Pour le @collectif_pharm
Ces
derniers jours, les réseaux sociaux bruissaient de la tentative par certains
membres de l’Ordre des pharmaciens, d’introduire une « clause de
conscience » dans leur Code de déontologie. Ladite clause visait, en
substance, à permettre à tout pharmacien de refuser de délivrer une pilule, une
contraception d’urgence ou de la mifépristone (molécule utilisée pour les
avortements médicamenteux).
Cette
tentative montre à quel point certains pharmaciens aimeraient qu’on les prenne
au sérieux, au même titre que les médecins, et qu’on leur laisse la
possibilité (comme c’est malheureusement le cas pour les médecins) d’exposer – voire
d’imposer – leurs valeurs ou leur idéologie individuelle aux patients qu’ils
sont censés servir.
La
tentative a… capoté, mais elle a le mérite de soulever tout plein de sujets de
réflexion, et c’est de ça que je vais vous parler aujourd’hui.
Le pharmacien est-il un
soignant ?
Pour
commencer, une précision. Pour avoir exercé pendant vingt-cinq ans, à la
campagne puis en consultation externe à l’hôpital, et avoir collaboré pendant
plusieurs années à La Revue Prescrire avec
un certain nombre de pharmaciens, je mesure l’importance d’une bonne relation entre
les deux professions. Je pense que tout médecin qui s’installe devrait aller
rendre visite au(x) pharmacien.ne.s du secteur (c’est ce que j’ai fait) pour
faire connaissance et établir des bases de travail saines. Expliquer qu’on n’a
pas d’égo, qu’on sait qu’on peut se tromper ou manquer d’expérience, et assurer
au pharmacien qu’on ne sera pas vexé de recevoir un coup de fil pour discuter d’une ordonnance
qui pose problème, c’est peu de chose, mais ça rend des services inestimables.
Et ça permet d’établir une relation de respect et de confiance. Tout ça pour
dire que je ne considère pas les pharmaciens comme « à part » dans le
système de santé, mais aussi étroitement liés à la délivrance des soins que
tous les soignants de terrain.
Cela
étant posé, les pharmaciens sont-ils, à
proprement parler, des dispensateurs de soins primaires comme les médecins, les infirmier.e.s ou les
sages-femmes ? Pas tout à fait, car ils ne font pas de geste de soin, mais ils délivrent des
produits de santé (des médicaments, des instruments). Ils délivrent aussi – et ce
n’est pas anecdotique – du conseil ;
autrement dit des informations sanitaires
aux patients et aux professionnels. Leur rôle est essentiel, puisqu’ils
contribuent à rendre équitable l’accès aux informations et aux produits. C’est
parce qu’il y a des pharmacie(n)s partout en France que tous les patients peuvent
(en principe) être soignés de la même manière.
Soigner, c’est d’abord informer et expliquer. Même
s’il ne s’agit pas d’un « acte » médical coté comme tel, le conseil délivré
par le pharmacien ne diffère pas de celui que donnent le médecin, l'infirmier.e ou la
sage-femme. De ce fait, c'est, à mon sens, un soin. C’est d'ailleurs évident pour de bon
nombre de patients – sinon, ils ne lui demanderaient pas son avis. Ça devrait
l’être aussi dans l’esprit des autres professionnels.
Si le
conseil est un soin, alors le/la pharmacien.ne est un.e soignant.e. Mais dans ce cas, les pharmaciens sont tenus aux
mêmes obligations éthiques que tout autre soignant :
- bienfaisance et
non-malfaisance ;
- respect de la confidentialité ;
- non-discrimination (et donc,
absence de jugement de valeur) ;
- respect de l’autonomie du
patient ;
- équité et justice.
En tant que soignant, un pharmacien
est-t-il en droit d’invoquer une clause de conscience ?
