vendredi 11 février 2022

Je ne serai pas complice - par Marc Zaffran/Martin Winckler

En janvier 2018, aux Etats-Unis, Larry Nassar, médecin du sport, a été condamné à 175 ans de prison pour avoir abusé sexuellement de plus de 265 femmes dans le cadre des entraînements pour les Jeux Olympiques et à l’Université du Michigan, dont il était l’employé. Plus de cent cinquante de ces femmes sont venues témoigner à son procès.


A la suite de cette condamnation, les victimes appelaient à enquêter sur les conditions dans lesquelles, alors que de nombreuses plaintes avaient été formulées depuis 1993, Nassar avait pu continuer à exercer impunément. Pour ses victimes, il ne fait aucun doute qu’un médecin prédateur sexuel ne peut faire autant de mal pendant autant d’années que s’il est soigneusement protégé par les institutions dont il fait partie – comme employé ou comme « collègue ». A la suite de cette condamnation, une pluie de plaintes en justice s’est abattue contre le comité olympique des Etats-Unis, l’Université du Michigan et les autres institutions où travaillait Nassar, pour avoir couvert ses agissements et être restées sourdes aux plaintes des victimes. Quelques jours plus tard, la présidente de l’Université du Michigan a démissionné.


En lisant les comptes-rendus du procès Nassar, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à trois affaires similaires, survenues en France : l’affaire Hazoutl’affaire Tordjmann et l’affaire d’Hulster.


En clavardant pour en retrouver la trace, j’ai constaté que les poursuites pour viols contre des médecins (toujours des hommes) ne sont pas rares. Vous n’avez qu’à taper « médecins viols France » dans votre moteur de recherche. Quand on sait que toutes ces affaires ne sont instruites qu’au bout de longues années, dans le silence assourdissant de l’Ordre des médecins, on est en droit de se dire que la France ne vaut pas mieux que les Etats-Unis.


Et les viols ne sont que la partie visible de l’iceberg.


***


L'agression sexuelle commise par un médecin est un abus de pouvoir et un abus de confiance



Que les femmes vivent dans le monde médical la même violence que dans le reste de la société, ce n’est guère étonnant. Le système de santé français, centré sur l’autorité des médecins aux dépens des autres professionnelles, est furieusement élitiste et hiérarchisé ; le sexisme s’y exerce de manière quotidienne. Lorsque des voix s’élèvent en qualifiant sans honte de « patrimoine » (ou d' "oeuvre d'art") les fresques pornographiques peintes aux murs de certains internats, on devine que ce sexisme et son déni sont très, très fortement ancrés dans la « culture » du milieu…



Un médecin, une médecienne sont des personnes de confiance. Quand une personne de confiance abuse d’une patiente, sous quelque forme que ce soit, elle trahit sa mission et n’est plus digne de respect.  En ce sens, les agresssions sexuelles perpétrées par des médecins ne sont pas différentes de celles des prêtres, des enseignants, des agents des forces de l’ordre ou des « soldats de la paix ». 


L’un des hauts lieux de la violence médicale sexiste est, sans équivoque, la salle d’accouchement. Depuis la publication du livre de Marie-Hélène Lahaye, Accouchement les femmes méritent mieux, articles et enquêtes sur les violences obstétricales se sont multipliés. Au début, cela


suscitait de la part des gynécologues-obstétriciens (le CNGOF, en particulier) des réactions assourdissantes de colère, de déni, de mépris envers la dénonciation des humiliations verbales, du refus de laisser les femmes déambuler librement pendant leur travail, de l’expression abdominale, du « point du mari », des épisiotomies et des césariennes imposées. 


Mais ces protestations n’ont pas grande signification : elles sont l’expression d’un corporatisme qui, par nature, résiste fortement à toute remise en question.


Plus préoccupant, me semble-t-il, est le silence individuel des professionnelles.


Il ne suffit pas en effet de dire « Je ne fais pas partie des médecins qui maltraitent ». Il ne suffit pas de dire « les pratiques violentes sont minoritaires ». Il ne suffit pas de dire « C’est les autres, c’est pas moi ». Il ne suffit pas non plus d’invoquer la neutralité ou de « laisser la justice suivre son cours ».


De même que les hommes qui respectent les femmes doivent se déclarer clairement solidaires du combat contre les violences sexistes, les médeciennes et médecins qui tiennent à honorer leur profession doivent s’insurger et dénoncer ouvertement toutes les pratiques médicales sexistes et maltraitantes.


Un crime, un délit, une transgression, un abus de confiance commis par un médecin doivent être punis. Ce qui veut dire que la parole des patientes doit toujours être entendue. Les très rares accusations sans fondement ne justifient pas que la majorité des accusations soient étouffées au nom de la défense d’une profession. Ça devrait aller de soi : le code de déontologie et toutes les règles d’éthique le disent. 


