de-chez-eux, qui entendent chacune de leurs paroles comme une insulte. Un camouflet. Une violence.

Somme toute, quand un médecin prend une critique institutionnelle comme une attaque personnelle, iel ne fait que réagir comme on lui a appris à réagir pendant ses dix années de formation. De manière défensive et non ouverte. Parce qu'on l'a déformée pour percevoir le monde ainsi.

Je sais de quoi je parle : j'ai été éduqué comme ça. Cela dit, chacune peut se déconditionner. Je vois chaque jour des étudiantes et des médecins de tous âges rejeter ce conditionnement.

A ceux et celles qui ne sont pas prêtes à le faire, et qui continuent à prendre les critiques de l'institution pour des attaques personnelles, je n'ai qu'une chose à dire : dommage pour vous.

Certes, il n'est jamais facile de se rendre compte et d'admettre qu'on a été brainwashed. Et vous êtes libres de penser comme vous voulez. Et de continuer à souffrir par immobilisme.

Sachez, cependant, que la critique de l'institution va se poursuivre. Car l'adversaire, ce n'est pas vous, individuellement. "It's not about you!!!" L'adversaire, le vrai, est le mode de pensée et le système qui assujettissent toutes réflexions, discours et actions sur le soin aux conceptions, codes, us et coutumes d'un discours médical patriarcal, réactionnaire et d'un autre âge.

Un mode de pensée si fermé qu'il inhibe (ou dissuade) tout examen réflexif parmi celles et ceux qui y adhèrent. C'est votre droit le plus strict d'y adhérer sans faillir. Et de faire du sur-place.

Et c'est le mien - et celui de toutes les critiques, usagères et professionnelles - de continuer à ouvrir leur gueule.

Car on n'atteint pas la vérité en gardant le silence et en fermant les yeux.


MZ/MW

mercredi 25 novembre 2020

Quand une médecienne française accouche en Australie...

J'ai reçu, il y a plusieurs mois déjà, ce message d'une lectrice qui m'a profondément touché. Dans ce message, une femme médecienne parle de son accouchement sous d'autres latitudes que la France. Je lui ai répondu très vite pour lui demander l'autorisation de le publier sur ce blog. Elle n'a pas répondu, probablement à cause des bouleversements de la pandémie. 

Six mois après l'avoir reçu, j'ai anonymisé le message, pour qu'on l'identifie pas (à moins de la connaître déjà) et je le publie tel quel. Car ce qu'elle dit me semble essentiel pour les femmes qui accouchent aujourd'hui en France. 

Je la remercie d'avoir partagé cette expérience avec moi, et je la partage à mon tour. 

MW  



"Je me permets de vous envoyer ce message pour vous dire merci. 

J’espère que vous ne trouverez pas ma démarche bizarre. 
Je vais vous raconter mon histoire.

Je suis médecin, pur produit de l’AP-HP ou j’ai fait mon externat. 

J’avais déjà lu Le Chœur des Femmes quand j’étais externe et, toute façonnée par l’hôpital dans ce qu’il a de négatif, je dois vous avouer que j’avais roulé des yeux plus d’une fois, soupiré « et puis quoi encore ?! » à de nombreuses reprises..bref, une vraie Jean..!! Je trouvais très drôle de répéter que les patientes de gynéco étaient des mouettes (beaucoup de bruit et pas grand chose dans la tête) car j’avais entendu des chefs le dire (j’ai fait mon stage de gynéco au début des années 2010)

Et puis..et puis...je me suis mariée et je suis partie vivre en Australie. 
La, je suis tombée enceinte, et mon parcours dans un système de soins étranger, et où j’avais une position de patiente m’a fait ouvrir les yeux.

Lors de ma 1ère consultation avec une sage-femme (SF) de l’hôpital (j’ai été suivie dans un CHU), j’ai demandé à quel moment je verrai l’anesthésiste...
« Un anesthésiste?! Mais pourquoi faire ?! »
« Bah...pour ma péridurale, bien sûr » « mais ici, la péridurale on en fait très peu »
Je suis sortie de cette consultation furieuse et effarée de ce pays de barbares.

Puis mon mari et moi avons participé aux cours de préparation à l’accouchement dispensés par le CHU, et animés par Karen..
Les 1ers cours ont été un vrai supplice pour moi: promotion de l’accouchement physiologique, discours du type « Your body your choice, ne vous laissez rien imposer par un médecin, demandez d’autres avis », présentation des différentes techniques de lutte contre la douleur (« des bouillottes d’eau chaude et un bain chaud contre les douleurs de travail ?! Mais ils sont malades !!!! »), discours assez contre la péridurale. 

Un vrai virage à 180 pour la médecienne française que j’étais.
J’étais assise au fond de la classe, à soupirer bruyamment, et à lever les yeux au ciel, une vraie tête à claques.

Voulant clouer le bec à Karen, notamment sur la péri (je n’avais pas vu un seul accouchement sans péri pendant mon externat, et personne de mon entourage n’a donné naissance sans péri) j’ai fait de la bibliographie sur Pubmed..et la.... Enorme désillusion pour moi. 

Tous les arguments qu’elle avançait (temps de travail plus long en cas de péridurale, augmentation du recours aux instruments et de lésions du périnée) étaient vrais. 

Je suis tombée de très très haut, une énorme remise en question de tout ce que j’avais appris en France. 

En parallèle, j’ai eu une grossesse compliquée sur le plan médical, avec un suivi très rapproché et quelques passages aux urgences. 

