Dans Le
patient et le médecin, publié en 2014 au Québec, j’écrivais (pp
159-164) :
La
dévalorisation de la médecine générale en France
Lorsque, en 1983, je me suis installé dans un village de
1500 habitants à quinze kilomètres au nord du Mans (Sarthe), j’avais clairement
pour objectif de délivrer le plus possible de soins primaires à la population
de la commune et aux patients qui feraient appel à moi. En pratique, cela
signifiait que je recevais les habitants de tous les âges et leur
délivrais de mon mieux le maximum de soins. Pendant mes études, je n’avais pas
appris à poser des DIU (« stérilets ») ou à prescrire une
contraception orale. Je l’ai appris dans le cadre de vacations hebdomadaires au
centre d’interruption de grossesse de l’hôpital du Mans. Je n’avais pas non
plus appris à examiner des enfants avant de devenir étudiant puis interne
(résident) dans ce même hôpital, non universitaire, mais très ouvert à la
formation des jeunes médecins. Si j’avais passé la fin de ma formation en CHU,
où les services spécialisés ne forment que les étudiants destinés aux
spécialités, je n’aurais pas pu apprendre à soigner les patients qui
constituent la grande majorité d’une clientèle de médecin de famille. De même,
comme j’avais pris de nombreuses gardes dans les services d’urgence pour
adultes et pour enfants, j’avais appris à faire le diagnostic d’une fracture avant de demander une radiographie, à
nettoyer et suturer des plaies de toutes les parties du corps ou presque, à
poser et retirer contentions, attelles et plâtres sur doigts, chevilles,
genoux, poignets. Je savais retirer un corps étranger non perforant d’une
cornée ou d’une narine, un bouchon d’une oreille, un hameçon d’un pouce. Je
savais subodorer la différence entre la raideur méningée bénigne d’une maladie
virale et celle d’une maladie bactérienne plus inquiétante. Je savais examiner
l’abdomen douloureux d’une petite fille et entendre la mère quand elle me
confiait que son fils aîné avait eu exactement
la même douleur lors de son appendicite. Je savais aussi que lorsqu’un
enfant a mal au ventre ça peut être dû à une migraine sans mal de tête, que
lorsqu’un adulte a mal au ventre ça peut être dû à une hernie de la paroi et
non aux organes situés en dessous…
J’avais beaucoup appris parce que je m’étais trouvé dans
un environnement favorable à l’apprentissage : un hôpital vaste, mais dont
les services étaient à taille humaine ; des médecins qui connaissaient
leur métier et qui partageaient leur savoir avec leurs collègues du service
voisin ; des infirmières et infirmiers qui souvent avaient grandi,
vivaient et travaillaient au milieu de la population qu’ils soignaient et qui,
inévitablement, la respectaient.
Lorsqu’une femme vivant dans les environs avait besoin de
se faire poser un DIU, elle avait le choix d’aller se le faire poser par un
gynécologue, à quinze kilomètres ou de se le faire poser par des
généralistes du canton. Lorsqu’un
adolescent faisait une chute à vélo sur l’asphalte de la route, il savait qu’il
pouvait entrer au cabinet du généraliste local pour être examiné et pansé et
n’aurait pas nécessairement besoin d’aller passer des radiographies. Lorsqu’une
personne âgée toussait et faisait de la fièvre, elle savait qu’elle ne serait
pas contrainte à aller se faire hospitaliser : son médecin de famille
pouvait venir la soigner chez elle.
En 1993, lorsque j’ai cessé de travailler à la campagne
pour ne plus exercer que des vacations en centre de planification, à l’hôpital
du Mans, ce type de pratique était encore bien réel. Vingt ans plus tard, ce
tableau idyllique de la médecine générale (il l’était du moins à mes yeux, dans
mon secteur d’activité, et à une époque donnée, mais il ne l’était pas partout)
a fait place à une situation catastrophique.
En trente ans, le clivage entre spécialistes et omnipraticiens (généralistes/médecins de famille) s’est accentué. D’après des chiffres publiés par le conseil national de l’Ordre des médecins français, d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation, d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours mais aussi permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et coûteux) et ce qui ne le justifie pas les généralistes français sont de plus en plus démunis, harassés de paperasse, contraints par la baisse de la démographie et le manque de remplaçants à ne plus prendre de vacances – bref, à assurer une charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée. Une politique de santé tournée vers les besoins de la population devrait valoriser l’exercice de la médecine générale/de famille, en donnant aux praticiens de terrain non seulement les moyens de délivrer des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital, mais aussi la rémunération que ces soins justifie. Or, il n’en est rien. Les hôpitaux universitaires sont en grande majorité les fiefs (j’utilise ce terme de la féodalité à dessein) des pratiques spécialisées. A quelques exceptions près (en province, le plus souvent) peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur l’enseignement que peuvent l’être ailleurs ceux de cardiologie, de chirurgie ou d’obstétrique.
