vendredi 19 octobre 2018

Les gants - par Florence Braud

J'ai froid.

J'ai peur.
Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive.
Je suis assise au bord du lit, dans cette chambre plongée dans la pénombre, et j'attends. Mais ce lit n'est pas le mien. Je ne connais pas cette chambre. Et je ne sais pas ce que j'attends.
Deux petits coups discrets frappés à la porte. Je tends l'oreille. J'entends des bribes de voix dehors. Des voix que je ne connais pas. Je retiens ma respiration.
Deux autres petits coups, un peu plus forts. Ils viennent pour moi. La porte s'entrouvre doucement. Je devine une tête.
- Je peux entrer?
Je ne sais pas. Je ne sais pas qui est cette femme. Je ne sais pas ce qu'elle veut. Silence. Je regarde la tête, puis le corps de la femme qui vient de parler. Un corps habillé de blanc. Je dois être à l'hôpital.
- Je suis Elsa, l'aide-soignante. Je viens pour vous aider à faire votre toilette.
Elle vient m'aider. Moi. Mais pourquoi?
Elle entre. Elle n'allume pas la lumière, et je la distingue à peine. Derrière elle, j'entends une autre voix, plus grave. Un homme.
- Ça ira? Tu veux que je reste?
- Oui, ça ira, on va prendre notre temps. J'appelle si j'ai besoin.
Pourquoi ça n'irait pas? Pourquoi devraient-ils être deux? De quoi ont-ils peur?
- Je vais ouvrir les volets, on y verra plus clair.
Bonne idée. Ainsi je pourrai la regarder. Et regarder autour de moi. Elle appuie sur un bouton, les volets remontent lentement. Et je la découvre. Toute de blanc vêtue, cheveux impeccablement coiffés en chignon, sourire avenant. La jeunesse arrogante de ceux qui savent ce qu'ils ont à faire.
Et moi? Moi, rien. Je suis assise au bord du lit, j'ai froid et j'ai peur.
Elle me tend la main. Je la saisis et me redresse péniblement. Elle ne cesse de sourire et de parler. C'est énervant tous ces sourires et tous ces mots. Je voudrais qu'elle se taise. Ses mots m'empêchent de réfléchir.
Elle m'entraîne vers la salle de bain. Elle a déjà préparé mes vêtements. Une robe bleue que je n'aime pas, et un pull que j'aime encore moins. Elle a l'air sûre d'elle. Moi, j'hésite. Elle parle, elle sourit, et tout en parlant et en souriant, elle enfile des gants.
Des gants. Je me souviens. L'infirmière était gentille. Elle avait une belle robe blanche et une petite coiffe. Elle nous parlait et nous souriait. Et entre un sourire et un mot doux, elle avait enfilé des gants. Après, je ne sais plus. Quand je me suis réveillée, l'infirmière était partie. J'étais seule. J'avais froid. J'avais peur. Et maman n'était plus là. Maman n'a plus jamais été là. Quand le camp a été libéré, je l'ai cherchée. Pendant des jours, des semaines, des mois. Et puis, j'ai arrêté de la chercher. Parce qu'elle était morte. Parce que tout le monde était mort.
Les gants. La femme en blanc approche sa main gantée de moi. Je la repousse. J'ai froid. J'ai peur. Elle me sourit, elle me parle. Mais je sais que les sourires et les mots sont trompeurs. Je sais qu'elle essaie de m'amadouer. Je sais qu'elle veut m'endormir. Et je sais qu'à mon réveil, je serai de nouveau toute seule, et j'aurai froid et peur.
Elle sourit encore, et sa voix doucereuse se veut apaisante. Mais ça ne marche pas. Ça ne marchera pas deux fois. Alors je la repousse, encore, et plus fort. Et je pleure, je crie, je hurle ma colère et ma peur. Et elle, la femme en blanc, la femme avec ses gants, elle essaie encore, avec ses mots et ses sourires, elle essaie toujours, elle persévère, mais je ne la laisse pas faire, je la repousse encore et encore, et je crie, et je la frappe, oui, je la frappe, parce que je n'ai plus que ça, les coups, pour me défendre, parce que j'ai peur, parce que je ne veux pas qu'elle me touche, pas elle, pas avec ses gants. Et elle, elle crie aussi, elle appelle à l'aide, et j'entends des pas, une course, une porte qui s'ouvre, et une voix d'homme, la voix de tout à l'heure, et je le vois, lui, l'homme en blanc, et j'ai peur, ils sont deux maintenant, et moi je suis toute seule, toute seule face à eux, et ils sont en blanc, ils sont forts, ils sont plus forts que moi, j'ai peur...
Et puis... rien. Une pause. Le silence. La femme aux mains gantées est sortie de la salle de bain. L'homme en blanc est là, face à moi. Il ne parle pas. Il ne sourit pas. Il me tend la main.
Il ne porte pas de gants. Je m'effondre. J'ai froid. J'ai peur. Maman n'est plus là. Mais je ne suis plus toute seule. Il est là, avec moi, l'homme qui n'a pas de gants. Il est là, avec moi, et il ne me fera aucun mal. 

*****
Note : 
Ce texte a été publié sur le blog de Florence, Soignante en devenir, qui en contient beaucoup d'autres. Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteure.