En trente ans, le
fossé entre spécialistes et médecins généralistes s’est aggravé. D’après des
chiffres publiés par le Conseil national de l’Ordre des médecins français,
d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il
n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup
plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation,
d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est
d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités
diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie
hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et
devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours, mais aussi
permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et
coûteux) et ce qui ne le justifie pas, les généralistes français sont de plus
en plus isolés et démunis, de plus en plus harassés, de plus en plus écrasés
par la paperasse, et de plus contraints par la baisse de la démographie et la
pénurie de remplaçants à ne plus prendre de vacances — bref, à assurer une
charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée.
Outre qu’elle
devrait rémunérer infiniment mieux la fonction de généraliste, une politique de
santé tournée vers les besoins de la population devrait mettre le paquet sur
leur formation, pour donner aux praticiens de terrain les moyens de délivrer
des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital. Or, il n’en
est rien : les hôpitaux universitaires sont les fiefs (j’utilise ce terme
de la féodalité à dessein) de pratiques spécialisées dont la seule aspiration
est de se reproduire. À quelques exceptions près (en province, le plus souvent)
très peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur la
formation des étudiants que le sont ceux de cardiologie, de chirurgie ou
d’obstétrique.
C’est d’autant
plus rageant qu’ailleurs, les choses ont évolué. À l’Université de Montréal, la
formation des médecins aspire à inclure la participation de patients-partenaires à chaque
étape de la formation des médecins de premier recours et des spécialistes. À l’Université McGill, l’une
des plus réputées au monde, le département de Médecine familiale vient de fêter
ses quarante ans d’existence… Comparée à l’enseignement délivré en Angleterre
ou au Canada, la filière médicale française a cinquante ans de retard, au bas
mot.
Une politique de
santé vouée au service de la population devrait chercher à satisfaire les
besoins spécifiques de celle-ci. Pour ce faire, il serait indispensable
d’enquêter sur place, et de dresser la liste des points forts et des points
faibles de la délivrance des soins dans une région donnée. Qui serait le mieux à même de contribuer à ce
bilan ? Les professionnels de terrain – généralistes et spécialistes de
campagne et de petites villes, infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes,
psychologues, etc. – s’ils étaient organisés, coordonnés et rémunérés correctement.
Or, en France, on ne soigne pas horizontalement — d’égal à égal, en synergie
; en France, on divise pour régner. Du
haut vers le bas. Car il n’est pas question de travailler tous ensemble.
Depuis quelques
années, le concours français de l’internat a été transformé (élitisme oblige)
en examen « classant » national (ECN), obligatoire pour tous. Tous
les médecins, enfin, sont internes avant de se mettre à exercer. Chaque année,
à l’issue des résultats, les candidats postulent pour telle ou telle fonction
dans le ou les hôpitaux de leur choix. Et chaque année, un nombre important de
postes d’internes en médecine générale ne sont pas pourvus : les étudiants
qui pourraient les obtenir préfèrent repasser le concours pour accéder à une
spécialité.
Quand on a été
formé dans un CHU, au milieu des appareillages et des technologies les plus
complexes et les plus sophistiquées, dans la sainte terreur de « passer à
côté d’une saloperie si tu ne fais pas ce qu’il faut », la
perspective d’aller exercer loin des « plateaux techniques » est
aussi rassurante que l’idée de sauter d’un avion sans parachute. Face à la
rémunération médiocre, aux gardes obligatoires (parfois, sur réquisition), et à
l’appauvrissement des zones rurales (pas d’école à laquelle conduire ses
enfants, pas de travail pour le conjoint), la plupart des jeunes médecins qui
ne feront pas carrière à l’hôpital préfèrent se spécialiser pour s’établir en
ville. Ils gagneront leur vie en travaillant aux heures de leur choix, sans
devoir assurer les urgences, et près des centres les mieux équipés. Le choix
est simple.
Résultat :
aujourd’hui en France, la démographie des généralistes est en chute libre.
