dimanche 18 octobre 2015

Les soignants souffrent aussi




Dans Le patient et le médecin, publié en 2014 au Québec, j’écrivais (pp 159-164) :

La dévalorisation de la médecine générale en France

Lorsque, en 1983, je me suis installé dans un village de 1500 habitants à quinze kilomètres au nord du Mans (Sarthe), j’avais clairement pour objectif de délivrer le plus possible de soins primaires à la population de la commune et aux patients qui feraient appel à moi. En pratique, cela signifiait que je recevais les habitants de tous les âges et leur délivrais de mon mieux le maximum de soins. Pendant mes études, je n’avais pas appris à poser des DIU (« stérilets ») ou à prescrire une contraception orale. Je l’ai appris dans le cadre de vacations hebdomadaires au centre d’interruption de grossesse de l’hôpital du Mans. Je n’avais pas non plus appris à examiner des enfants avant de devenir étudiant puis interne (résident) dans ce même hôpital, non universitaire, mais très ouvert à la formation des jeunes médecins. Si j’avais passé la fin de ma formation en CHU, où les services spécialisés ne forment que les étudiants destinés aux spécialités, je n’aurais pas pu apprendre à soigner les patients qui constituent la grande majorité d’une clientèle de médecin de famille. De même, comme j’avais pris de nombreuses gardes dans les services d’urgence pour adultes et pour enfants, j’avais appris à faire le diagnostic d’une fracture avant de demander une radiographie, à nettoyer et suturer des plaies de toutes les parties du corps ou presque, à poser et retirer contentions, attelles et plâtres sur doigts, chevilles, genoux, poignets. Je savais retirer un corps étranger non perforant d’une cornée ou d’une narine, un bouchon d’une oreille, un hameçon d’un pouce. Je savais subodorer la différence entre la raideur méningée bénigne d’une maladie virale et celle d’une maladie bactérienne plus inquiétante. Je savais examiner l’abdomen douloureux d’une petite fille et entendre la mère quand elle me confiait que son fils aîné avait eu exactement la même douleur lors de son appendicite. Je savais aussi que lorsqu’un enfant a mal au ventre ça peut être dû à une migraine sans mal de tête, que lorsqu’un adulte a mal au ventre ça peut être dû à une hernie de la paroi et non aux organes situés en dessous…
J’avais beaucoup appris parce que je m’étais trouvé dans un environnement favorable à l’apprentissage : un hôpital vaste, mais dont les services étaient à taille humaine ; des médecins qui connaissaient leur métier et qui partageaient leur savoir avec leurs collègues du service voisin ; des infirmières et infirmiers qui souvent avaient grandi, vivaient et travaillaient au milieu de la population qu’ils soignaient et qui, inévitablement, la respectaient.
Lorsqu’une femme vivant dans les environs avait besoin de se faire poser un DIU, elle avait le choix d’aller se le faire poser par un gynécologue, à quinze kilomètres ou de se le faire poser par des généralistes du canton.  Lorsqu’un adolescent faisait une chute à vélo sur l’asphalte de la route, il savait qu’il pouvait entrer au cabinet du généraliste local pour être examiné et pansé et n’aurait pas nécessairement besoin d’aller passer des radiographies. Lorsqu’une personne âgée toussait et faisait de la fièvre, elle savait qu’elle ne serait pas contrainte à aller se faire hospitaliser : son médecin de famille pouvait venir la soigner chez elle.
En 1993, lorsque j’ai cessé de travailler à la campagne pour ne plus exercer que des vacations en centre de planification, à l’hôpital du Mans, ce type de pratique était encore bien réel. Vingt ans plus tard, ce tableau idyllique de la médecine générale (il l’était du moins à mes yeux, dans mon secteur d’activité, et à une époque donnée, mais il ne l’était pas partout) a fait place à une situation catastrophique. 