Lors de mon 1er passage aux urgences gynéco, alors enceinte de 6 mois, pendant que l’interne (garçon) accompagné d’une sage femme m’interroge, je commence à me déshabiller. Et là, « mais pourquoi ?! Attendez on va vous donner une chemise » 

Pendant que l’interne m’examinait, moi recouverte d’un drap, et non entièrement nue comme j’ai pu l’être à de nombreuses reprises en France, et que la sage femme me caressait la main (« It’s all good, Darling ») j’ai ouvert mes yeux, et j’ai eu honte. Honte de moi. Honte de ne jamais avoir remis en question ce qu’on m’apprenait. Honte d’avoir pu être maltraitante, en pensant en plus faire du bon travail.

 Je me suis vraiment rapprochée de Karen, je lui ai demandé pardon pour mon comportement, et ai essayé de lui expliquer le pourquoi du comment.

J’ai parlé avec mon mari de mon projet de naissance, à savoir tenter sans péridurale, mais l’accepter sans problème quand je n’en pourrais plus. 

J’ai finalement été déclenchée en semi urgence pour pré-éclampsie sévère. Entre la rupture de la poche des eaux, et l’arrivée de notre fille, 2h16 se sont passées. Je n’ai donc pas eu le temps d’avoir une péridurale.

Les SF m’ont appliqué des compresses d’eau bouillante, et j’ai eu un périnée intact (encore un truc dont Karen parlait et qui me faisait bondir !) 

Une amie m’a récemment envoyé le Chœur des Femmes, que j’ai relu..et j’ai cru me voir en fait..
J’ai tourné et retourné dans ma tête ce message, j’y vais ou j’y vais pas, il va me prendre pour une folle, il s’en fiche sûrement de ce que je lui raconte, mais j’ai décidé de me lancer, pour Karen...Je me dois de lui rendre hommage à travers ces quelques lignes..

Pour qu’elle comprenne d’où je viens, j’aimerais lui faire lire le Chœur des femmes. Est il traduit en anglais ? Je l’ai désespérément cherché sur Internet, sans succès. 
Savez vous où je peux me le procurer pour elle ?" *




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* Malheureusement, Le Choeur des femmes n'est traduit dans aucune langue. MW 




mercredi 14 octobre 2020

La fausse couche, deuil périnatal - les témoignages de deux femmes

Deux témoignages dans ce long blog. 

Tous deux viennent de femmes qui ont vécu une "fausse couche", une grossesse arrêtée alors qu'elle était désirée. 

Toutes deux m'ont écrit à quelques jours d'intervalle. La première, Lilly, me l'a envoyé à l'occasion de la journée internationale de sensibilisation au deuil périnatal (le 15 octobre). 

La seconde, A., qui est médecin, m'a écrit quelques jours plus tard. 

Je les remercie d'avoir partagé leur expérience. 

Je les publie ensemble, car à elles deux elles brossent un tableau d'une situation douloureuse et de la manière dont on ne soutient pas les femmes qui les traversent. 

Alors que ça devrait faire partie de soins élémentaires, offerts à toutes les femmes.  

MW


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Le témoignage de Lilly :


15 octobre, journée internationale du deuil périnatal. 


   Quand vous avez perdu un ou plusieurs touts petits avant leur naissance, vous êtes sommée de vous en remettre au plus vite, de ne pas manifester trop ou trop longtemps une souffrance mal comprise, presque illégitime et qui peut pourtant consitituer un vrai deuil. Il y a un tabou réel, et en meme temps on banalise votre expérience. C’est vrai, une grossesse sur quatre n’aboutit pas, mais la statistique, quand ça tombe sur vous vous, n’allège en rien votre peine. Quant à la fausse couche en elle-même, elle peut être traumatisante. 


  J’ai écrit ces lignes durant la semaine comprise entre l’annonce de la mort in utero de mon fœtus et son expulsion. Je n’ai rien repris, rien retouché.


   Si je tiens à témoigner, ce n’est ni par complaisance, ni par narcissisme, ni par envie d’attirer sur moi l’attention ou la compassion. Je n’ai jamais tenu de blog ou autres, et je ne suis pas du genre à m’étaler. Je suis simplement persuadée que plus on témoigne, plus la spécificité du deuil périnatal sera prise en compte, et mieux l’entourage saura réagir et ne pas ajouter de la détresse malgré lui à la douleur de celles qui ont perdu l’enfant qu’elles portaient. Voici donc ce que j’avais écrit, au fil de l’eau, pendant que je vivais ma cinquième fausse couche.  


   J’avais déjà fait deux fausses couches, plus jeune. Je ne souhaitais pas être enceinte, je prenais la pilule, j’ai découvert mes grossesses quand mon corps les a rejetées. C’était un soulagement. Je choisis donc de n’évoquer que celles concernant mon couple actuel. 


   Il a été question assez vite d’avoir un enfant ensemble. Quand nous avons emménagé ensemble, nous avons fait des travaux tout de suite pour ajouter une chambre, pour transformer notre T2 en T3, même si nous nous disions que nous ferions cet enfant dans un an ou deux. Cette pièce existe depuis plus de trois ans à présent, c’est une très jolie chambre, très vide aussi.

 

  Je me suis retrouvée enceinte très rapidement. La première fausse couche a suivi de très peu la bonne nouvelle. Nous étions alors dans un pays qui n’est pas exactement connu pour la qualité de ses hôpitaux dans le but de visiter un parc naturel. J’ai misdes serviettes, ignoré la douleur, j’ai pleuré un peu mais j’ai profité de mon voyage et je suis passée à autre chose étonnamment rapidement. Nous nous sommes dit que cela prouvait au moins que nous étions fertiles malgré notre âge qui commence à être avancé pour un premier enfant.


