dimanche 18 janvier 2015

Pourquoi des listes de soignant.e.s dressées par les patient.e.s ?



J'ai répercuté ces jours-ci sur ma page Facebook et mon flux Twitter l'adresse de Gyn&Co, site d'information donnant des noms de soignant.e.s féministes. La liste n'est pas composée par des médecins mais par des patient.e.s. Elle recourt à des critères nombreux (et parfois subjectifs, ce qui n'a rien de problématique à mes yeux) ; certains professionnels se sentent gênés, d'autres offusqués par cet annuaire. D'autres – j'en fais partie – appelaient de leurs voeux ce type d'initiative dès les années soixante-dix. Rien que pour ça, je bénis l'Internet.

En tant que professionnel de santé, engagé depuis longtemps dans des activités de partage de ce type, je constate qu'elles ne vont pas de soi pour d'autres professionnels. Le texte qui suit vise à expliquer pourquoi, à mon avis, ces initiatives sont non seulement inévitables, en France, mais également souhaitables et nécessaires. 


1° Les obligations professionnelles devraient être les mêmes pour tous les médecins français ; elles ne le sont pas

Cela va peut être sans dire, mais cela ne va pas de soi. L'enseignement de la médecine, en France, est très hétérogène, du Nord au Sud, de l'Ouest à l'Est. Vérité à Paris, erreur à Marseille et ainsi de suite. Pourquoi ? Parce que les facultés de médecine sont autonomes (ce qui n'est pas forcément mauvais) ; parce que les objectifs d'enseignement varient d'une fac à une autre - ce qui pourrait se concevoir si ces variations étaient toujours liées à l'objectif de répondre aux besoins des populations locales, mais ce n'est pas le cas. Dans les faits, les objectifs d'enseignement sont très souvent à la merci des goûts et de la personnalité des principaux chargés d'enseignement, de l'idéologie des chefs de département ou de service. Or, un service public dont les membres les plus influents (les médecins) s'opposent, dans les hôpitaux publics et universitaires, à la délivrance des soins prévus par la loi (l'IVG, la contraception aux mineures, la stérilisation tubaire ou la vasectomie, pour ne prendre que ces exemples) n'est pas un service public équitable et démocratique. On devrait pouvoir attendre des professionnels de santé qui exercent dans le service public qu'ils délivrent des soins et une formation identiques (conformes aux données actuelles de la science) à tous et à toutes. Ce n'est pas le cas.
Il ne s'agit pas ici d'accuser quiconque mais d'énoncer un fait. Nier ce fait tout simple (la médecine n'est pas enseignée et, par conséquent, pratiquée de manière homogène partout dans le pays) c'est nier la réalité, et donc s'interdire toute réflexion critique.

2° Tous les médecins devraient apprendre les mêmes règles et mettre en oeuvre les mêmes attitudes de respect, vis-à-vis de tous les patients. Ce n'est pas le cas.

Parmi les obligations professionnelles des médecins figurent (je vous renvoie au Code de la Santé Publique et au code de déontologie médicale qui y est inclus) en particulier un certain nombre de règles de comportement centrées sur le respect des patient.e.s.
Les comportements de respect, ça n'est pas inné ; ça n'illumine pas non plus le jeune médecin qui prête le serment d'Hippocrate comme l'hostie illuminerait le communiant – ça s'apprend. Et donc, ça devrait faire partie de l'enseignement. Ce n'est pas le cas. L'éthique du comportement soignant ne s'improvise pas : on y réfléchit depuis plus de soixante ans dans de nombreux pays développés (même en France) ; les règles et les repères existent, ils sont clairement définis dans les chartes professionnelles de nombreux pays et y font l'objet d'enseignements nationaux. Ainsi, au Canada, l'association médicale canadienne a énoncé un code de déontologie (ethics code) très précis, qui ne laisse place à aucune ambiguïté. Comparez le au code de déontologie français. Les différences sont notables. Mais elles ne font que refléter les différences des deux sociétés.

3° Le statut et la hiérarchisation de la profession médicale reproduisent ceux de la société française

En France, les médecins ont de tout temps été considérés, socialement, comme une profession libérale destinée à être pratiquée par des privilégiés (même si aujourd'hui, dans les faits, tous ne le sont pas). La hiérarchie des métiers du soin (les "non-médecins" étant considérés comme "moins importants" que les médecins en témoigne) ne fait que reproduire la hiérarchie pyramidale de la société française. Cette hiérarchisation de la profession par rapport aux autres soignants et à la population générale se retrouve dans la hiérarchisation des privilèges (et du statut social) selon qu'on est généraliste de campagne ou chef de département d'un CHU. Tout, en France, est ordonné selon des critères élitistes, dits ou non dits.
La sélection des étudiants en médecine (donc, des futurs médecins) est fortement influencée par des critères sociaux et financiers. Statistiquement, il est plus facile de devenir médecin si l'on vient d'un milieu favorisé, tout simplement parce que les études de médecine durent longtemps et coûtent cher. Inévitablement, la proportion de médecins issus de milieux favorisés reste élevée, malgré la "gratuité" des études.