Harassés, frustrés et noyés par l’isolement, l’absence de soutien et le mépris
de pouvoirs publics et de nombreux spécialistes, beaucoup de jeunes médecins refusent
de s’installer et des omnipraticiens dans la force de l’âge choisissent,
souvent la mort dans l’âme, de « dévisser leur plaque » sans avoir
trouvé de successeurs, pour s’orienter vers une autre activité, voire un autre
pays. [1]
Car cette
situation n’est pas inévitable, même dans les pays les plus industrialisés. En
Grande-Bretagne – dont le système de santé, il est vrai, pêche par d’autres
aspects – les médecins de famille sont véritablement les points d’ancrage de la
délivrance des soins. Ils sont aussi les mieux formés, les plus critiques
envers l’industrie, les plus investis dans les recherches portant sur le soin
au quotidien, et les plus ouverts au partage des connaissances avec les
citoyens. Et, quand le gouvernement les menace de mesures iniques, ils font
front commun et le font plier, comme on l’a vu courant 2016.
Au Québec - comme,
d’ailleurs, dans l’ensemble du Canada - la médecine de famille est une
spécialité de même importance que les autres ; les omnipraticiens y sont
beaucoup mieux rémunérés qu’en France, et même si devenir médecin confère des
privilèges indéniables, cela comporte aussi des obligations civiques. Les
professionnels de santé québécois ont pour vocation première de servir la
communauté, non de s’isoler dans une caste et de dominer l’ensemble du système.
À ce titre, les médecins de famille sont tenus d’exercer en service d’urgences
et en maternité, mais aussi de se rendre à tour de rôle, quelques semaines par
an, dans des dispensaires ou centres médicaux très éloignés de leur lieu
d’exercice habituel. Le Québec est très vaste (deux fois et demie la superficie
de la France), mais tout est fait pour offrir des soins de qualité à tous, en
particulier aux populations autochtones vivant aux confins de la province. Et
les médecins y contribuent, en sachant qu’ils sont des éléments indispensables
du système de santé considéré comme un service public.
En France, la
profession médicale se présente comme le parangon des vocations soignantes.
Mais parce qu’elle reste perchée sur un maillage d’élitisme, de corporatisme
sectaire et de luttes de pouvoir, elle ne remplit pas du tout cette mission
supposée : comment ceux de ses membres qui se
consacrent, dès le début de leur formation, à établir leur statut et leurs
privilèges les uns contre les autres pourraient-ils se sentir honorés de
délivrer des soins et d’exercer avec humilité ?
Comment
pourraient-ils avoir envie de soigner tout le monde, alors qu’ils visent à
montrer qu’ils sont différents de, et supérieurs à, la majorité de leurs
concitoyens — y compris leurs collègues ? Ils ne peuvent pas : ce ne sont pas leurs valeurs !
Quant à celles et
ceux qui échouent à faire une carrière hospitalo-universitaire, comment leur
reprocher de préférer le confort d’une pratique spécialisée en ville aux
insondables difficultés matérielles, morales et administratives infligées à la
médecine générale rurale ou de quartier ?
Malgré ce qu’on leur
a fait croire, ils et elles ne sont, après tout, que des êtres humains comme
les autres. Pourquoi sacrifieraient-ils leur vie et celle de leur famille pour
une vocation altruiste qui non seulement n’est pas valorisée, mais qui, en
plus, a toujours été méprisée et rejetée par « l’élite » de ceux qui
les ont éduqués ?
Les Brutes en blanc, pp 229-231
[1] Voir à ce sujet Le dernier billet des « Carnets d’un médecin de
Montagne » - http://genoudesalpages.blogspot.ca/2014/06/bilan-et-point-final.html#more - consulté le 14 août 2014.
Je souscris à chaque mot de l'article.
RépondreSupprimerLa disparition de la médecine générale est programmée pour des raison" comptables" depuis l'instauration du numerus clausus en 1973 qui n'est jamais remis en cause par ceux qui nous "gouvernent"
Pierre Langlois MG Evry