   Quelques mois après, j’étais à nouveau enceinte. Buvant un thé avec une amie, j’ai constaté des saignements légers et inhabituels, très dilués. Ceux-ci vont peu à peu s’accentuer jusqu’à tourner en grosses pertes et en caillots. Deuxième fausse couche, un peu plus tardive. Je suis restée trois jours dans mon lit à pleurer. J’ai perdu beaucoup de sang. Il m’a paru naturel de ne pas aller à l’hôpital, de laisser mon corps faire. On m’a expliqué après coup les risques que j’encourais, mais sur le moment je n’y ai même pas pensé, je voulais juste rester dans mon terrier comme un animal blessé en attendant que ce soit terminé. J’ai écouté mes besoins, je me suis isolée quelques jours, j’ai mangé de la courge et du roquefort parce que c’est ce que mon corps réclamait, je suis allée faire l’ascension du mont Thou sous la pluie parce que j’ai eu d’un coup un besoin frénétique d’activité. La douleur est passée tout doucement. C’était difficile mais assez doux de pouvoir faire les choses à mon rythme, de respecter le temps dont j’avais besoin. 


   Un an après la première tentative, je retombe enceinte. Les symptômes sont bien plus forts cette fois : je suis épuisée, je termine toutes mes nuits à deux heures du matin mais je suis portée par une sorte de sérénité qui frappe mon entourage. Je suis très heureuse de ce nouveau début de grossesse. Ma vie était trop centrée sur mon travail, qui me prend trop de temps, depuis des années : là mon axe bascule brusquement. Je suis toujours très investie professionnellement, mais ce qui me satisfait profondément est cette petite vie que je sens pousser et qui est devenur, cette fois, ma priorité. Je me sens mère, profondément, dès que mon test est positif, et ce changement me rend intensément heureuse.


   La galère médicale commence. Ma médecin traitante refuse de suivre ma grossesse. Je trouve une gynécologue obstétricienne mais qui termine son contrat dans trois semaines. Ma sage-femme ne veut pas me suivre avant les trois mois en raison de mon désir d’acouchement naturel. J’ai fait deux fausses couches en un an et personne ne suit vraiment ce début de grossesse qui est donc à risque. Personne n’aura jamais analysé mes analyses sanguines et urinaires, par exemple.


   La gynécologue qui sera la mienne juste pour l’échographie des sept semaines, que je réclame étant donné mes antécédents, me reçoit. On me fait l’échographie endovaginale. J’entends son cœur ! Je suis submergée d’émotions et je prends à la légère le rendez-vous posé par la gynécologue pour la semaine suivante pour vérifier le développement du fœtus qui est trop petit. Sur Internet, je lis des témoignages de femmes à qui c’est arrivé mais qui avaient simplement ovulé plus tard que d’habitude, et dont la grossesse s’est bien déroulée. Le son de son cœur me porte pendant toute la semaine. Mon enfant est vivant, bien accroché, son cœur bat, il a des membres et même des paupières. J’ai fait deux fausses couches, je ne vais quand même pas être du mauvais côté de la statistique une troisième fois. Je commande des tonnes de vêtements de grossesse d’occasion sur Internet, nous organisons un repas pour les trois mois avec nos deux familles pour annoncer la bonne nouvelle, nous réfléchissons à la plus jolie manière de l’annoncer au parrain, nous parlons énormément de notre enfant qui doit naître en mai. Nous sommes comblés.


      Deux jours avant la nouvelle échographie, j’ai un mauvais pressentiment. Je ne sens plus les petits tiraillements en bas de mon ventre. Je rejette cette pensée en me disant qu’il n’a que deux mois, que je ne peux pas tout sentir, alors même que j’ai su que j’étais enceinte bien avant de faire le test, quelques jours seulement après la conception. Nous nous rendons à l’échographie. Nous demandons à la gynécologue s’il sera possible d’enregistrer le cœur de notre enfant. Elle installe la sonde, et je vois à son visage que quelque chose ne va pas. Je n’ose même pas regarder l’écran. Elle allume le son : on entend un bruit blanc, comme une fréquence radiophonique inoccupée. Mon utérus est silencieux. L’activité cardiaque s’est arrêtée. Elle m’a fait entendre la mort que je porte. Ce bruit horrible m’a poursuivie durant quelques jours : pourquoi me l’a-t-elle fait écouter alors que l’on peut vérifier l’activité ou l’absence d’activité cardiaque sur le moniteur ? Première violence d’une très longue journée. J’arrive à faire bonne figure le temps qu’elle m’explique que nous devons nous rendre aux urgences pour obtenir le cytotec, que celui-ci n’est pas délivé en pharmacie. Elle marmonne un « bon courage » et je quitte son cabinet.


   Dehors, il fait très beau. Le monde n’a pas bougé d’un iota mais le mien vient de s’effondrer. Je m’assois sur un banc et je compose un texto que j’envoie à toutes les personnes au courant de ma grossesse : « Plus d’activité cardiaque. Je dois aller aux urgences faire une IVG. Je n’ai pas envie d’en parler pour le moment ». Et puis je réalise ce que je viens d’écrire, que c’est vrai, que mon enfant est mort et que je dois faire une IVG, et je fais une crise d’angoisse terrible. Mon compagnon est impuissant et inquiet en me voyant littéralement m’étouffer. Je n’ai plus d’air, je suffoque, je m’étrangle dans mes pleurs.