La
« clause de conscience » que souhaitait l’Ordre des pharmaciens est
une "possibilité de se démettre" similaire à celle dont disposent les médecins. Rappelons qu’en France, les clauses de conscience prévues
par la loi concernent trois types d'actes : l’IVG, la stérilisation et la
recherche sur les cellules embryonnaires. Invoquer la clause de conscience
c’est pouvoir dire : « Je me refuse à faire l’un de ces trois actes
médicaux » sans qu'on puisse vous le reprocher. Et, encore une fois, ce sont les seuls.
Un
médecin peut invoquer la clause de conscience pour refuser de prescrire de la
mifépristone à une femme. Pour qu’un pharmacien puisse
l’invoquer aussi, il faudrait considérer que la délivrance d’un médicament prescrit par quelqu’un d’autre est un soin effectué par le pharmacien - avec la responsabilité qui en découle.
La responsabilité d'un pharmacien est entière concernant un médicament en vente libre (de l’aspirine, ou
un anti-acide par exemple) puisque sa délivrance est accompagnée d’une information – d’un « conseil » - que personne d’autre
n’est là pour donner au patient.
En
revanche, il ne viendrait à personne à l’idée d’affirmer
qu'en délivrant à un patient de l’insuline ou un traitement antibiotique, le pharmacien traite
son diabète ou sa pneumonie.
De même, non seulement le pharmacien ne prescrit pas de mifépristone mais de plus ce n’est pas lui qui assure le suivi des femmes qui l’utilisent. Il n’est pas professionnellement responsable des conséquences de son utilisation. Ou alors, il est également responsable des effets néfastes de tous les médicaments qu'il délivre : un pharmacien délivre parfois des médicaments potentiellement
tératogènes comme l’acide trétinoïque (antiacnéique) ou le Di-Hydan (un
antiépileptique). S'il est responsable de l'utilisation de ces médicaments au même titre que le médecin, alors la naissance d'un embryon malformé peut lui être reprochée, ou encore l'insuffisance rénale d'un patient à qui il a délivré de la gentamicine (un
antibiotique).
Puisque le pharmacien n'est pas responsable professionnellement de la délivrance de la mifépristone (ou de tout autre médicament prescrit), la question devient : « Un soignant peut-il se considérer
comme moralement impliqué par un acte qu'il n'effectue pas ? »
Dans
le cas de l’IVG, la réponse est non ; et on peut l’affirmer en rappelant des
situations similaires parmi les médecins : la clause de conscience n’est pas
opposable par un interne de gynécologie ou un radiologue à qui une femme
demande une échographie pour dater sa grossesse, car ce serait une discrimination : le médecin n’a pas à juger de
ce que la patiente fera de son échographie. De même, je n’ai jamais entendu dire qu’un médecin biologiste ait
invoqué la clause de conscience pour refuser de rendre un test de grossesse au
prétexte que la femme pourrait décider d’avorter ; ou encore qu’un
anatomo-pathologiste ait refusé d’analyser un prélèvement d’amniocentèse au
prétexte que la découverte d’une anomalie puisse conduire à une interruption
thérapeutique de grossesse… Ils sont médecins l’un et l’autre mais ce n’est pas
à eux qu’on demande une IVG. Ils ne sont impliqués ni dans la décision ni dans l'accomplissement. Ils n’ont pas à "se démettre", puisqu'ils ne sont pas impliqués. Pareil pour le pharmacien.
Deux
remarques supplémentaires : quand un médecin refuse de pratiquer une IVG, il
n’en a pas moins l’obligation d’adresser la femme qui la demande à quelqu’un
qui la fera (c’est dit dans la loi). En toute bonne logique, si un pharmacien
pouvait refuser de délivrer de la mifépristone, il serait tenu d’indiquer aux patientes dans quelles pharmacies on leur en
délivrerait.
Par
ailleurs, de même qu’un médecin n’a pas le droit de « faire la
morale » à une femme qui demande une IVG, le pharmacien ne l’aurait pas
non plus. C’est contraire à l’éthique du soin. Et puisque le pharmacien est un
soignant, il est tenu aux obligations
éthiques de tout soignant.
