vendredi 17 juin 2016

Les mots sous le sarrau - par Isabelle Burnier



            À 8h45 ce matin là, c’est à mon tour d’être la patiente du service de chirurgie générale. Je suis dans la salle d’attente du bloc opératoire, où cinq personnes anonymes, habillées du traditionnel costume de malade, jaquette, bottines et chapeau bleu, sont comme moi allongées dans des lits collés les uns aux autres. Je suis là pour une cholécystectomie,  opération bénigne qui n’a pas pu sauver la vie de ma grand-mère dans les années 60, que mon père a subi avec une large laparotomie et qui, sur moi, ne laissera que la trace de  quatre incisions discrètes. Les lithiases biliaires ayant chez nous un caractère héréditaire, je me sens donc très privilégiée d’avoir une intervention aussi simple pour soulager une affaire de famille.

            Je ne suis donc pas très anxieuse, connaissant le milieu hospitalier et ses routines, ayant eu une bonne impression du jeune chirurgien rencontré en pré opératoire et n’ayant pas de facteurs de risques majeurs. Je suis ainsi allongée dans le lit, toute nue de bleu vêtue, identique aux autres patients qui, comme moi, attendent qu’un homme en sarrau traverse les portes battantes du bloc opératoire, pour venir chercher la prochaine personne qui sera opérée. Je patiente en observant cette valse des entrées et sorties, infirmiers, brancardiers, préposés, ou  médecins portant encore sur leur visage, les traces du masque porté lors de l’opération précédente. A chaque fois que la porte s’ouvre, j’imagine le cœur de chaque patient en train de sursauter, d’anxiété ou de soulagement, pour savoir à  qui le tour. À en croire l’ordre d’arrivée, quatre personnes sont avant moi, mais je comprends que la logique du bloc échappe à cette mathématique. Alors, plutôt que de calculer l’avenir et les probabilités de passage, je me concentre davantage sur les visites des anesthésistes qui viennent vérifier auprès des patients, les détails importants comme les médicaments, les prothèses dentaires ou l’heure de la dernière cigarette. Du fait de la proximité des lits, et malgré moi, sans écouter, j’entends tout.

            À 9h15, la porte du bloc valse dans un courant d’air tandis qu’un chirurgien s’approche avec confiance vers la femme du troisième lit. Il lui parle doucement, la rassure, lui touche le bras et dans les demi mots dits à voix basse pour ne pas l’embarrasser, j’entends malgré moi «hystérectomie, chimio et puis ensuite on verra… » La femme a environ 40 ans. Je lis sur son visage, la peur de cette chose qu’elle veut que le chirurgien lui arrache au plus vite par crainte que cela ne l’envahisse. Elle répond par un sourire forcé, au  «  ça va aller » que le chirurgien lui confie avant de partir. Lui succède un jeune médecin que je suppose être l’anesthésiste. Il passe rapidement en revue le questionnaire habituel des médicaments, habitudes de vie, antécédents et alors que la patiente parle de sa dernière cigarette, fumée la veille à 22h30 avec son mari, le jeune médecin se lance dans un cours sur la nocivité du tabac agrémenté d’une séance de counseling intensive. Passionné par son sujet, accoudé aux barreaux du lit, le voilà transformé en orateur pourchassant les dangers de la nicotine, truffant son discours de statistiques et de stratégies pour vaincre cette dépendance malsaine et convaincre cette patiente qu’elle est maitre de son destin. Je regarde la femme du troisième lit, se tasser sous sa jaquette bleue, immobile, écrasée tandis que son visage, déjà couvert d’inquiétude, se voile d’incompréhension face à cette leçon. Dans son ventre, sa chair  se multiplie en cellules anarchiques, insensibles à la logique du futur, et ce sermon, mille fois entendu, ne fait qu’amplifier l’impuissance qu’elle ressent face à son avenir et la culpabilité qui l’habite depuis le diagnostic. Dans  ce moment fragile où le simple mot « hystérectomie » la fait trembler, où l’idée d’être anesthésiée se confond avec la peur de ne pas se réveiller, où le carcinome, pas encore accepté, se tapit dans l’ombre de sa psyché,  elle a plutôt l’impression de n’être maitre de rien !

             À 9h22, les portes se referment derrière la patiente du troisième lit qui roule vers le bloc opératoire. Son cœur fait du bruit mais personne ne l’entend. Je ne la reverrai jamais et ne saurai pas si son cancer de l’utérus lui laissera le temps de cesser de fumer. Mais ce que je sais, c’est  que les discours inappropriés sont aussi nocifs que la fumée  car, que ce soit par maladresse ou inexpérience, le médecin anesthésiste n’a pas vu, derrière la cigarette, la patiente angoissée. Il n’a pas senti que ses judicieux conseils ne pouvaient pas être entendus dans un moment aussi délicat. Bien sûr, ce sont les gardes trop longues, les agendas trop remplis, les suivis trop exigeants qui ont chassé l’empathie au fond des poches de l’anesthésiste, le rendant intolérant au silence dans un monde d’urgence, l’obligeant à trop de mots pour supporter tous les maux indécents. L’habitude des recommandations et des protocoles a eu raison de sa sollicitude. Et c’est pourquoi la patiente du troisième lit s’est endormie en pensant à sa prochaine cigarette.
Isabelle Burnier MD

Mars 2016

2 commentaires:

  1. Ca me fait penser à mon père, qui en stade terminal de cancer a entendu ce même sermon. Il a envoyé paître le médecin en lui disant "je suis déjà en train de mourrir, foutez-moi la paix !".
    Mon père était hospitalisé à domicile, la dernière fois que je lui ai rendu visite, on a bu un (petit) whisky et fumé une clope - en cachette de ma mère - parce qu'il me l'avait demandé, je ne pouvais pas lui refuser, je savais qu'il n'y aurait pas d'autres fois. Quelques minutes de normalité, de plaisir, de complicité retrouvés. "Surtout ne le dis pas à ta mère, elle me tuerait !"
    Son cancer a gagné cinq jours après.
    Depuis, je ne bois plus de whisky, c'est trop douloureux.

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  2. Bonjour,

    Je suis anesthésiste dans un hôpital.
    L'attente avant le bloc opératoire est un moment assez sensible. Je suis bien d'accord avec vous.

    De prime abord, j'ai trouvé votre note un peu dure vis à vis de l'interne bizuth encore tout accaparé à essayer de gérer ses connaissances de l'ECN.
    Ensuite, j'ai trouvé que vous aviez vraiment raison. C'est un sujet qui me tient à coeur (je vois bcp de patient en cancéro ORL) sur lequel j'ai bcp évolué au fil de ma courte carrière (notamment suite à une conférence de MW-MZ)
    Et puis, il y avait quand même quelque chose qui me gênait. Je suis complètement d'accord avec le fond de votre message. Seulement, je trouve quand même c'est un peu pousser mémé dans les orties que d'imaginer tant de mauvaises pensées chez la dame qui part pour son hystérectomie. Entre la prémé, l'ag et la suite des événements, nous sommes en droit de douter de sa capacité à mémoriser. Voilà, je trouve que vous passez un peu vite de votre imagination à la réalité.

    Enfin, si jamais des collègues passent par ici, je leur conseille l'utilisation de mandalas en salle de pré-intervention, c'est souvent accepté, c'est pas cher, pas trop d'EI à déclarer :)

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