   Nous rentrons chez nous manger avant d’aller aux urgences. Nous annulons l’inscription à la maternité, le rendez-vous pris auprès d’une nouvelle gynécologue pour l’échographie du premier trimestre. J’enlève de mes favoris Internet le calendrier de grossesse. Je cache les premiers vêtements de grossesse qui sont déjà arrivés. J’en attends plein d’autres. Je charge mon compagnon de les ouvrir et de les cacher au fur et à mesure, ils me font trop mal.


   Nous partons aux urgences gynécologiques. Je ne réalise toujours pas complètement ce qui m’arrive.


   On attend longtemps. Normal. Une infirmière me fait une prise de sang. J’oublie pourquoi je suis là, je plaisante avec elle sur les prénoms bizarres que certains enfants portent, et ça me retombe dessus quand je retourne en salle d’attente : j’ai un enfant mort dans le ventre et je suis là pour qu’on me l’enlève. On attend longtemps. Une interne nous reçoit. Je pensais que j’étais tranquille avec mes photos de l’échographie du matin, mais faut en refaire une. Je tombe des nues. Elle m’explique que parfois c’est une erreur et que les bébés sont encore vivants. Je passe de l’abattement à l’espoir en quelques secondes. Elle examine mon col, m’introduit la sonde. Toujours pas d’activité cardiaque. Le bébé ne vit plus. Oui, je sais.


   Le fœtus peut être évacué par voie médicamenteuse, elle le vérifie en prenant des mesures. Elle me dit soudain « Je n’aime pas ça ». Un de mes ovaires a un aspect suspect. Elle dit que je fais peut-être, en plus du reste, une grossesse extra-utérine pour un second embryon et que si c’est le cas il faudra l’opérer. Là, c’est trop. J’éclate de rire. J’éclate en sanglots. Je sature, je veux qu’on me donne le médicament, qu’on me laisse rentrer chez moi expulser la mort que je ne veux pas porter.


   Elle a besoin d’un second avis et nous renvoie en salle d’attente. On attend très longtemps. Finalement, la personne apte à donner ce second avis arrive. Au lieu de vérifier simplement l’ovaire, elle me refait toute l’échographie, reprend des mesures. On me reconfirme l’absence d’activité cardiaque. Mon bébé est mort. Oui, je sais. J’avais compris dès la première fois. Ce n’est finalement pas une grossesse extra-utérine mais un kyste hémorragique dont on ne me dira pas si c’est inquiétant ou non.


   La cheffe de service qui ne m’a ni vue ni examinée refuse, au téléphone, à l’interne, qu’on me laisse partir avec le cytotec. On me planifie une IVG pour quatre jours plus tard et on me laisse rentrer chez moi en espérant que je ferai une fausse couche naturelle d’ici là. Raison invoquée : je suis trop ébranlée pour subir l’IVG. On me refuse ce que je demande : en finir au plus vite. On m’oblige à porter la mort plus longtemps. On ne respecte en rien mes besoins.


  Les quatre jours sont un enfer. Je ne supporte pas de croiser mon reflet où je vois l’arrondi du bas de mon ventre. Je suis encore enceinte même si mon enfant est mort. Je ne comprends pas pourquoi on m’impose ce délai durant lequel je ne peux me détacher de cette pensée : mon enfant est mort dans mon ventre. Je ne dors presque pas. Je pleure énormément. J’en viens à espérer cette fausse couche pour l’éviter l’IVG et l’éventuel curetage. Et en même temps, je n’arrive pas à pleinement concevoir que ma grossesse s’est arrêtée.


   Les autres fois, il n’y a eu aucun délai entre la mauvaise nouvelle et la fausse couche. Là, on me laisse vivre une véritable torture. J’aurais été apte à subir l’IVG dans la continuité de la journée. C’est ce que je souhaitais. Les journées sont d’une longueur insupportable. Je ne savais pas que je pouvais pleurer autant.


   J’étais pleinement la mère de cet enfant à naître qui avait un prénom, une chambre, une marraine, un parrain et sur lequel nous projetions tant d’espoirs et de joie. Et je n’ai plus le droit de l’être. Je suis en deuil de ma parentalité. Ma vie me semble terriblement vide. Je n’arrive à rien. Je ne veux voir personne. La maladresse de certains proches me blesse. Et en même temps je suis terriblement en colère. Cette cheffe de service, sans doute bien intentionnée pourtant, a rajouté de la douleur à la douleur en m’imposant une décision absurde. Je voudrais hurler et écrire des tribunes et en même temps creuser un terrier, m’y blottir et hiberner.


   Et j’ai peur. C’est la troisième fausse couche. Celle qui concerne 2% des femmes qui veulent procréer. Celle qui implique qu’on a sans doute un problème médical, ou alors qu’on a vraiment fait n’importe quoi. Je lutte contre la culpabilité. J’aurais dû lever le pied sur le travail. J’aurai dû prendre des comprimés de calcium. J’ai mangé de la muscade. J’ai bu deux verres de liqueur de verveine en étant enceinte de deux jours. J’ai forcément fait quelque chose. Ou mon inconscient me refuse la maternité. Mon corps ou mon esprit me trahissent. Je suis inapte à la maternité. Je lutte contre ces pensées obsédantes mais j’ai beaucoup trop de temps pour réfléchir. Et le bas de mon ventre est toujours gonflé de mon enfant mort.