Et la contraception, alors ?
Le
projet de l’Ordre des pharmaciens visait à inclure la possibilité de refuser la
délivrance d’une contraception d’urgence ou d’une pilule. Or, aucune clause de
conscience ne permet aux médecins de refuser une contraception (quand ils la
refusent, c’est un abus de pouvoir). On ne voit donc pas comment pareille
clause pourrait être accordée aux pharmaciens.
Quand
on pousse la logique jusqu’au bout, ce projet de « clause de
conscience » n’était pas seulement indéfendable sur le plan moral mais
aussi impraticable : si un pharmacien est opposé à toute forme de
contraception, alors il doit aussi refuser de vendre des préservatifs (qui
servent aussi à ça), des diaphragmes, de la crème spermicide, des tests de
grossesse (qui servent aussi aux femmes qui désirent avorter), des
appareillages (fort coûteux) destinés à calculer la période infertile du cycle,
etc. Dans les faits, cela équivaudrait à permettre au pharmacien de choisir quels services il délivre, et à qui. En dehors même de l'illégalité, ce n’est commercialement tenable que parce que cette délivrance est probablement minoritaire dans le chiffre d'affaires d'une pharmacie. Cela s’appelle
alors un abus de pouvoir.
De
plus, refuser de délivrer une contraception autorisée par la loi (par exemple la
« pilule du lendemain » à une mineure), est une discrimination,
laquelle est interdite par la loi. En effet, si l’unique pharmacien d’une
commune refuse de délivrer des contraceptifs, il instaure une inégalité de fait
entre les femmes qui pourront aller se fournir dans la pharmacie d'une autre commune, et celles qui n’en ont pas la possibilité. Quand les communes sont très éloignées les unes des autres, ça équivaut à laisser les femmes sans contraception.
(NB :
La femme à qui on refuse la délivrance de mifépristone ou d'un contraceptif est en droit d’aller porter
plainte au commissariat ou en écrivant directement au procureur. C’est
simple, c’est gratuit, et il ne faut pas s’en priver, puisque le pharmacien est
dans l’illégalité.)
« D’abord, ne pas nuire. »
N’étant
pas médecins, les pharmaciens ne peuvent guère invoquer le serment d’Hippocrate
pour refuser de participer à une IVG médicamenteuse. J’ai déjà commenté
longuement ledit serment et ses ambiguïtés au sujet de l'avortement dans un autre texte de ce blog, je
n’y reviens donc pas. Mais la remarque d’une juriste impliquée dans la démarche
de l’Ordre des pharmaciens a attiré mon attention. Pour la justifier, elle
évoquait (rapidement) le principe hippocratique élémentaire qui dit :
« D’abord, ne pas nuire. » C’est un principe tout à fait fondamental,
mais que signifie-t-il exactement ?
« La plus ancienne
trace de ce principe se trouve dans le Traité
des Épidémies (I, 5) d'Hippocrate,
daté de 410 av. J.-C. environ,
qui définit ainsi le but de la médecine : « Face aux maladies, avoir
deux choses à l'esprit : faire du bien, ou au moins ne pas faire de
mal » (« ἀσκέειν, περὶ τὰ νουσήματα, δύο, ὠφελέειν, ἢ μὴ βλάπτειν »). Le principe
de non malfaisance dérive de cette sentence. Une autre façon de l'exprimer
est que face à un problème particulier, il peut être préférable de ne pas faire
quelque chose ou même de ne rien faire du tout que de risquer de faire plus de
mal que de bien. » (Wikipédia)
Le « D’abord ne pas nuire » des Grecs n’avait pas les mêmes
fondements philosophiques et moraux que celui de la bioéthique
moderne. En effet, dans l'Antiquité, il appartenait au seul médecin
d’apprécier ce qui était « bon » ou « mauvais » pour le
patient, auquel il n’était pas censé demander son avis. Aujourd’hui, les
principes de bioéthique (et le Code de déontologie des médecins, soit dit en
passant) stipulent que tout geste de soin
doit être décrit, expliqué et soumis à l’accord du patient. C’est à lui de
décider de sa vie et de ses soins, pas aux professionnels. Et la loi est là
pour énoncer les soins qu'un patient peut ou non obtenir… et les obligations qui incombent aux professionnels !