En trente ans, le clivage entre spécialistes et omnipraticiens (généralistes/médecins de famille) s’est accentué. D’après des chiffres publiés par le conseil national de l’Ordre des médecins français, d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation, d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours mais aussi permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et coûteux) et ce qui ne le justifie pas les généralistes français sont de plus en plus démunis, harassés de paperasse, contraints par la baisse de la démographie et le manque de remplaçants à ne plus prendre de vacances – bref, à assurer une charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée. Une politique de santé tournée vers les besoins de la population devrait valoriser l’exercice de la médecine générale/de famille, en donnant aux praticiens de terrain non seulement les moyens de délivrer des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital, mais aussi la rémunération que ces soins justifie. Or, il n’en est rien. Les hôpitaux universitaires sont en grande majorité les fiefs (j’utilise ce terme de la féodalité à dessein) des pratiques spécialisées. A quelques exceptions près (en province, le plus souvent) peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur l’enseignement que peuvent l’être ailleurs ceux de cardiologie, de chirurgie ou d’obstétrique.
Une politique de santé au service de la population devrait chercher à satisfaire les besoins spécifiques de celle-ci. Pour ce faire, il est indispensable d’enquêter sur place, et de dresser la liste des points forts et des points faibles dans une région donnée. Qui serait le mieux à même de contribuer à ce bilan ? Les professionnels de terrain – généralistes et spécialistes de campagne et de petites villes, infirmières, sages-femmes, kinésithérapeutes, psychologues, etc – s’ils étaient organisés et coordonnés adéquatement. Or, en France, on ne soigne pas horizontalement – d’égal à égal, en synergie – mais surtout verticalement – par délégation de responsabilités ou d’obligations. Du haut vers le bas. Jamais dans l’autre direction.
La délivrance des soins devrait, pour être efficace et pertinente, être coopérative. Hiérarchie et luttes de pouvoir contribuent malheureusement à maintenir les différentes professions à l’écart les unes des autres. Elles contribuent aussi aux luttes de pouvoir entre médecins.
Il y a quelques années, le concours français de l’internat a été transformé en examen national « classant » (l’élitisme encore) obligatoire pour tous. Tous les médecins, enfin, sont internes avant de se mettre à exercer. A l’issue des résultats, les candidats postulent pour telle ou telle fonction dans le ou les hôpitaux de leur choix. Chaque année, un nombre important de postes d’internes en médecine générale ne sont pas pourvus : les étudiants qui pourraient les obtenir préfèrent repasser le concours pour accéder à une spécialité.
Quand on a été formé dans un CHU, au milieu des appareillages et des technologies les plus complexes et les plus sophistiquées, la perspective d’aller exercer à la campagne, loin des « plateaux techniques » est aussi rassurante que celle de sauter d’un avion sans parachute. Face à la rémunération médiocre, aux gardes obligatoires (parfois, sur réquisition), et à l’appauvrissement des zones rurales (pas d’école à laquelle conduire ses enfants, pas de travail pour le conjoint), la plupart des jeunes médecins qui ne font pas carrière à l’hôpital préfèrent se spécialiser pour s’établir en ville.
En France, l’accentuation des inégalités d’exercice entre médecins de famille et spécialistes hospitaliers est la conséquence de l’élitisme du monde médical, lequel ne fait que singer la structure de la société française. Cette dernière peut être, schématiquement, représentée sous la forme d’une pyramide de sphères (d’activité et d’influence). Les sphères supérieures correspondent aux centres de pouvoir politique et économique que sont Paris et les grandes villes de province (Lille, Strasbourg, Lyon, Marseille, Toulouse)
A mesure que l’on s’éloigne de ces sphères, pouvoir et influence diminuent et les moyens diminuent également. Dans un pays aussi centralisé et hiérarchisé que la France, statut, pouvoirs et influence des médecins sont étroitement liés à leur implantation géographique.
Résultat : aujourd’hui en France, la démographie des généralistes est en chute libre. Harassés, frustrés et noyés par l’isolement, l’absence de soutien et le mépris de pouvoirs publics et des spécialistes, des omnipraticiens dans la force de l’âge choisissent, souvent la mort dans l’âme, de « dévisser leur plaque » et de s’orienter vers une autre activité, voire un autre pays. 