   Mon compagnon est très silencieux. Il encaisse et sa tristesse me fait mal. J’essaie de lui laisser de la place, de lui dire que ce n’est pas parce que je pleure qu’il doit être fort, que ce n’est pas parce que c’est dans mon corps que sa douleur n’est pas légitime. Nous sommes très soudés dans cette épreuve. Nous essayons de penser à la suite : je l’encourage à aller passer son permis, nous planifions la visite d’un appartement. Je me renseigne sur les examens que je vais devoir passer. Je suis découragée d’avance : combien de temps ça prend, l’analyse du caryotype par un généticien ? Je n’ai pas envie que l’on scrute encore mon utérus sous toutes les coutures. Je me renseigne sur l’adoption : cinq ans en moyenne. Et mon enfant est toujours aussi mort dans mon ventre.


   Je retourne à l’hôpital le quatrième jour pour qu’on me donne de quoi faire mon IVG à la maison : trois comprimés de misoone pour faire trois tentatives en neuf heures, avec un retour aux urgences en cas d’échec. On me refait une échographie : votre bébé est toujours mort. Oui, je sais, au bout de quatre fois j’ai très bien intégré cette information. Il a réduit de taille, il se nécrose, il faut procéder à l’IVG. Faire le geste de porter à ma bouche le comprimé, comme si j’étais d’accord avec l’idée de perdre mon enfant, a été très difficile. La première tentative ne donne rien, j’ai mal mais rien ne se passe. La deuxième fonctionne aussitôt. Malgré les antalgiques assez forts que l’on m’a donnés (lamaline), je me tords de douleur. Je perds une quantité impressionnante de sang. Etant donné que l’on change mes serviettes toutes les 30 minutes, à un moment toutes les 10 minutes, on se pose la question de retourner aux urgences. Pendant une heure, mon sang coule en filet, comme un robinet ouvert. Je vois des caillots ignobles, et par malchance, je vois aussi la partie inférieure de mon embryon, à moitié sorti. Je saigne pendant une semaine pleine.


   Sur le coup, je suis presque soulagée : c’est fait. Mais la tristesse ne passe pas. Ma première pensée en me réveillant n’est plus « Je suis enceinte » mais « Je suis vide ». Je ne sais même pas si tout cela est terminé, j’attends encore la visite de contrôle pour savoir si je vais encore devoir subir un curetage et donc une anesthésie générale. J’ai dans la journée des élans de deux heures durant lesquels je suis efficace, où j’arrive presque à bien faire des choses, et puis je retombe dans des états apathiques. 


   Au moment où je termine ce texte, ma fausse couche est toujours en cours et je suis en colère. J’ai lu qu’une femme sur trois, et j’en fais partie selon les médecins, est en état de stress post-traumatique encore un mois après sa fausse couche, une sur dix encore neuf mois après. Un grand nombre souffre encore d’anxiété et de dépression des mois après. Et l’entourage peut les aider dans ce moment difficile, mais aussi accentuer ces symptômes en se montrant agacé par leur persistance ou indifférent, encore une fois, non par insensibilité mais parce qu’il ne prend pas la mesure du traumatisme qu’une fausse couche peut engendrer, en fonction de l’histoire des femmes concernées et de la manière dont les choses se sont déroulées.


   Avec ce silence imposé des trois premiers mois, peu de personnes ont su que j’étais enceinte. Cela implique, au travail, de faire comme s’il ne s’était rien passé, en s’écroulant en rentrant, avec un sentiment de solitude terrible. Cela implique que l’on parle peu de fausses couches et encore moins de deuil périnatal. C’est tabou. L’entourage ne sait donc pas ce qu’on traverse. Certes, il y a des fausses couches bien vécues ou facilement surmontées, j’en ai eu sur les cinq, mais parfois, la souffrance est là, réelle, vive, et les proches ne savent pas comment réagir par manque d’information. Moi aussi, je n’ai pas été assez vigilante avec des femmes qui ont traversé cela autour de moi avant de le vivre. Un message « Oh non ! Je suis avec toi, bisous », et quand je les voyais deux semaines après, je ne me doutais pas qu’elles souffraient encore autant et je parlais de ma petite vie : je comprends maintenant combien j’ai dû paraître insensible. Ce n’est pas la perte d’un embryon, c’est celle d’une parentalité : mon très petit devait naître le 15 mai, je comptais les jours avant le repas durant lequel on l’annoncerait à nos deux familles, on parlait énormément de lui, on cherchait une crèche, on avait trouvé une jolie manière de l’annoncer à son parrain, cela devenait un casse-tête de m’habiller pour camoufler mon petit ventre, je lui parlais : je l’aimais déjà, moi, ce gosse. Me dire « Ce n’était pas un bébé mais un embryon » me renvoie juste au sentiment d’être incomprise, voire illégitime avec mon deuil périnatal. Me dire « Tu es encore jeune » ne change rien au fait que mon bébé me manque, et que nous ne sommes pas si jeunes que cela, que je ne sais pas ce que vont donner les analyses médicales que nous devons faire, que peut-être qu’en fait je ne pourrai pas avoir d’enfants, de quoi tu me parles là avec mon âge ? Me dire « Tu en auras d’autres » ne m’aide pas, c’est cette grossesse-là qui me manque pour le moment, c’est cette petite vie-là que je pleure. Mention spéciale pour la phrase : « Cela prouve que tu tombes facilement enceinte ». Super. Non parce que si c’est pour en avoir perdu cinq, il va falloir m’expliquer en quoi c’est un avantage d’être si fertile. C’est horrible pour celles qui ne parviennent pas à l’être, c’est évident, mais avouons que pour le moment le résultat est le même entre elles et moi. Et quel est le but de toutes ces petites phrases ? Elles se veulent consolantes mais j’ai juste l’impression qu’on cherche à minimiser, rationaliser ma douleur. Pardon mais je ne suis pas rationnelle pour le moment, je suis encore en train d’évacuer, je suis en pleine chute hormonale et oui, je suis aussi triste et inquiète. Je serai rationnelle plus tard, pour le moment c’est hors de propos, je suis encore en train de vivre, physiquement et moralement, la perte de ce bébé.