Pour
un pharmacien, « D’abord, ne pas nuire » est un principe valide lorsqu’il
sous-entend : « s’abstenir de conseiller un médicament s’il n’est
pas avéré que la situation en nécessite un » ou encore « ne pas
délivrer un médicament si l’on sait que sa prise sera dangereuse alors que le
patient ou le médecin, eux, ne le savent pas ». C’est ce qui se passait,
par exemple, quand le pharmacien de mon secteur m’appelait pour me dire :
« Vous avez prescrit telle molécule à Madame X, mais elle prend aussi
telle autre molécule incompatible, prescrite par un autre médecin. Est-ce
que vous êtes d’accord si je lui délivre telle autre molécule à la place ?
» Les pharmaciens avec qui je travaillais expliquaient
tout ça précisément au patient avant et après m’avoir m’appelé. C'était du soin et de la bonne pratique, coopérative et
respectueuse.
Mais
le même « D’abord ne pas nuire » ne
peut pas être opposé à une patiente qui prend en toute légalité et en connaissance de cause un traitement auquel elle a consenti – en
l’occurrence, une pilule contraceptive ou de la mifépristone. En le prenant, elle
ne court pas de « risque de se faire du mal » puisqu’elle
le fait sciemment pour éviter une situation (la grossesse) qu’elle a librement définie
comme non souhaitable pour elle. Cette femme n’est ni « incapable »,
ni « ignorante », ni « inconsciente » et encore moins
« en danger » (physique ou moral). Or, c’est ce que suggèrent les
pharmaciens en refusant de les servir : il ne s’agit donc pas pour eux ici de "refuser d'effectuer un acte médical" (puisqu’ils n’en font aucun), mais tout bonnement d'empêcher les femmes d'accéder à un soin auquel elles ont droit.
On a
moralement le droit d’être opposé à l’IVG ou à la contraception pour soi-même ;
aucune éthique professionnelle n’autorise, en France, à empêcher les autres d’y avoir recours.
Refuser
de délivrer une pilule ou de la mifépristone n’est pas une « clause de
conscience » ; c’est tout simplement une manière d’entraver la liberté
d’autrui. Et c’est tout à fait nuisible. Du moins, quand on respecte les gens
qu’on est censé soigner.
(Bien entendu, tout ce que je dis ici serait valable de la même manière pour la fin de vie, si l'assistance médicale à mourir était légalisée. Le pharmacien ne serait pas du tout en droit d'invoquer la clause de conscience pour refuser de délivrer des médicaments destinés à une assistance médicale à mourir, puisque... Non, je vous la refais pas une deuxième fois.)
(Bien entendu, tout ce que je dis ici serait valable de la même manière pour la fin de vie, si l'assistance médicale à mourir était légalisée. Le pharmacien ne serait pas du tout en droit d'invoquer la clause de conscience pour refuser de délivrer des médicaments destinés à une assistance médicale à mourir, puisque... Non, je vous la refais pas une deuxième fois.)
Si
les pharmaciens veulent être considérés comme des soignants, il leur incombe de
se comporter comme tels. Professionnellement et moralement. Heureusement pour les citoyens français, la plupart
des pharmaciens sont très attachés à la liberté des patients. Il est
souhaitable que la minorité d’entre eux qui voudrait s’y opposer n’ait pas le
dernier mot.
Marc
Zaffran/Martin Winckler