Le passionnant essai de Pascal Baudry, Français et Américains - L'autre rive, décrit les différences de fonctionnement psychologique et sociétal entre les deux pays. Le livre est centré sur le fonctionnement des entreprises, mais il s'applique à toutes les situations de la vie quotidienne. P. Baudry, qui n'est complaisant avec aucune des deux cultures, mais détaille très précisément le fonctionnement, les qualités et les défauts de chacune, cite parmi ses exemples l'école et la justice, mais également le système de santé. Je reproduis ici plusieurs extraits de son livre.
La version électronique de ce texte est téléchargeable gratuitement sur son site : www.pbaudry.com
MW
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"Selon l’École de Palo Alto, la schizophrénie s’installe lorsque l’individu, placé durablement dans une double contrainte, ne peut la résoudre en l’explicitant ou en s’en soustrayant. Techniquement, une double contrainte comprend trois éléments : une injonction (« Fais ce que je te dis ») ; une injonction contraire, située sur un plan logique supérieur, régissant la première (« Ne fais pas ce que je fais ») ; et enfin une interdiction de rendre explicite la contradiction ci-dessus. Ainsi, un conditionnement schizophrénisant de sabotage consistera à communiquer simultanément le message formel « Vas-y » et un message caché « Tu n’es pas capable », tout en interdisant de parler de cette contradiction – je ne prends pas cet exemple au hasard.
Cette tension insoutenable créera chez le
sujet un clivage entre deux parties, l’une qui veut et l’autre, régissant la
première, qui ne peut pas, schize rendue stable par l’intériorisation de l’interdiction
d’en parler – qui devient même impossibilité de la voir, grâce à la force et à
la répétition de l’interdiction.
Cette atteinte à l’awareness (le
mot n’existe pas en Français, disons « lucidité ») permet la permanence du
clivage car, pour en sortir, il faudrait
: 1. S’en apercevoir ; 2. L’accepter au
lieu de mettre son énergie dans le déni ou la résistance ; puis enfin 3. Changer
– mais les deux premières étapes font obstacle à l’atteinte de la troisième. (P. 199)
(…)
Trois caractères de la culture française
viennent se conjuguer pour en assurer la nature schizophrénique : la tyrannie
de l’implicite, la faible individuation et la prédominance de la relation verticale.
Le caractère fortement implicite de la culture française et les interdictions,
tacites ou non, à être trop explicite – au risque de se faire taxer
d’impolitesse, de naïveté, de ridicule ou de manque d’intelligence, ou même à
celui de la violence verbale physique ou symbolique, pour faire taire –,
permettent de maintenir la chape de la double contrainte qu’elles empêchent de
révéler pour s’en affranchir. (P. 200)
( …)
La relation verticale à la française induit le modèle dominant/dominé, cette dialectique collusive de l’esclave indispensable pour qu’il n’y ait pas révolte précoce du sujet contre la tentative schizophrénisante du dominant. Le sujet qui n’a pu expliciter la double contrainte schizophrénisante ou qui n’a pu y échapper, versera dans un retrait de nature autiste, ou bien gardera un désir de revanche qui cherchera à s’exprimer avec force, violence même, à l’encontre d’autres sujets identifiés comme étant en position de faiblesse (clients, assujettis, handicapés, femmes, étrangers, enfants). (P. 201)
(…)
La vendeuse mal
traitée et mal payée, peu considérée, jamais félicitée, ignorée, ne pourra
prendre sa revanche que contre la cliente. La brave dame qui travaille au
guichet de la préfecture, et dont le sort n’est guère enviable par rapport à
celui de la précédente, ne pourra s’en prendre qu’aux administrés. Toutes deux
se serviront alors de l’arsenal institutionnel à leur disposition : pour l’une,
froideur hautaine devant le client, tolérée par une hiérarchie intermédiaire
elle aussi en situation de double contrainte ; pour l’autre, dédales
réglementaires lui donnant le pouvoir du refus. Elles croiront s’en sortir
enfin par la position dominante, alors qu’elles ne feront qu’être à leur tour
des instruments de réplication d’un système schizophrénisant. (P. 201)
(Note de MW : On peut remplacer la vendeuse par l'interne ou l'externe ou l'infirmière ou l'aide-soignante - susceptibles de se défouler de leur frustration sur toute personne se situant à un niveau hiérarchique inférieur. La "victime" potentielle commune à toutes ces personnes est, bien entendu, le patient.)
(Note de MW : On peut remplacer la vendeuse par l'interne ou l'externe ou l'infirmière ou l'aide-soignante - susceptibles de se défouler de leur frustration sur toute personne se situant à un niveau hiérarchique inférieur. La "victime" potentielle commune à toutes ces personnes est, bien entendu, le patient.)