   Votre amie, sœur, fille, collègue qui traverse cela est vulnérable en ce moment. Elle a besoin de beaucoup de soutien. Et pour ne pas commettre d’impair, vous pouvez toujours l’écouter, simplement l’écouter, et lui dire « Je te comprends, cela doit être terrible, je suis là » et la laisser pleurer dans vos bras. Et revenir aux nouvelles. Si elle a besoin de s’isoler, un simple « Comment tu te sens aujourd’hui ? » ne coûte rien non plus et peut faire des miracles. Et laissez-lui le temps. Il est possible que dans un mois, elle y pense encore. Le deuil périnatal est un deuil véritable, mais pour lequel il y a une sorte de pression : il faut s’en remettre le plus vite possible. Ne participez pas à cette pression, laissez-lui le temps dont elle a besoin. Et à sa prochaine grossesse, elle y repensera sans doute, elle sera anxieuse peut-être, ne la faites pas se sentir illégitime avec ses angoisses.  


   A nous qui avons perdu notre petit : nous vivons un évènement banal puisqu’il advient 200 000 fausses couches par an en France mais c’est notre fausse couche, nous ne sommes pas une statistique, et si nous sommes au fond du trou, nous en avons le droit. Parlons, soutenons-nous. Je vous envoie toute mon empathie et mes pensées de courage. On va cicatriser, à notre rythme, en espérant avoir le droit nous aussi à une grossesse heureuse la prochaine fois. Tenons bon.


Lilly


*****


Le témoignage de A. : 


Je suis médecin et moi aussi j'en ai subi des violences gynécologiques... Mon tout premier toucher vaginal je pense que je ne l'oublierai jamais. Première année de médecine, grosse douleur qui m'empêche de dormir toute la nuit qui m'a fait me retourner dans tous les sens sans que rien ne me soulage, donc direction les urgences le matin. La femme qui m'examine (urgentiste) visiblement n'a pas pris ma douleur au sérieux: un TV, une échographie pour vérifier les ovaires, des ains et retour à domicile sans un mot agréable ou juste empathique, "Y a rien ça doit être un kyste ovarien qui s'est rompu"....OK...On ne creuse pas plus.

J'y ai longtemps cru à ce "y a rien", et au fait que j'avais peut être exagéré ma douleur...

Avec le recul je pense, parce que j'ai eu beaucoup d'épisodes similaires dans les années suivant cette histoire (et que par la suite ils ont été documentés), que c'était la première de mes coliques néphrétiques....


J'ai pris conscience de cette violence quand j'ai commencé à lire Le chœur des femmes et à me renseigner sur le féminisme. Avant, je pensais que j'avais abusé d'être allée aux urgences pour ça, c'est ce qu'on m'avait fait ressentir en tout cas.....et longtemps cet épisode est resté dans ma tête.

J'aimerais pouvoir défendre ma propre profession mais en fait c’est parfois impossible, et depuis que j'ai vraiment ouvert les yeux je me rends compte à quel point notre système est violent, sexiste et patriarcal.... Et vous avez raison de dire que nous sommes éduqué.e.s au cours de nos études sur le mode "C'est le médecin qui sait..." Et bien non, en fait!!!

 

Je suis médecin et suis parfois confrontée à examiner des fausses couches. Ça ne m'a jamais vraiment affectée surement parce que je n'avais pas les patientes en face de moi et aussi parce que je me disais que ça ne pouvait pas m'arriver (comme si le fait d'être médecin me protégeait de quoi que ce soit....).

Aujourd'hui, j'aurais dû commencer mon sixième mois de grossesse. 


Je dis "j'aurais dû" parce qu'à l'échographie T1, l'été dernier, on s'est rendu compte que le cœur ne battait plus depuis environ un mois. Ce qui m'aura valu un curetage, une hémorragie secondaire à une rétention pendant un séjour dans un pays étranger une semaine après, puis un deuxième curetage toujours dans ce même pays. Au-delà du fait que je n'avais jamais imaginé que cela pouvait m'arriver, j'ai aussi pris conscience à quel point la souffrance morale lors des fausses couches était silenciée.... 


On (l'entourage, les médecins) nous dit pleins de phrases censées être bienveillantes mais qui font en fait l'effet d'un poignard dans l'utérus. Il n'y a qu'à l’étranger qu'on m'a dit " Ce n'est pas de votre faute" et qu'il fallait le verbaliser. Je n'avais pas de culpabilité (peut-être de par mes quelques connaissances médicales) mais j'ai trouvé ça bien qu'on me le dise et qu'on insiste dessus. Et pourtant ma prise en charge française, au-delà de l'aspect psycho, avait été plutôt bien. 