En trente ans, le clivage entre spécialistes et omnipraticiens (généralistes/médecins de famille) s’est accentué. D’après des chiffres publiés par le conseil national de l’Ordre des médecins français, d’ici à 2020, les spécialistes seront plus nombreux que les généralistes. Il n’y a à cela rien d’étonnant : les étudiants en médecins sont beaucoup plus nombreux à choisir une spécialité, dont les conditions d’installation, d’exercice et de rémunération sont bien plus attrayantes. La situation est d’autant plus dramatique que les généralistes voient leurs possibilités diagnostiques et thérapeutiques s’appauvrir à mesure que la technologie hospitalière et spécialisée s’accroît. Alors qu’ils sont en première ligne, et devraient donc non seulement assurer les soins de premier recours mais aussi permettre de distinguer ce qui nécessite des soins spécialisés (lourds et coûteux) et ce qui ne le justifie pas les généralistes français sont de plus en plus démunis, harassés de paperasse, contraints par la baisse de la démographie et le manque de remplaçants à ne plus prendre de vacances – bref, à assurer une charge de travail de plus en plus lourde et de plus en plus dévalorisée. Une politique de santé tournée vers les besoins de la population devrait valoriser l’exercice de la médecine générale/de famille, en donnant aux praticiens de terrain non seulement les moyens de délivrer des soins de qualité et d’éviter le recours inutile à l’hôpital, mais aussi la rémunération que ces soins justifie. Or, il n’en est rien. Les hôpitaux universitaires sont en grande majorité les fiefs (j’utilise ce terme de la féodalité à dessein) des pratiques spécialisées. A quelques exceptions près (en province, le plus souvent) peu de CHU ont un département de médecine générale aussi influent sur l’enseignement que peuvent l’être ailleurs ceux de cardiologie, de chirurgie ou d’obstétrique.
Une politique de santé au service de la population
devrait chercher à satisfaire les besoins spécifiques de celle-ci. Pour ce
faire, il est indispensable d’enquêter sur place, et de dresser la liste des
points forts et des points faibles dans une région donnée. Qui serait le mieux
à même de contribuer à ce bilan ? Les professionnels de terrain –
généralistes et spécialistes de campagne et de petites villes, infirmières,
sages-femmes, kinésithérapeutes, psychologues, etc – s’ils étaient organisés et
coordonnés adéquatement. Or, en France, on ne soigne pas horizontalement –
d’égal à égal, en synergie – mais surtout verticalement – par délégation de
responsabilités ou d’obligations. Du haut vers le bas. Jamais dans l’autre
direction.
La délivrance des soins devrait, pour être efficace et
pertinente, être coopérative. Hiérarchie et luttes de pouvoir contribuent
malheureusement à maintenir les différentes professions à l’écart les unes des
autres. Elles contribuent aussi aux luttes de pouvoir entre médecins.
Il y a quelques années, le concours français de
l’internat a été transformé en examen national « classant »
(l’élitisme encore) obligatoire pour tous. Tous les médecins, enfin, sont
internes avant de se mettre à exercer. A l’issue des résultats, les candidats
postulent pour telle ou telle fonction dans le ou les hôpitaux de leur choix.
Chaque année, un nombre important de postes d’internes en médecine générale ne
sont pas pourvus : les étudiants qui pourraient les obtenir préfèrent
repasser le concours pour accéder à une spécialité.
Quand on a été formé dans un CHU, au milieu des appareillages
et des technologies les plus complexes et les plus sophistiquées, la
perspective d’aller exercer à la campagne, loin des « plateaux
techniques » est aussi rassurante que celle de sauter d’un avion sans
parachute. Face à la rémunération médiocre, aux gardes obligatoires (parfois,
sur réquisition), et à l’appauvrissement des zones rurales (pas d’école à
laquelle conduire ses enfants, pas de travail pour le conjoint), la plupart des
jeunes médecins qui ne font pas carrière à l’hôpital préfèrent se spécialiser
pour s’établir en ville.
En France, l’accentuation des inégalités d’exercice entre
médecins de famille et spécialistes hospitaliers est la conséquence de
l’élitisme du monde médical, lequel ne fait que singer la structure de la
société française. Cette dernière peut être, schématiquement, représentée sous
la forme d’une pyramide de sphères (d’activité et d’influence). Les sphères
supérieures correspondent aux centres de pouvoir politique et économique que
sont Paris et les grandes villes de province (Lille, Strasbourg, Lyon,
Marseille, Toulouse)
A mesure que l’on s’éloigne de ces sphères, pouvoir et
influence diminuent et les moyens diminuent également. Dans un pays aussi
centralisé et hiérarchisé que la France, statut, pouvoirs et influence des
médecins sont étroitement liés à leur implantation géographique.
Résultat : aujourd’hui en France, la démographie des
généralistes est en chute libre. Harassés, frustrés et noyés par l’isolement,
l’absence de soutien et le mépris de pouvoirs publics et des spécialistes, des
omnipraticiens dans la force de l’âge choisissent, souvent la mort dans l’âme,
de « dévisser leur plaque » et de s’orienter vers une autre activité,
voire un autre pays.