4° Qui dit hiérarchie sociale, dit hiérarchie de valeurs

Ici encore, pas besoin de démonstration : les classes sociales du sommet de la pyramide n'ont pas les mêmes critères de valeur (financiers, culturels, comportementaux) que les classes les moins favorisées. Les médecins faisant eux-même l'objet d'une sélection liée au milieu d'origine, il n'est pas surprenant que la "culture", autrement dit les valeurs d'une majorité de médecins reflètent le mode de pensée des milieux les plus favorisés.

Parmi les "valeurs" du monde médical français figurent :

- l'idée qu'un patient est moins apte à décider pour lui-même que le médecin à qui il fait appel ; ce préjugé découle de l'illusion que devenir médecin confère des qualités ou une clairvoyance particulières ; pour beaucoup de médecins issus de milieux favorisés, il n'est en réalité que le prolongement d'un préjugé de classe, selon lequel un riche éduqué est toujours plus apte à faire pour les autres des choix appropriés qu'un pauvre sans éducation ne peut faire des choix pour lui-même (je caricature à peine).

Ce premier préjugé se double d'un autre préjugé, non moins sérieux :
- l'idée que toute critique émise par un patient à l'égard des soins ou des soignants est nulle et non avenue – au prétexte qu'un patient (malade ou non) ne serait pas en mesure d'avoir une opinion objective. Cette disqualification de la parole et de l'opinion (tenues pour "douteuses", "suspectes" ou au moins "sujettes à caution") est un pur critère de classe. En effet, aux yeux du médecin qui n'a pas conscience de ses préjugés, un patient risque toujours d'apparaître comme un "pauvre".

Ces deux préjugés s'aggravent d'un troisième, fortement ébranlé depuis dix ans mais encore fermement ancré, à savoir que les patients n'ont pas à s'informer ni à communiquer entre eux, et que leurs initiatives de communication sont toujours des obstacles à la bonne pratique de la médecine. Il était encore de bon ton, en 2000 ou 2001, de dire qu'on lisait "tout et n'importe quoi" sur le web en matière de santé. C'est difficilement défendable aujourd'hui, quand on voit l'effort d'information aussi bien professionnel qu'institutionnel qui s'est déployé dans tous les pays industrialisés disposant de l'internet. Aujourd'hui, on ne peut pas simultanément s'offusquer que certaines femmes, "à l'heure de l'Internet" ne connaissent rien à la contraception ET reprocher à d'autres femmes de préférer un DIU à une pilule. Ce type de reproche n'est pas seulement idiot et illogique, il est contre-productif. Il est éminemment souhaitable que les patient.e.s s'informent, et leur donner des sources d'information fiable fait intégralement partie des obligations des professionnels de santé ! 

- l'idée que la loyauté d'un médecin va d'abord à ses confrères ; ensuite au(x) patients ; le simple fait que les médecins aient autant de mal à critiquer leurs confrères, à dénoncer leurs actes illégaux ou malfaisants, ou à entendre la moindre critique de leur profession est, à lui seul, très significatif de ce conflit d'intérêts, énoncé clairement dans des documents officiels propres à l'Angleterre, aux Pays-Bas, au Canada, à la Suède... mais que je n'ai jamais vu énoncé en France.

- une fâcheuse tendance à favoriser l'argument d'autorité face à l'argument scientifique ; j'en ai souligné, au fil des vingt années écoulées, quelques exemples frappants en matière de santé des femmes, du refus de DIU aux femmes sans enfant à la prise de pilule en continu, en passant par la prescription sous influence pharmaceutique de Diane, Jasmine et autres "pilules contre l'acné", au mépris des risques encourus par les utilisatrices ; toutes ces attitudes n'ont rien de scientifique, elles sont seulement idéologiques et autoritaires - et, par conséquent, anti-professionnelles. 