Mais quelle souffrance.... Je dis ça quelques mois après et je pense n'en être toujours pas remise psychologiquement. Alors bien sur j'ai décidé de prendre les choses en mains, de voir une sage-femme, de faire de l'acupuncture etc...Mais je pense que le travail de deuil ne fait que commencer. Alors que dire de toutes ces femmes qui doivent vivre leur souffrance seule sans pouvoir en parler? Sans pouvoir oser? J'avais pris le parti d'annoncer ma grossesse dès le début pour pouvoir justement en parler si ça ne se passait pas comme prévu. Ça m'a permis de verbaliser dès le début de la fausse couche et heureusement parce que sinon ça serait, je pense, beaucoup plus compliqué pour moi à l'heure actuelle... Ça m'a permis d'être soutenue aussi par bon nombre de mes amies qui avaient vécu cela aussi!!


Il y a mille discussions qu'on pourrait avoir sur la fausse couche, la silenciation des femmes, le fait de ne parler de sa grossesse qu'à l'echo T1 (Pourquoi ? Pour ne pas trop montrer sa douleur si fausse couche? Après tout ça n'est qu'un "amas de cellules" ? Ou est-ce vraiment un choix de la maman?), le fait de ne pas proposer un suivi psychologique, le fait d'invisibiliser la fausse couche dans la société.... 


A. 



mardi 6 octobre 2020

A propos de l'allaitement au sein - un échange entre E. et Martin Winckler

"Je lis avec intérêt votre dernier livre, C’est mon corps. J’avais déjà lu votre livre Les Brutes en blanc et il m’est arrivé de consulter votre blog.

Je tenais d’abord à vous remercier pour toutes les informations précieuses que vous nous donnez sur plein de sujets sur lesquels la « vérité » est plus complexe de ce qu’on nous laisse croire, en tout cas plus complexe qu’au bout d’une consultation de 20 minutes à peine. J’ai notamment découvert des informations sur les kystes ovariens, qui ne sont pas tout à fait celles qu’on m’a données lorsqu’on m’a diagnostiqué d’« ovaires polykystiques » à 16 ans.

J’aimerais vous écrire aujourd’hui concernant votre chapitre sur l’allaitement.

J’ai choisi de ne pas allaiter par choix. Après une tentative de 3 jours, je me suis dit que ça n’allait pas le faire après avoir fait un examen de conscience et après avoir réfléchi sur la façon dont je souhaitais que ça se passe dans les mois d’après, avec mon fils et mon compagnon.

Dans mon choix, ce qui m’a poussé à prendre une décision à la faveur du biberon a été la considération de ne pas vouloir être la seule responsable dans l’aventure de nourrir mon fils pour les premiers mois de sa vie ; suivie de l’exigence de vouloir retourner travailler au bout de maximum 4 mois après la naissance ; suivie de l’envie de garder mes seins pour un autre usage que celui de nourrir mon fils.

Je me suis dit, justement, que l’allaitement n’était qu’un facteur des soins et de l’éducation que j’aurais donnés à mon fils. Que d’autres facteurs, comme l’amour, la sécurité économique, les stimulations, les voyages, lui auraient apporté autant de bien et même beaucoup plus que le fait de l’allaiter au sein.

 Mais ce qui m’a définitivement poussé à abandonner ma tentative (très courte) d’allaitement a été le conseil prodigué par une amie : « E., les gens te critiqueront pour beaucoup de choix que tu feras dans l’éducation de ton fils, le choix du biberon sera seulement une parmi les multiples critiques dont tu seras l’objet… Donc, fais ce qui te convient le mieux ».

Vous rappelez très justement que la santé des enfants découle de beaucoup d’autres facteurs que l’allaitement.

Vous rappelez, comme vous le faites à chaque chapitre, que chaque femme a le droit de choisir ce qui est mieux pour elle et que pour ces choix, il ne faut pas la critiquer ou la juger. J’apprécie beaucoup que vous le rappeliez, comme vous le faites bien sûr sur des sujets bien plus importants, comme le choix d’interrompre une grossesse ou d’interrompre plusieurs grossesses à la suite.

Toutefois, je me permets de vous écrire car, en début de chapitre, vous écrivez qu’il semble que les bébés allaités au sein souffrent de mois de problèmes de santé que ceux nourris au biberon. Et vous terminez en suggérant que dans l’idéal l’allaitement est selon toute probabilité préférable au biberon.

A la suite de mon choix de non allaiter, j’ai beaucoup lu sur le sujet et j’ai cherché de comprendre pourquoi tous les professionnels de santé m’expliquaient qu’il aurait été mieux pour mon fils, d’être allaité au sein. Qu’il aurait évité de multiples maladies, que je l’aurais préservé même pour le futur. Je les croyais, parce que je fais confiance en général dans les professionnels de santé, et aussi parce que je n’ai pas le savoir et les compétences pour pouvoir les challenger.

Or, il est nécessaire de rappeler que les études menées ne sont presque jamais conclusives à ce sujet. Il paraît que le seul terrain sur lequel un allaitement exclusif de 6 mois (comme le recommande l’OMS) serait bénéfique ce sont les infections de la petite enfance. Aucune étude n’a clairement démontré le lien entre mort subite du nourrisson et obésité, que vous citez pourtant dans votre liste.

J’ai découvert tout cela en lisant Lactivism de Courtney Jung et Bottled Up de Suzanne Barston, deux ouvrages extrêmement bien documentés et accessibles, sur le sujet.

La campagne assourdissante menée aux Etats-Unis sur l’allaitement ne laisse pas beaucoup de place au débat, mais ces actrices ont rappelé à force d’exemples et témoignages que l’allaitement n’est pas forcément mieux car les preuves scientifiques existantes sont très minces. Et qu’un discours sur l’allaitement exclusif ne fait que renforcer la culpabilité des femmes et stigmatiser celles qui, pour des raisons socio-économiques, ne peuvent tout simplement pas allaiter (souvent, les femmes les plus défavorisées).

