lundi 8 mai 2023

Si quelqu'un parle comme une brute... - une fiction vécue d'Iris Maria Néphéli




Lorsque tu entres dans le cabinet, tu es surprise par son apparence. Il y a là quatre box avec secrétaires; et, à l’entrée, trois autres secrétaires avec casque pour répondre aux appels et diriger les clientes- pardon: les patientes. Tout y est rutilent, mais rutilent épuré et design. Ici, on fait dans la gynéco de luxe, Mesdames. Les portes vitrées de la clinique privée s’ouvrent sans bruit sur une moquette gris pâle, agrémentée d’un tapis du plus beau carmin. 

On est tout d’abord orientée par une des secrétaires de l’entrée qui vérifient que l’on a bien RDV, pas question de passer en urgence poser une question. Pour venir ici, on a pris son temps, on a compulsé, interrogé les amies, et, finalement, on a mis la main sur le tout dernier cris en terme de traitement de l’endométriose et de la fertilité. 

On va aller chez le Dr X (appelons-le Mattuvue, rien n’est trop clinquant pour Monsieur, ni pour Mesdames). Mattuvue a trois collègues, Lembrumé, Spéditiph, et Titjeun, mais ça tu ne le sais pas encore, tu les découvriras ensuite. À présent, tu es dans un de ces box dont les ventaux ouverts aux quatre vents, s’ils ne protègent aucune intimité, ont au moins en commun avec une étroite pièce fermée de provoquer une agréable sensation d’étouffement, probablement de claustrophobie pour quelqu’une qui y serait sujette. Il n’y a pas de doute, le lieu a été pensé par un designer tout aussi branché que Mattuvue, ayant un sens de l’ergonomie et du bien-être particulièrement sous-développé. 

En face de toi, une secrétaire pianote en chantonnant les informations que tu lui délivres : Oh! Vous habitez N? Mais quel beau paysage! (et quel désert médical, aggiunge Vocina qui te fait remarquer qu’il serait peut-être temps de rechercher un logement qui ne se trouve à 40 km de tout hôpital digne de ce nom). Tu remarques que tu es déjà en train de monologuer en italien, ce qui n’est pas très bon signe. Il t’a suffi de pénétrer dans ce temple de l’utéra dolorosa pour te raidir au moindre détail. 

Tu essaies de te raisonner en te disant que pour le moins, tu as esquivé le Dr Belhatres qu’une amie voulait t’envoyer consulter. Avant de franchir joyeusement les Alpes avec le corps entièrement contusionné, tu avais visionné une conférence de Belhatres. Belhatres s’écoute parler, bon, c’est un fait: à un certain niveau d’études, bien des hommes ont ce travers. Belhatres a des traits réguliers, agrémentés d’une mâchoire carrée se prolongeant sur un sourire bollywoodien. Il est plutôt bel homme, quoique de ceux que tu fuirais, et il connait ses qualités. Tu lui découvres une capacité à deviner les mouvements de caméra pour sourire innocemment dans la bonne direction qui aurait fait pâlir d’envie feue Odette Joyeux. Il a une jolie coupe longue et romantique, laquelle adoucit agréablement sa mâchoire cubiste et couvre d’un voile de mystère un regard que l’on eût pu penser vide. 

À chaque élément de démonstration, la starlette du bistori fait valser sa mèche de droite, puis de gauche, souriant de même, à droite, puis à gauche, toujours impeccablement posté face caméra. Il n’y a pas à dire, le type est doué, très. Tu te demandes tout de même si cet extrême souci de sa propre mise ne présente pas un léger risque lors d’opérations généralement filmées pour la science (et l’ego de Belhatres). Lorsque Belhatres entame un couplet féministe avec autant de naturel qu’un kolkhozien potemkine sur la route d’un camarade occidental, tu commences à avoir des fourmis dans les pieds. Mais lorsqu’il conclue que lui seul sait entendre la souffrance des femmes endométriosiques et éradiquer une maladie que ses affreux sexistes de confrères prétendent incurable, tu stoppes net la vidéo. 

Une chose est certaine, tu ne laisseras aucun homme te "sauver". Qu’il aille donc répéter ses éléments de langage à qui voudra de son sourire et ses manières! Au mot près, des lèvres de Mattuvue, tu entendras les mêmes phrases, prononcées avec un peu moins de conviction toutefois. La commedia, tout comme la médecine, est un art qui demande apprentissage et pratique. Il te parlera donc de consentement médical avant de te speculumer avec le doigté d’une armée de croisés face à Constantinople. « Pas crier, pas pleurer» dit Vocina, il serait capable de te faire la morale. 

En effet, ses grandes déclarations sur la volonté de la patiente et l’omerta dont souffre la maladie n’ont pas tenu cinq minutes. Plein de mansuétude vis-à-vis de la pauvre petite qui le consulte, il a vite changé de masque en découvrant sur la fiche transmise par la secrétaire ton grand âge: Quarante ans et vous ne me consultez qu’à présent (Pauvre crétine, sous-titre Vocina)! Quarante ans et vous espérez avoir un enfant (Vieux débris)! Il en a vingt de plus que toi et, contrairement à ton visage, le sien l’indique parfaitement, mais il te toise à présent. Il évalue la bête. 

Est-elle une bonne candidate pour gonfler ses statistiques, ou les fera-t-elle baisser? Ne vaut-il pas mieux la refiler à Titjeun, qu’il emploie précisément pour se défaire de cas encombrants, voire à Lembrumé qui semble bien s’en tirer avec cette génération de bonnes femmes qui prétend connaître son corps et avoir mot à dire. Depuis Metoo, c’est l’enfer. Elles lisent, se refilent des adresses, exigent de la politesse... Généralement, il les calme avec un peu de cirage en guise d’introduction et deux ou trois citations bien choisies, mais il sent bien qu’avec certaines, cela ne suffit pas. 

Celle-ci par exemple, avec ses grands yeux cernés d’enfant de quarante berges, elle n’a l’air de rien, mais elle est arrivée avec un carnet déjà empli de notes, et elle continue de griffonner. Il jurerait qu’elle le toise, c’est un peu fort, enfin, il connaît son métier! À quarante balais, on est déjà mère au foyer ou cadre accomplie, et si ce n’est fait, on a au moins l’humilité de la fermer. Du respect, du respect, faudrait voir à pas exiger hors de son dû, du respect… Mattuvue a bien raison, non seulement je l’évalue, mais en sus, j’avais commencé avant même qu’il ne m’aie remarquée. 

J’étais dans la salle d’attente, après le passage dans le box qui lui permet de gagner 5 précieuses minutes de temps de consultation, et j’attendais. J’ai vu passer un premier homme, l’air un peu ailleurs, visage amène, un grand type avec cette voûte de ceux qui semblent s’en excuser, tout auréolée d’un édredon de cheveux gris et bouclés. Tout chez lui, ses gestes, sa voix, la façon de s’adresser aux secrétaires semblait comme flouté. De sa personne, se dégageait une grande douceur, et à ma surprise, du tact. Immédiatement, j’ai pensé: Pourvu que mon RDV soit avec lui. L’instant d’après, un autre est entré. Claquant la porte pour plus d’efficacité, il a traversé la pièce en trois grandes enjambées. Il a des cheveux mi-longs qu’il porte gominés sur l’arrière. 

De ses vêtements ressortent une boucle de ceinture proéminente et des chaussures pointues et ferrées. J’aimerais dire à son accent qu’il a tout du gardian, mais il a surtout la démarche d’un cow-boy, jambes arquées afin de laisser leur juste place à des parties intimes qui sont la première chose qu’il présente au monde en entrant dans une pièce. Certaines personnes, Lembrumé en est, présentent tout d’abord leur tête; elle précède le reste du corps de quelques centimètres. D’autres, leurs épaules;  d’autres encore, telle Titjeun, visiblement enceinte, leurs pieds. Il est des humanidés qui présentent tout d’abord leur membre - j’allais dire leur sexualité, mais il y a de cela. 

Mattuvue marche comme un mec, un vrai, et cause comme un gars, vrai de vrai, qui se permet d’éructer sur les secrétaires ayant pris, sacrilège, dix minutes de pause pour manger. On n’est pas là pour trainasser! s’exclame-t-il avec un accent qui est le mien si je cesse de me surveiller. Garder son accent serait à mon sens l’expression d’une particularité bienvenue dans l’uniforme grisaille à broyer de l’université française. Un instant, cette particularité me distrait et m’empêche de penser Pourvu que ce ne soit lui... En le voyant à nouveau débouler comme un autre s’assiérait dans le métro, tu en restes à ta première impression. Il a gardé son accent, fort bien, il est peut-être simplement peu doué pour la plasticité labio-nasale. Une chose est certaine: il marche comme une brute et s’adresse aux sous-fifres comme un petit chef. Tu découvriras vite qu’il te parle comme à une oiselle et t’ausculte comme la brute qu’il démontrait. 

En sortant, tu règles la consultation, un prix cinq étoiles pour une consultation qui pourrait servir de parfait contre-exemple du rapport médecin-patiente, si toutefois l’Université s’en souciait. Inutile de protester auprès de la secrétaire pour la modique somme de la moitié d’un mois de salaire, tu veux juste rentrer. Chez toi. Et te doucher. Hurler. En paix. Une fois rentrée, tu réfléchis. Passer par-dessus tes a priori et consulter Mattuvue qui a si bonne presse, ou, enfin, t’écouter? 

La dernière fois que tu t’es posée cette question, il s’agissait d’aller ou non rédiger un article avec un historien ami de ton compagnon d’alors. Le type avait une gueule de brute, des manières de brute, et, si il dénonçait le sexisme dans ses travaux, il le faisait en posant ostensiblement ses parties sur la table, dans un geste de mâle et martiale affirmation. Tu avais décidé de passer outre tes préjugés, après tout c’était un camarade. Tu t’étais retrouvée séquestrée, violée et torturée. Durant plus de dix heures d’horreur. 

Dorénavant, principe de base: si quelqu’un parle comme une brute, agit comme une brute et a tout d’une brute, c’est une brute, point. Le corps ne ment pas, aurait dit ton vieux prof de mime. Penser à lui te fait sourire, tu revois les collines, l’ample salle passée à la chaux, les tablées avec les autres stagiaires, un temps léger et heureux, tes dix-sept ans, une certaine insouciance, et la lumière de Toscane. Un jour, se déplacer ne sera plus une souffrance, je ne compterai pas les pas, et j’irai à nouveau là-bas. Le saluer, juste ça…  

IMN