- la misogynie et le sexisme ; ils sont attestés par un très grand nombre de femmes, et un nombre non négligeable d'hommes ; ils sont visibles sur les fresques des salles de garde et audibles dans les chansons paillardes ; ils sont lisibles dans l'énoncé de nombreux cours, dans les attitudes des enseignant.e.s, dans le comportement des hommes (et parfois de certaines femmes ) médecins avec les patientes, les infirmières, les sages-femmes, les aide-soignantes ; ils sont patents dans l'attitude de nombreux gynécologues ; homophobie, transphobie et peur de toute personne ou comportement "non conforme" font partie intégrante du sexisme médical – et les personnes concernées en font douloureusement les frais.

- le racisme ; il est, malheureusement, inhérent à la structure pyramidale de la société française, et n'épargne pas la profession médicale ; associé à la misogynie et aux critères de classe, il permet de comprendre qu'une femme blanche, riche, qui accouche dans une clinique privée, a beaucoup moins de souci à se faire qu'une femme pauvre, non blanche, ne parlant pas le français, qui accouche dans une maternité publique – et ce n'est pas insulter les personnels de maternités publiques que de dire ça, mais leur rappeler que personne n'est maître de ses propres préjugés… et encore moins des préjugés de ses supérieur.e.s hiérarchiques. 

(Je m'arrête là, mais la liste n'est pas exhaustive.)

5° En France, le corps médical ne cherche pas à lutter contre sa "culture" élitiste, misogyne, sexiste et raciste pour instaurer des comportement éthiques

Ceci non plus n'est pas une affirmation gratuite. Pour lutter contre un problème, il faut d'abord admettre publiquement qu'il existe. C'est loin d'être le cas, pour des raisons complexes sur lesquelles je ne m'étendrai pas. Je n'ai jamais entendu un membre du conseil de l'Ordre dire publiquement quelque chose comme "Il nous faut lutter contre le sexisme ou le racisme rampants dans notre profession."
Celui qui ne connaît pas la vérité est un imbécile. Celui qui la connaît et la tient pour un mensonge est un criminel - ou, au moins, complice. 

Une fois qu'on a admis l'existence du problème, on peut en chercher les racines et les traiter. Par exemple, en faisant prendre conscience aux étudiants de leurs préjugés de classe et de l'influence de ces préjugés sur leurs décisions. Ce n'est pas fait dans toutes les facultés de médecine françaises. Ca devrait.

Les professionnels organisés en groupements ou en corporation, devraient, spécialité par spécialité, identifier les problèmes, les énoncer et les combattre. Ce n'est pas le cas. (Si un lecteur de ce billet a notion d'une initiative de ce type dans un groupe de généralistes ou de spécialistes français, qu'il me le signale, je serai heureux de m'en faire l'écho.)

Les professionnels devraient pourtant balayer devant leur porte : les violences verbales ou physiques, les refus de soin, la discrimination économique, le "tri" préalable des patients qui demandent un rendez-vous – bref, tous les comportements professionnels inappropriés ou inadéquats devraient non seulement être dénoncés mais aussi punis. Ce n'est pas le cas, comme en témoigne la difficulté pour un patient de faire tout simplement appliquer la loi en obtenant son dossier, par exemple – ou de dénoncer un viol ou une maltraitance par un médecin. (Si vous pensez vraiment que le cas du Dr Hazout est une exception, vous êtes, au choix, aveugle, stupide ou de mauvaise foi. Paradoxalement, des trois, seul l'aveuglement se soigne ; et il se soigne simplement : en ouvrant les yeux et les oreilles.)  

6° Un.e professionnel.le élitiste et bardé.e de préjugés, qui n'en a pas conscience, ne les combat pas et n'entend pas les protestations des citoyen.ne.s se disqualifie en tant que soignant.e et en tant que professionnel.le

Pour être un professionnel respectable, il est indispensable d'avoir une attitude professionnelle conforme à l'éthique. Si on ne l'a pas… CQFD.

7° Devant des professionnels de santé qui ne remplissent pas leurs obligations professionnelles, le seul recours des patients, c'est de faire le tri eux-mêmes.

In fine, même s'il a appliqué les critères de bonne pratique, ce n'est pas au professionnel de santé de décider si son comportement est approprié, c'est à la personne qu'il soigne. Il n'y a pas de discussion possible sur ce point, pour une raison simple : c'est la personne qui souffre, et elle seule, qui peut dire si on lui fait du bien ou du mal. Bien sûr, c'est subjectif. Mais souffrir est subjectif, de toute manière. Et un professionnel qui ne peut pas voir ou entendre qu'il fait (du) mal, même quand le/la patient.e le lui dit n'est ni un soignant, ni un professionnel de santé digne de ce nom. Il a l'obligation, au moins, de toujours se poser la question. Et, dans le doute, de faire appel à un arbitrage - par exemple en disant : "Si vous pensez que je ne vous soigne pas bien, je pense préférable que vous fassiez appel à quelqu'un d'autre, mais je reste à votre disposition." Référer, ce n'est pas expédier, et encore moins congédier.