En même temps, il est vrai que l’allaitement a plein d’avantages pour celles qui le pratiquement, et qu’il peut être mieux pour plein de facteurs qui seront décisifs pour une mère mais pas pour une autre, par exemple pour créer un attachement profond. Mais non toutes les mères ont envie de développer un "exclusive mothering ». Personnellement, je ne veux pas pratiquer et je ne crois pas dans ce modèle.

Sur ce sujet et la responsabilisation de la mère par rapport à l'allaitement, je viens de lire un article dans le magazine Cogito de Sciences-Po de Marta Dominguez Folgueras qui travaille sur l’allaitement dans sa thèse.

Enfin, j’aimerais que les professionnels de santé n’utilisent pas l’argument scientifique, surtout lorsque celui-ci n’est pas vraiment solide. Surtout quand on parle de l’allaitement au biberon comme un risque que l’on ferait prendre à son fils. Tout particulièrement, je ne pense pas qu’une mère qui décide de ne pas allaiter soit à comparer à une mère qui décide de continuer à boire et à fumer pendant la grossesse. A nouveau, comme vous le rappelez très justement, les mères font ce qu’elles veulent et c’est normal comme cela. Mais les preuves de dégâts que fait l’alcool sur les foetus, existent. Les preuves sur les dégâts d’un allaitement artificiel n’existent pas vraiment.

J’aimerais vraiment avoir votre avis sur ces questions. Et si vous avez des lectures sérieuses qui expliquent avec exemples concrets que ce que disent les autrices que j’ai citées est infondé, je suis preneuse.

E." 


Réponse de MW : 

Vous avez tout à fait raison de rappeler ce que je dis moi-même dans les pages du livre : il y a bien d'autres facteurs que l'allaitement pour la santé et la croissance d'un enfant. 

D'un point de vue scientifique, quand je déclare que le lait maternel est plus adapté que le lait maternisé, j'ai en gros deux arguments  : 

1° sa composition est "calibrée" pour les nouveaux-nés humains. Aucun lait maternisé ne peut en dire autant, malgré tous les traitements qui entrent dans leur composition pour transformer le lait de vache en lait assimilable par les nourrissons humains. 

2° le lait maternel contient des substances spécifiques qui ne sont pas présentes dans le lait maternisé : anticorps (contre les maladies que la mère a déjà rencontrées), hormones, enzymes, cellules souches, bactéries du mamelon (qui participent à la colonisation du tube digestif de l'enfant), globules blancs... 

Alors, je le répète, ces différences de composition ne sont pas un argument déterminant, ni suffisant pour préférer le lait maternel au lait maternisé (les bébés vivent et grandissent très bien en étant nourris au biberon) mais ils méritent d'être cités, justement pour que les femmes prennent une décision informée, en accord avec ce qu'elles préfèrent, ce qu'elles croient, ce qui leur permet d'être en accord avec elles-mêmes et, enfin, de ne pas se sentir inquiètes. (Oui, il est légitime et respectable de ne pas vouloir se sentir inquiète, et les soignantes devraient toujours respecter l'inquiétude des personnes qui font appel à elles.) 

Certaines, en particulier, font le choix d'allaiter pour résister à la dimension commerciale de l'alimentation pour enfants - c'est un choix aussi respectable que celui, par exemple, d'acheter en vrac ou de ne pas consommer d'aliments provenant de l'exploitation animale. Et il est tout aussi respectable de vouloir partager l'alimentation d'un nouveau-né avec le père (ou la deuxième mère) en préférant le biberon. 

Le fait est que, dans mon esprit et dans un monde idéal, les femmes devraient pouvoir choisir de nourrir leur enfant comme elles l'entendent, après avoir pris connaissance de, et pesé, tous les arguments (valides ou non). 

Il est vrai cependant qu'il n'y a pas de preuve gravée dans le marbre - il s'agit, en fin de compte, d'une question de perception. 

Comme vous, je pense qu'il n'est jamais acceptable de contraindre ou de culpabiliser les femmes des choix qu'elles font. Car, à long terme, il y a bien d'autres facteurs en jeu. Je suis donc parfaitement d'accord avec vous : utiliser l'argument scientifique pour culpabiliser une mère de ne pas allaiter, ce n'est pas seulement contraire à l'éthique, c'est indigne et c'est crapuleux. C'est toujours à la mère de choisir et le rôle des professionnelles de santé consiste exclusivement à la soutenir dans ses choix, quels qu'ils soient. 

Ainsi, je vous rejoins tout à fait, comparer une mère qui n'allaite pas à une mère qui boit de l'alcool ou fume pendant sa grossesse, c'est malhonnête. (A mon avis, c'est même terroriste et crapuleux à l'égard des femmes qui boivent de l'alcool ou qui fument pendant leur grossesse, lesquelles ne devraient pas, elles non plus, être condamnées - tant les circonstances d'une maternité et de la vie d'une femme sont compliquées...) 

Je voudrais, à l'occasion de votre courriel, signaler que le débat entre l'allaitement et la nourriture au biberon est, dans d'autres pays, traité dans les pages des grands quotidiens nationaux. Voir ces pages du New York Times. 

Ailleurs qu'en France, on ne trouve pas ridicule ou futile de discuter de ces questions publiquement et de les qualifier de politiques, ce qu'elles sont sans aucun doute. 

Merci de m'avoir appelé à préciser ma pensée et à élargir ce débat au-delà de l'espace (somme toute exigu) de mon livre. 

Martin W.