Malheureusement, dans l’esprit de beaucoup, ce n’est pas le cas, parce que la formation médicale est foncièrement élitiste ; parce que beaucoup de « modèles » (aînés, mentors) auxquels les étudiantes sont exposées véhiculent une culture sexiste héritée de leurs propres aînés ; parce que l’esprit de corps impose le silence.


Certes, il y a partout en France des soignantes de bonne volonté qui oeuvrent avec acharnement pour délivrer un enseignement et des soins sans préjugés. Mais il faudra beaucoup de temps avant que, dans toutes les facultés de médecine, la formation médicale soit fondée sans équivoque sur le respect des patientes et des autres professionnelles ; il faudra beaucoup de temps pour que le sexisme soit banni des cours d’amphithéâtre et des propos de couloir ; il faudra beaucoup de temps, aussi, pour que la « norme » de l’enseignement consiste à former des soignantes, qui éclairent et soutiennent sans préjugé, jugement ni pression les décisions des personnes soignées. Il faudra encore plus de temps pour que des institutions aussi momifiées que le CNGOF ou l'Ordre des médecins exercent des sanctions rapides et sans équivoque quand des violences sexistes sont commises par des membres de la profession. 



Dénoncer un délit, ce n’est pas « faire de la délation ». C’est se placer du côté des victimes. 


Les institutions mettent du temps à changer. Les individus, en revanche, sont capables de changer rapidement la donne pour les patientes maltraitées : en ouvrant les yeux et les oreilles,  et en énonçant clairement quelles valeurs leur tiennent à coeur. 


On ne fait pas de « délation » contre un délinquant. On met au jour les délits qu’il a commis. 


C’est ce que montrent les étudiantes qui ont témoigné des violences exercées par Emile Darai, gynécologue à l’hôpital Tenon. 


Ces étudiantes nous montrent l’exemple : 


Chaque praticienne se devrait de réfléchir à son rôle et à ses relations avec les individus qu’elle est censée soigner.


Chaque médecin/médecienne devrait se demander : « Qu’y a-t-il de sexiste dans ma pratique, sans que j’en sois encore consciente ? Comment puis-je modifier mon comportement dans ce sens ? Comment puis-je lutter contre le sexisme médical au côté des patientes ? » Chaque professionnelle devrait s’interroger sur les abus de pouvoir que permet son statut et sur sa responsabilité individuelle face aux « confrères » qui commettent de tels abus.


Pour lutter contre le sexisme en médecine, il est nécessaire de sortir de l’élitisme, du sentiment de supériorité et de la « fonction apostolique » (comme la désignait Michaël Balint) que confèrent, individuellement et collectivement, le diplôme et la blouse blanche. 


Et, pour cela, il est nécessaire d'énoncer et de défendre, une fois pour toutes, qu'une médecienne, un médecin n’est pas un  juge, une mère ou un père fouettard, ni même directeur de conscience, c’est une professionnelle au service du public ! 


(Oui, c’est tout un changement de paradigme. Et si ça vous fait grincer des dents, c’est que vous n’avez pas encore commencé à réfléchir…) 


Il est indispensable d’accepter que le système de santé vise avant tout à aider la personne quel que soit son genre, son origine ethnique, son milieu socio-économique, à exercer de libres choix de vie


Et, pour cela, les professionnelles doivent répondre à ses questions et respecter ses décisions avec une absolue loyauté.


Il n'est pas moins indispensable de déclarer haut et fort : «  Quand une femme dit avoir été maltraitée par un médecin, mes obligations déontologiques et éthiques m’imposent d’entendre sa voix, de la croire et de la soutenir dans son action de réparation. »


Et l’accusé, me direz vous ? L’accusé aura des défenseurs, n’en doutez pas. La victime, elle, a besoin de vous – tout comme l’amie ou la voisine qui vous confie avoir été frappée par son conjoint. Si vous voulez l’aider, c’est maintenant, pas dans six mois, qu’il faut le faire. Et gardez à l’esprit une notion simple, mais fondamentale : ce n’est pas à l’agresseur de définir le mal qu’il a fait, c’est à la victime de dire le mal qu’elle a subi et à l’agresseur d’assumer les conséquences de ses actes. 

 

Il n’est pas acceptable de faire deux poids, deux mesures, en étant solidaire des femmes quand elles subissent des violences au travail ou chez elle mais en émettant des réserves quand les accusations de violence portent sur les actes d’un autre médecin. 


Il n’est pas acceptable de se taire par « confraternité ».


Il est temps que chaque professionnelle exprime clairement sa position, afin que la population sache lesquelles sont, ouvertement, sans équivoque, les alliées inconditionnelles des femmes et lesquelles, par leur silence, restent complices des agresseurs.


Et cette solidarité n'est pas moins importante aujourd'hui, en période de pandémie et de souffrance collective, alors que les risques d'abus médicaux sont encore plus importants.  

Les victimes des maltraitances médicales ont besoin du soutien de toutes les soignantes. 


 #JeNeSeraiPasComplice


Marc Zaffran/Martin Winckler



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