Face au mur d'incompréhension qu'ils rencontrent dans l'attitude de certains, les patient.e.s sont non seulement en droit, mais je dirais même plus en devoir d'établir des listes de professionnel.le.s qui répondent à leurs besoins. La liste des soignant.e.s féministes n'est d'ailleurs pas la première liste de ce type. Au cours des années 80, avant l'Internet, les personnes atteintes de sida ont été confrontées à de tels préjugés de la part des médecins qu'elles ont dû créer leurs propres réseaux de soignant.e.s. Il y avait des médecins qu'il valait mieux ne pas aller voir quand on était séropositif, sous peine de se voir jugé. C'est toujours vrai car les préjugés ont la vie dure. Les préjugés sexistes ne sont pas moins réels, et ils doivent être combattus sans relâche, à tous les étages de la pyramide sociale et de la pyramide hiérarchique des professions de santé.

En dehors même de leur caractère pratique ("Puis-je trouver un.e gynéco qui ne commentera pas avec mépris le fait que je suis lesbienne ou que je veux un stérilet ou que je désire accoucher sur le côté ?"), ce type de liste a pour vertu de secouer les professionnels, qui doivent alors se positionner face à une réalité concrète et se poser des questions salutaires :
- "Que signifie cette liste ? Que disent et demandent ses auteur.e.s ?" (Toute parole de patient.e est digne d'être écoutée, entendue et méditée.)
- "Est-ce que je me reconnais dans cette exigence de qualité qu'expriment les patient.e.s ?" (La question est fondamentale...)
- "Mon comportement est-il inapproprié ?" (Il est acceptable de faire amende honorable parce qu'on ne s'est pas encore interrogé.e sur sa pratique ; il n'est pas acceptable de prétendre que son comportement est indiscutable).
- "Que puis-je faire pour que ce type de comportement change, chez moi et chez les autres professionnel.le.s ?" (Ne pas chercher à changer les choses - ou nier qu'elles ont besoin de changer - c'est se faire complice de celles et ceux qui abusent de leur position et qui ne veulent pas que ça change.)


Une initiative comme la liste Gyn&Co n'est donc pas seulement bienvenue, elle doit être soutenue fermement et ouvertement par les professionnels respectueux de la parole et des attentes de la population, et soucieux de la qualité des soins délivrés à toutes et à tous, partout en France.  

Marc Zaffran/Martin Winckler

NB : Les commentaires étant modérés, ils contiennent tous des informations complémentaires. Je vous invite à les lire. 


4 commentaires:

  1. Bonjour Docteur,

    cela vous parait il une démarche valable pour faire des listes de spécialistes à même de diagnostiquer l'autisme ? ou pour traiter les troubles sensoriels ?

    Les médecins ne peuvent ils pas s'opposer à paraître sur une telle liste, notamment de peur de faire l'objet d'une plainte auprès de l'ordre pour publicité ?

    Cela fait des années que nous prenons des précautions pour ne pas publier de coordonnées alors que ce serait bien plus pratique si nous avions un annuaire...

    Merci d'avance de votre réponse.
    Cordialement

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    1. IL n'y a rien d'illégal pour une association ou un groupe de patients à publier des listes de médecins qui prennent en charge correctement certaines affections. C'est même souhaitable. Les médecins n'ont pas le droit de se faire de la publicité à eux-mêmes, mais rien n'empêche les patients de la leur faire. Ce serait tout aussi acceptable (et même plus) que de faire passer un médecin à la radio ou à la télé... Pour ma part, si j'exerçais encore en France, je ne verrais aucune objection à figurer sur une liste de médecins "compétents en contraception", par exemple. Ce serait un geste d'engagement, et il n'est pas possible, quand un soignant est investi dans une activité spécifique, de ne pas s'engager aux côtés des patients. ALors je vous dirai : dressez des listes positives, publiez-les, et laissez les médecins se positionner - c'est leur problème, pas le vôtre. Ils sont en droit de demander qu'on les retire de la liste, mais vous n'avez pas à pratiquer l'auto-censure alors qu'un tel annuaire serait très utile à de nombreux patients.

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    2. Merci.

      Nous verrons cela dès que notre équipe aura un peu de temps :-)

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  2. Sous réserve de déclaration à la CNIL, sinon vous êtes dans l'illégalité !

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