L’attitude particulièrement barbare des
Français par rapport aux handicapés me paraît ressortir de cette même dynamique
; le déni dans lequel sont la plupart des Français par rapport à ce problème
est d’ailleurs fort révélateur. Il y a là une sorte de violence collective qui ne dit pas son nom, les
handicapés servant de souffre-douleur, littéralement, et n’étant pas supposés
se plaindre, eux qu’on laissera perversement alors se perdre dans des dédales
administratifs et architecturaux. Inconsciemment, ne rappellent-ils pas trop
manifestement aux Français leur blessure intérieure, tel un Parsifal à
qui le metteur en scène avait fait porter sa blessure comme un objet extérieur
que l’on trimballe au flanc ? Quoi qu’il en soit, tout est fait pour qu’on ne
les voie pas. (P. 202)
(…)
Le système médical français, censé servir la santé des citoyens, a connu une série de restrictions implicites qui, limitant sa finalité, ont permis de le modeler en un système clos, faisant litière à une schizophrénie institutionnelle. Tout d’abord, il s’est restreint au soin des malades (les « patients »), dans une perspective uniquement curative. De ce fait, une vraie médecine préventive viendrait amoindrir le champ d’exercice de ceux qui profitent du système médical existant. Le choix, au moins implicite, a été fait d’amener les individus à se déposséder de leur propre santé en s’en remettant aux seuls professionnels de la santé (en fait, de la maladie), au lieu de donner à tous une formation médicale de base à l’école.
De plus, on a opté pour une définition
étroite de l’exercice de la médecine, réservé aux seuls titulaires d’un diplôme
de docteur en médecine, avec de plus un numerus clausus maintenu
rigidement à des niveaux trop bas pour des raisons corporatistes, empêchant
ainsi de nombreux autres professionnels de la santé, par exemple les
infirmières (profession longtemps exclusivement féminine, issue des bénévoles
de la Première Guerre mondiale, mal payées et exploitées par la suite),
d’accomplir des actes dits médicaux – selon une définition étroite servant les intérêts
apparents des médecins et non du public.
Les médecins étrangers ont été empêchés,
d’abord en droit, ensuite en fait, de s’établir en France. Il est à noter qu’un
tel décalage entre des besoins publics reconnus et le fonctionnement réel a
conduit le système dit de santé à se créer un monde fictif permettant d’échapper
schizophréniquement à la réalité des besoins de la population que ce système
était supposé servir. Il aura fallu une dizaine d’années pour que des mesures
soient prises pour relever le numerus clausus, mesures partielles s’il
en est, qui ne porteront leurs fruits qu’une décennie plus tard. Notons au
passage que même les intérêts corporatistes des médecins qu’il s’était agi de
protéger, ne l’ont pas été dans cette affaire.
Un système pris de dysfonctionnement
schizophrénique maintient son homéostasie, contre la menace que présente la
réalité toute nue, en secrétant des croyances partagées qui s’affranchissent à tel
point de la situation réelle qu’elles peuvent aller durablement à l’encontre
des intérêts qui les avaient fait mettre en place, acquérant ainsi la force
d’un dogme.
Les « patrons » qui forment les médecins
exercent un pouvoir absolu qui permet la réplication du système, la double contrainte
ne pouvant être exposée sous peine d’exclusion du système. Surchargés car trop
peu nombreux, les médecins n’ont que très peu de temps à consacrer à chaque
patient, et moins encore à leur éducation permanente. Ils ont laissé les
laboratoires pharmaceutiques prendre une place parasitaire dans le système, non
seulement pour la prescription médicamenteuse, mais aussi pour une apparence de
formation continue, à coup de congrès et de séjours qui sont une forme de
prévarication ou de trafic d’influence à peine déguisée. Les nombreuses erreurs
et fautes médicales engendrées par un système en déréliction sont couvertes, la
justice rendue par les pairs permettant tous les abus.
Le système craque de tous côtés, mais ses
acteurs y sont très attachés, le légitimant par des raisonnements en tout ou rien
tendant à montrer que c’est le seul possible, comme c’est fréquemment le cas
dans les systèmes dysfonctionnels. Au passage, ils en profitent pour en
maintenir le caractère clos, comme ce fut le cas autour de l’arrêté Perruche.
Les évolutions apportées de divers côtés
au système médical, encore timides et sujettes à des tirs de barrage, vont dans
le sens du passage d’un système fermé à un système ouvert : augmentation du numerus
clausus, autorisation d’exercice pour les médecins étrangers, droit d’accès
du patient à son dossier médical, développement de la prévention, prise en
compte des soins palliatifs et du confort des malades, rudiments de formation psychologique
et à l’écoute pour les soignants, auto-information de patients grâce à
l’Internet et au sein de groupes de support, automédication, usage de médecines
dites parallèles ou traditionnelles, actions d’information, de soutien et de défense
des patients par des associations autogérées, intrusion de la justice civile et
pénale, augmentation du montant des dommages compensatoires, réduction de
certains abus des firmes pharmaceutiques. Sans doute n’est-ce là que le début
d’un processus de rénovation. (PP. 218-220)
(…)
Je vois six réactions possibles de
l’intérieur d’un système dysfonctionnel, pour en sortir ou pour le faire
évoluer : la colère, la déprime, l’alliance-séduction, la désertion, le
contre-feu ou l’explicitation.
