Le serment d'Hippocrate, qu'invoquent indûment certains médecins quand ils veulent se draper dans leur honorabilité, appartient à la préhistoire de l'éthique médicale, tout comme la saignée appartient à la préhistoire de la thérapeutique. Dans le texte qui suit, j'explique pourquoi il n'est plus sérieux de le prendre au premier degré.
Pour savoir ce qu'est l'éthique biomédicale moderne, lisez ce texte-ci.
MZ/MW
(Extrait de "Le patient et le médecin")
Pour savoir ce qu'est l'éthique biomédicale moderne, lisez ce texte-ci.
MZ/MW
(Extrait de "Le patient et le médecin")
"En Occident,
le guide moral le plus ancien destiné aux médecins est ce qu’on nomme le
serment d’Hippocrate. Quoiqu’il ait été remplacé dans tous les pays développés
par des serments solennels plus adaptés aux réalités d’aujourd’hui, il continue
régulièrement à être invoqué comme un texte sacré, censé guider tous les gestes
et pensées futures du praticien qui le déclame à l’aube de sa carrière.
Quand on
l’examine de près, c’est cependant un texte très problématique.
Voici la
traduction qu’en fait Emile Littré à la fin du 19e siècle :
"Je jure par Apollon médecin, par
Esculape, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les
prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je
respecterai le serment et l'engagement écrit suivant : Mon Maître en médecine,
je le mettrai au même rang que mes parents. Je partagerai mon avoir avec lui,
et s'il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je considérerai ses enfants comme
mes frères et s'ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans
salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les
autre parties de l'enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves
inscrits et ayant prêtés serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Dans toute la mesure de mes forces et de
mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les
soulager et j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible.
Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne
conseillerai pas d'y recourir. Je ne remettrai pas d'ovules abortifs aux
femmes.Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans la pureté et le respect
des lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux
praticiens qui s'en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je
n'entrerai que pour le bien des malades. Je m'interdirai d'être volontairement
une cause de tort ou de corruption, ainsi que tout entreprise voluptueuse à
l'égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou
entendrai autour de moi, dans l'exercice de mon art ou hors de mon ministère,
et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un
secret.
Si je respecte mon serment sans jamais
l'enfreindre, puissè-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à
jamais parmi les hommes. Mais si je viole et deviens parjure, qu'un sort
contraire m'arrive! "
Hippocrate aurait
vécu entre 460 et 370 avant notre ère. Son nom est mentionné par Aristote, au 4e
siècle et sa première biographie date du 2e siècle. On sait, en
réalité, très peu de choses à son sujet. Son principal apport théorique à la
médecine aurait été d’avoir, le premier, postulé que les maladies n’étaient pas
une vengeance ou une malédiction des dieux, mais des phénomènes liés à
l’environnement, au régime alimentaire et au mode de vie. Outre le serment qui
porte son nom, on lui attribue de nombreux traités de médecine (le « corpus
hippocratique ») ; les historiens s’accordent cependant à dire que ces
textes sont dus à plusieurs auteurs, et datent d’époques diverses.
Dès 1943, l’helléniste
anglo-saxon Ludwig Edelstein suggérait que le fameux serment avait été rédigé
ou retouché par des membres de l’école pythagoricienne, au 4e siècle
avant notre ère, et non par Hippocrate au siècle précédent.
Cette
précision historique permet de mieux comprendre l’analyse du serment publiée
par le site du conseil de l’Ordre des médecins belges.[1] (Sur le site de l’Ordre
français on trouve une version modernisée du serment, sensiblement différente
de la version de Littré, et elle ne s’accompagne pas d’une analyse historique…)
La première
partie du serment, lit-on sur le site de l’Ordre belge, est « un contrat fixant les garanties morales
et financières auxquelles devaient s'engager les seuls disciples extérieurs à
la famille. En échange de son entrée dans la famille hippocratique, le disciple
versait de l'argent et promettait de subvenir aux besoins matériels de son
maître s'il venait à connaître des difficultés. A ces conditions, le disciple
recevait un enseignement et le droit de le transmettre gratuitement à ses fils.
La première partie de ce serment avait donc pour rôle essentiel de préserver
les intérêts et les privilèges de la famille des Asclépiades, détentrice du
savoir médical, à partir du moment où ce savoir fut ouvert aux autres. »
Le serment
est donc, clairement, l’expression des valeurs morales d’une famille (ou plutôt d’un clan) de médecins, non de l’ensemble
des praticiens exerçant à l’époque de sa rédaction. De fait, Hippocrate
appartenait à la famille des Asclépiades, laquelle disait descendre d’Asclépios
(ou Esculape, pour les Latins), dieu de la médecine ! Voici de quoi mettre
relativiser le caractère « exceptionnel » du texte.
La deuxième
partie du texte définit les obligations des médecins vis-à-vis des malades.