***
Ce qui est régulièrement publié sur ce blog
concernant les maltraitances imputables à certains médecins ne doit en aucun
cas laisser entendre que (dans mon esprit ou dans la réalité) tous les médecins sont maltraitants ou
que toutes les formes d’exercice
médical sont contraires aux besoins du public. C’est évidemment faux, ne
serait-ce que parce que la profession médicale est elle-même très hétérogène,
et surtout, très hiérarchisée. Parmi les médecins, il existe une aristocratie
(les hospitalo-universitaires des grandes villes, les spécialistes travaillant
dans les secteurs les plus lucratifs), une bourgeoisie et une classe
« inférieure ». Et ce « prolétariat » de la médecine est
essentiellement constitué par des médecins généralistes, aux côtés de deux
autres prolétariats, encore moins bien lotis à tous points de vue, que sont les
infirmier.e.s et les sages-femmes.
Tous les généralistes ne sont pas non plus
égaux. Certains gagnent très bien leur vie dans des villes ou des quartiers
favorisés. D’autres, installés dans les quartiers difficiles ou dans des
campagnes de plus en plus désertées, tirent la langue. Et ils sont très
nombreux dans ce cas.
Ce qui se passe en France actuellement est
très grave car, à terme, la loi Santé défendue par la ministre Marisol Touraine
condamne la médecine générale à disparaître.
Ce n’est pas la première fois qu’une
réglementation fait peser un poids supplémentaire sur les généralistes. A dire
vrai, je n’ai jamais vu, depuis trente-cinq ans (époque à laquelle je me suis
mis à exercer à la campagne), de législation ou de politique de santé favorisant la médecine générale en France.
J’ai vu des initiatives locales et, dans certaines facultés (à Brest, par
exemple) le développement de programmes très poussés, mais je n’ai jamais vu de
politique nationale – ni d’engagement fort de la part des grands syndicats médicaux,
qui n’ont de « représentatif » que le nom.
Aujourd’hui, la santé des patients français
est doublement menacée : d’une part, par une formation médicale archaïque,
qui survalorise depuis toujours les spécialistes et la technologie, et méprise la médecine de proximité et la délivrance de soins adaptée aux besoins
de la population ; d’autre part, par un gouvernement qui a mis de manière
absolument aveugle et idiote tous les professionnels de santé dans le même sac.
Au lieu de s’interroger sur les gâchis d’une politique hospitalière qui incite
les établissements à « faire du chiffre » plutôt que soigner des
malades, la politique du gouvernement actuel aggrave encore les contraintes (et
les contrôles absurdes) que vont subir les professionnels de santé de première
ligne. Elle opprime les meilleurs alliés des citoyens.
Parmi les médecins, il y a des docteurs et des
soignants. Les soignants souffrent aussi. Non seulement parce qu’ils sont souvent
démunis face aux problèmes graves que vivent de nombreux patients, mais aussi
parce qu’ils sont harcelés par une administration kafkaïenne dirigée par des technocrates surpayés qui n'ont aucune idée de ce qu'est la vie humaine, et soumis à des lois conçues
en dépit du bon sens. Les médecins généralistes français en ont assez d’être
accusés de prescrire trop de médicaments, ou trop d’arrêts de travail, alors
qu’on ne réexamine jamais le coût exorbitant du fonctionnement hospitalier ou des hospitalisations privées, les
dépenses provoquées par la mise sur le marché de médicaments coûteux et
inutiles, la surmédicalisation aberrante de la grossesse et de la naissance, les
vaccinations inutiles (je pense à la grippe ou au HPV – car toutes les vaccinations
ne sont pas non plus à mettre dans le même panier) et d’autres
« décisions » dictées par le lobbying ou le marketing, mais pas du
tout par le souci de la santé publique.
Le clivage hiérarchique entre les professions
de santé est, lui aussi, un problème grave : il n’est pas acceptable
qu’infirmièr.e.s et sages-femmes soient encore considéré.e.s comme des
sous-professionnel.le.s du soin, comme de simples exécutant.e.s. Il n’est ainsi
pas admissible que dans les maternités, obstétriciens, sages-femmes et
patientes ne soient pas sur la même longueur d’ondes – au détriment de la
liberté des femmes à choisir la manière dont elles vont accoucher (et non
« être accouchées »). Cette seule situation, dans laquelle une
catégorie de professionnels peut tout bloquer reflète malheureusement très bien
l’état du système français : alors que les professionnels devraient être
du côté des patientes, ils sont souvent divisés dans la manière de leur
apporter des soins, et parfois ligués contre elles.
Bref, aujourd’hui en France, la situation est
compliquée pour les patients, mais aussi pour les soignants.
Et quand toutes les personnes de bonne volonté
souffrent et ne parviennent pas à dialoguer, qui en profite ?
Marc Zaffran/Martin Winckler
Je plussoie. Et quand toutes les personnes de bonne volonté souffrent et ne parviennent pas à dialoguer, les médecins ne vont pas voter pour élire leurs représentants, et ce seront bien sur ceux qui maltraitent des médecins qui en profiteront. Ce que je viens à l'instant d'écrire sur mon blog,
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