***
Ce qui est régulièrement publié sur ce blog concernant les maltraitances imputables à certains médecins ne doit en aucun cas laisser entendre que (dans mon esprit ou dans la réalité) tous les médecins sont maltraitants ou que toutes les formes d’exercice médical sont contraires aux besoins du public. C’est évidemment faux, ne serait-ce que parce que la profession médicale est elle-même très hétérogène, et surtout, très hiérarchisée. Parmi les médecins, il existe une aristocratie (les hospitalo-universitaires des grandes villes, les spécialistes travaillant dans les secteurs les plus lucratifs), une bourgeoisie et une classe « inférieure ». Et ce « prolétariat » de la médecine est essentiellement constitué par des médecins généralistes, aux côtés de deux autres prolétariats, encore moins bien lotis à tous points de vue, que sont les infirmier.e.s et les sages-femmes.

Tous les généralistes ne sont pas non plus égaux. Certains gagnent très bien leur vie dans des villes ou des quartiers favorisés. D’autres, installés dans les quartiers difficiles ou dans des campagnes de plus en plus désertées, tirent la langue. Et ils sont très nombreux dans ce cas.

Ce qui se passe en France actuellement est très grave car, à terme, la loi Santé défendue par la ministre Marisol Touraine condamne la médecine générale à disparaître.
Ce n’est pas la première fois qu’une réglementation fait peser un poids supplémentaire sur les généralistes. A dire vrai, je n’ai jamais vu, depuis trente-cinq ans (époque à laquelle je me suis mis à exercer à la campagne), de législation ou de politique de santé favorisant la médecine générale en France. J’ai vu des initiatives locales et, dans certaines facultés (à Brest, par exemple) le développement de programmes très poussés, mais je n’ai jamais vu de politique nationale – ni d’engagement fort de la part des grands syndicats médicaux, qui n’ont de « représentatif » que le nom.

Aujourd’hui, la santé des patients français est doublement menacée : d’une part, par une formation médicale archaïque, qui survalorise depuis toujours les spécialistes et la technologie, et méprise la médecine de proximité et la délivrance de soins adaptée aux besoins de la population ; d’autre part, par un gouvernement qui a mis de manière absolument aveugle et idiote tous les professionnels de santé dans le même sac. Au lieu de s’interroger sur les gâchis d’une politique hospitalière qui incite les établissements à « faire du chiffre » plutôt que soigner des malades, la politique du gouvernement actuel aggrave encore les contraintes (et les contrôles absurdes) que vont subir les professionnels de santé de première ligne. Elle opprime les meilleurs alliés des citoyens. 

Parmi les médecins, il y a des docteurs et des soignants. Les soignants souffrent aussi. Non seulement parce qu’ils sont souvent démunis face aux problèmes graves que vivent de nombreux patients, mais aussi parce qu’ils sont harcelés par une administration kafkaïenne dirigée par des technocrates surpayés qui n'ont aucune idée de ce qu'est la vie humaine, et soumis à des lois conçues en dépit du bon sens. Les médecins généralistes français en ont assez d’être accusés de prescrire trop de médicaments, ou trop d’arrêts de travail, alors qu’on ne réexamine jamais le coût exorbitant du fonctionnement hospitalier ou des hospitalisations privées, les dépenses provoquées par la mise sur le marché de médicaments coûteux et inutiles, la surmédicalisation aberrante de la grossesse et de la naissance, les vaccinations inutiles (je pense à la grippe ou au HPV – car toutes les vaccinations ne sont pas non plus à mettre dans le même panier) et d’autres « décisions » dictées par le lobbying ou le marketing, mais pas du tout par le souci de la santé publique.

Le clivage hiérarchique entre les professions de santé est, lui aussi, un problème grave : il n’est pas acceptable qu’infirmièr.e.s et sages-femmes soient encore considéré.e.s comme des sous-professionnel.le.s du soin, comme de simples exécutant.e.s. Il n’est ainsi pas admissible que dans les maternités, obstétriciens, sages-femmes et patientes ne soient pas sur la même longueur d’ondes – au détriment de la liberté des femmes à choisir la manière dont elles vont accoucher (et non « être accouchées »). Cette seule situation, dans laquelle une catégorie de professionnels peut tout bloquer reflète malheureusement très bien l’état du système français : alors que les professionnels devraient être du côté des patientes, ils sont souvent divisés dans la manière de leur apporter des soins, et parfois ligués contre elles.

Bref, aujourd’hui en France, la situation est compliquée pour les patients, mais aussi pour les soignants.

Et quand toutes les personnes de bonne volonté souffrent et ne parviennent pas à dialoguer, qui en profite ?

Marc Zaffran/Martin Winckler







1 commentaire:

  1. Je plussoie. Et quand toutes les personnes de bonne volonté souffrent et ne parviennent pas à dialoguer, les médecins ne vont pas voter pour élire leurs représentants, et ce seront bien sur ceux qui maltraitent des médecins qui en profiteront. Ce que je viens à l'instant d'écrire sur mon blog,

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