Jamais je ne remettrai du poison a été longtemps compris comme une
prohibition de l’euthanasie ou du suicide assisté et Je ne remettrai pas à une femme de pessaire
abortif comme une condamnation de l’avortement. Or, dans l’Antiquité
grecque, le suicide était considéré comme une erreur mais non comme un crime (ce
n’était pas le « péché » qu’y voit le Catholicisme) ; par
ailleurs, dans d’autres textes attribués à Hippocrate, on lit que l’avortement
était couramment pratiqué par les sages-femmes, à qui les médecins devaient, en
cas de besoin, prêter assistance. L’une et l’autre pratiques étaient en
revanche rejetées pour des raisons morales par les Pythagoriciens, qui sont
donc plus susceptibles qu’Hippocrate ou ses disciples directs d’avoir introduit
ces interdits dans le serment. Il faut également se rappeler que les femmes
étaient soumises à la volonté des hommes pour toutes les décisions les
concernant. Ne pas remettre de pessaire abortif à une femme ne voulait donc pas nécessairement dire qu’on ne le
remettrait pas à son mari… De même, le rejet de la chirurgie (Je ne taillerai pas les calculeux, mais
laisserai cette opération aux praticiens qui s'en occupent) est étrange
quand on sait que le « corpus » hippocratique (ensemble des textes
attribués à Hippocrate) décrit maintes interventions chirurgicales ; on le
comprend mieux quand on sait que les Pythagoriciens méprisaient la chirurgie et
recommandaient les régimes, que d’ailleurs le serment mentionne avant tout
autre traitement. En outre, l’opposition entre médecins et chirurgiens met à
mal une nouvelle fois le caractère « universel » du serment en disant
explicitement qu’il est l’expression d’une école parmi d’autres.
Enfin, il
n’est pas inutile de rappeler que la valeur « exemplaire » d’un texte
de l’Antiquité est toujours sujette à caution. Les versions les plus anciennes ne
sont jamais des originaux, mais des copies-de-transcription, moyen relativement
récent par lequel on s’est mis à recueillir et diffuser des textes transmis et
transformés pendant des siècles par voie orale. Le « serment
d’Hippocrate » nous est parvenu parce que certaines de ces copies ont été
conservées. Mais celles dont nous disposons sont probablement des énièmes
versions remaniées, refondues, réécrites, voire réinventées : on retrouve les
termes mêmes du serment dans des manuscrit chrétiens du Moyen-Age au début
desquels le Christ tient la place des dieux grecs.
On sait qu’à la même époque (et parfois bien plus tôt) les médecins de l’Egypte ancienne, des Hébreux ou de Chine obéissaient à des préceptes différents mais leurs textes n’ont pas été conservés ou restent inaccessibles faute de traduction. La transmission de ce serment ne prouve donc nullement que tous les praticiens de son époque obéissaient à ses préceptes, il indique simplement que ce texte fut adopté par les groupes dominants de l’époque, ce qui lui a permis d’être conservé et de nous parvenir.
Si le christianisme (qui contrôla la médecine pendant de nombreux siècles) avait, en lieu et place du serment d’Hippocrate, choisi de retenir, par exemple, la prière attribuée à Maïmonide, [2] médecin juif qui vécut et exerça à Cordoue et au Caire au douzième siècle de notre ère, c’est celle-là que l’on déclamerait aujourd’hui. Aurait-elle, pour autant, valeur universelle ?
On sait qu’à la même époque (et parfois bien plus tôt) les médecins de l’Egypte ancienne, des Hébreux ou de Chine obéissaient à des préceptes différents mais leurs textes n’ont pas été conservés ou restent inaccessibles faute de traduction. La transmission de ce serment ne prouve donc nullement que tous les praticiens de son époque obéissaient à ses préceptes, il indique simplement que ce texte fut adopté par les groupes dominants de l’époque, ce qui lui a permis d’être conservé et de nous parvenir.
Si le christianisme (qui contrôla la médecine pendant de nombreux siècles) avait, en lieu et place du serment d’Hippocrate, choisi de retenir, par exemple, la prière attribuée à Maïmonide, [2] médecin juif qui vécut et exerça à Cordoue et au Caire au douzième siècle de notre ère, c’est celle-là que l’on déclamerait aujourd’hui. Aurait-elle, pour autant, valeur universelle ?
Aujourd’hui,
il est raisonnable de considérer le serment d’Hippocrate avant tout comme un
document historique, et non comme un texte sacré duquel la médecine se serait
fidèlement inspiré jusqu’à ce jour.
Dans son
livre Bad Medicine David Wooton
rappelle par ailleurs que tous les textes d’Hippocrate n’ont pas été traités de
la même manière. L’un de ses traités décrit en effet en détail des méthodes
destinées à immobiliser ou réduire les fractures. Pourtant, les écoles
médicales qui ont suivi Hippocrate ont souvent délaissé ces techniques (pourtant
efficaces selon les critères d’aujourd’hui) et "leur ont préféré la saignée et
la cautérisation par le feu, qui l’étaient beaucoup moins…"
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