Les Français se partagent généralement
entre les trois premières, dont aucune n’est systémiquement résolutoire, en ce
qu’elles permettent au système de continuer de dysfonctionner.
La désertion (retirer ses enfants de
l’école publique ou aller s’établir en Angleterre ou en Belgique) peut, si elle
devient massive, entraîner un ressaisissement de l’institution ; elle met un
terme en tout cas à la souffrance de ceux qui ont choisi d’aller ailleurs.
Le contre-feu (externaliser, sous-traiter,
déréglementer) fait basculer d’un système fermé à un système ouvert et bouleverse
la dynamique perverse.
L’explicitation (description publique de
la double contrainte) est rarement pratiquée, bien qu’elle permette de placer
le débat à un niveau de conscience plus élevé, peut être résolutoire, sous
réserve des fortes réactions de déni et de résistance du système.
Selon l’École de Palo Alto, la double
contrainte schizophrénique ne peut perdurer dans les systèmes dysfonctionnels
(familiaux, organisationnels, sociétaux) que tant qu’il est interdit de la
rendre explicite – en général du fait d’une imposition par les instances de
pouvoir, qui a été intériorisée par les sujets. "Fais ce que je dis mais pas ce
que je fais, et n’en parle pas." Michel Foucault a déjà crié cela, de
l’intérieur de la culture française. Le grand nettoyage qui s’y produit
actuellement, consistant à aller fouiller les recoins les plus interdits et les
éclairer à coups de projecteur, conduit précisément à s’affranchir de nombreux avatars
de la double contrainte inscrite au coeur même de la culture française. (PP. 223-224) "
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Quelques réflexions : la double contrainte de type "Fais ce que je dis"/"Ne fais pas ce que je fais", extrêmement fréquente dans les CHU français, a ceci de délétère qu'elle interdit tout apprentissage constructif. L'implicite (et le refus de l'explicite) l'interdit également. Dans de nombreuses situations, les étudiants en médecine s'entendent dire : "Tu devrais savoir" par les enseignants qui sont, justement, censés leur enseigner ce qu'ils ne savent pas.
En effet, l'apprentissage du soin est une formation par imitation, par modèle. La double contrainte et le refus de l'explicite interdisent de distinguer ce qu'il faut savoir, ce qu'on doit apprendre avant de le savoir, ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, et bien entendu de différencier - et de critiquer ce que les autres (surtout les maîtres) font de "bien" ou de "mal", ce qui est tout de même indispensable pour le faire soi-même. On comprend qu'il soit très difficile pour beaucoup d'étudiants d'apprendre dans ces conditions et que leur réaction consiste à en faire le moins possible, puisqu'il n'est pas possible de bien faire (ou de ne pas mal faire) : personne ne sera là pour le leur indiquer sans équivoque.
"Double contrainte" et refus d'expliciter sont par essence, contraires à l'éthique du soin (et de la formation des soignants), fondée sur le respect mutuel, le partage d'informations et la libre décision des personnes. La "schizophrénie" du système de santé français, révélatrice du fonctionnement plus général de la société est, structurellement, contraire à l'éthique et s'oppose à la bonne délivrance des soins par tous ses membres. Cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas être un bon soignant en France, mais que tout le fonctionnement du système de santé concourt à ce qu'on ne puisse pas l'être, même quand on le veut. Les nombreux "dévissages de plaque" de professionnels libéraux en sont le témoin hélas quotidien.
L'impossibilité dans laquelle se trouvent les professionnels de travailler seuls ou en équipes pluridisciplinaires selon des modalités autres que celles décidées par le pouvoir central du ministère ou de la CNAM (voir en particulier les difficultés administratives et techniques rencontrées par les médecins généralistes, les sages-femmes et les infirmières libérales) et les interdictions encourues par les citoyens de se soigner autrement (d'accoucher à domicile, par exemple) démontrent que la société française, par son caractère vertical et ses interdits implicites, est incapable de soutenir un système de santé animé par des soignants altruistes au profit de citoyens autonomes.
Comment s'étonner que le souci éthique figure très bas sur la liste des priorités des professionnels de santé les plus haut placés - et des politiques ? Dans un système vertical, il ne leur est d'aucune utilité.
Une fois encore, ça ne signifie pas qu'on ne peut rien faire. Il y a même une chose que tout le monde peut faire : exiger la clarté, refuser l'implicite - et dénoncer les injonctions contradictoires qui imposent des doubles contraintes. Et plus nous serons nombreux à refuser l'implicite, à exiger des règles explicites et à rejeter les injonctions contradictoires, moins il sera possible à ceux que cela arrange de nous les faire subir.
MW
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