"Quand une personne se plaint, c'est parce qu'elle souffre.
Si elle dit qu'elle souffre, tu dois la croire.
Quand une personne ne se plaint pas, ça ne veut pas dire qu'elle ne souffre pas.
Si tu veux savoir ce qu'il en est, pose-lui la question et dis lui : 'Quelle que soit votre réponse, je vous croirai.'
Tu libèreras sa parole." (Franz Karma - Le Choeur des femmes.)
La mort de Naomi Musenga a fait apparaître au grand jour la notion de « syndrome méditerranéen » - à savoir le préjugé courant et ancien dans la profession médicale selon lequel les personnes originaires des pourtours de Méditerranée et d’Afrique sub-saharienne « exagèrent » quand ils présentent leurs symptômes.
La mort de Naomi Musenga a fait apparaître au grand jour la notion de « syndrome méditerranéen » - à savoir le préjugé courant et ancien dans la profession médicale selon lequel les personnes originaires des pourtours de Méditerranée et d’Afrique sub-saharienne « exagèrent » quand ils présentent leurs symptômes.
Ce préjugé, je l’ai découvert en moi-même
quand j’étais étudiant en médecine et travaillais comme aide-soignant pendant
l’été à l’hôpital de Pithiviers, au milieu des années 70. Un patient rapatrié
d’Algérie était hospitalisé pour des douleurs insupportables au creux de
l’estomac. Il se tournait et se retournait dans son lit, se levait, se
recouchait, plié en deux par la douleur. Et comme il exprimait sa douleur avec
un accent que je connaissais parfaitement (c’était celui de ma famille, de mes
oncles et de mes tantes : j’étais rapatrié, moi aussi), en sortant de la
chambre où mon père, médecin du service, l’avait examiné, je me suis aventuré à
dire, sur le ton de la plaisanterie : « Tu ne trouves pas qu’il en fait
trop ? »
Mon père m’a fusillé du regard et, avec une
colère que je ne l’avais jamais entendu exprimer à mon égard, m’a lancé : « Tu
n’as pas le droit de dire ça ! La douleur a raison contre le
médecin ! S’il dit qu’il a mal, il a mal. Si tu ne le crois pas, tu n’as pas
le droit de faire ce métier !!! »
J’ai reçu ce reproche comme une gifle. Mais
cette gifle n’était rien en comparaison de ce que j’ai ressenti le lendemain.
J’ai voulu retourner voir le patient pour … pour quoi, au fait ? Pas pour
le soigner, je n’en avais ni la capacité ni la mission ; pas pour lui
faire des excuses : mon commentaire avait été prononcé loin de sa chambre.
Probablement pour lui témoigner de la gentillesse et de l’attention et lui
montrer que je n’étais pas un mauvais garçon, malgré mes préjugés.
Mais je n’ai pas eu le loisir, après l’avoir
méprisé, d’aller le manipuler pour me redonner une bonne image de moi. Quand je
suis entré dans sa chambre, le lit était vide.
La veille au soir, l’homme s’était mis à vomir
du sang comme un geyser et il était mort
d’hémorragie digestive pendant la nuit. Son cancer du pancréas, responsable des
douleurs dont il se plaignait « trop », avait perforé une artère. L’une
de mes collègues aide-soignantes était en train de lessiver les murs.
De ce jour, je n’ai plus douté de la douleur
de quiconque. Ne croyez pas pour autant que ça ait été facile. Car au fil des
années je me suis mis à dépister toutes mes zones d’inconfort, de préjugés, de
parti pris, de présupposés. Et je me suis détesté d’en avoir autant. Jusqu’à ce
que je participe à des groupes Balint, et me rende compte que je n’étais pas
seul à en avoir. Ça m’a fait sortir de la culpabilité – qui ne faisait que
m’enraidir et m’effrayer encore plus – et passer à la réflexion.
Notre cerveau n’est pas réglé pour accepter
tout le monde. Nous sommes des êtres vivants, et l’un des mécanismes qui nous
permettent, comme aux autres espèces, de survivre, c’est la méfiance. Nous
rejetons ce qui est trop différent de nous, parce que nous l’interprétons comme
menaçant, ou parce que ça nous permet de renforcer notre bonne image de
nous-mêmes. Car s’approcher de l’autre, c’est s’exposer à ressentir ce que
l’autre ressent – et si ça n’est pas toujours dangereux, c’est souvent
éprouvant.
Cette personne souffre. Si je m’approche
d’elle, je vais prendre conscience de mon impuissance à l’empêcher de souffrir,
et je vais souffrir aussi. Par empathie (mes
neurones-miroirs sont là pour ça) et par ego. (« Quoi ? Je ne
suis pas le soignant tout-puissant que j’ai juré d’être ? »)
Cette personne a une couleur de peau
différente de la mienne. Son expérience m’est tellement étrangère que sur cette
couleur de peau, je greffe l’ensemble des préjugés semés dans l’enfance par les
paroles que j’ai entendues, les livres, les films, les reportages qui
présentaient les Noirs comme des sauvages, les Indiens d’Amérique comme des
violeurs, les Arabes comme des égorgeurs, les Roms comme des voleurs d’enfants.
Tous ces préjugés s’interposent et je ne vois plus cette personne comme une
personne, mais comme une caricature.
(« Il en fait vraiment trop. »)
Cette personne me paraît « grosse ».
Si j’adhère aux « canons de la beauté » qui ont cours autour de moi,
penser « Elle est grosse, c’est moche », c’est penser :
« Je ne suis pas comme ça. » Et le dire, c’est lui signifier qu’on
ne veut pas avoir affaire à lui/elle. Qu’on l’exclut du monde dont on se pose comme
étant le représentant - ou le modèle.
« Cette personne est une femme. »
(Soupir.) Je ne sais pas par où commencer dans la pile d’idées reçues qu’on m’a
mises en tête. J’ai pris beaucoup de gifles dans les années 80, quand j’ai
commencé à travailler au centre d’IVG du CH du Mans. Les mots
« hystérique, folle, inconsciente, écervelée, perverse, manipulatrice »
fleurissaient comme du pissenlit dans les livres de médecine-mâtinée-de-psychanalyse-lacanienne
des années 70. Et le sexisme n’a pas disparu des livres publiés
aujourd’hui.
« Cette personne ne sait pas s’exprimer » (… Enfin, pas comme moi.)
« Cette personne ne dit rien. »
(Comment veut-elle que la soigne ???)
« Cette personne me semble singulièrement
manquer d’intelligence » (Moi, j’en ai tellement plus ! C’est ça
d’ailleurs qui me permet de dire qu’elle en manque !)
« Cette personne a un comportement qui me
fait peur. » (Dès que je peux, je la refile à quelqu’un d’autre.)
« Cette personne me répugne. » (Mais
je ne le lui montrerai pas et elle ne s’en doutera jamais. Oui, oui, j’en suis sûr. Je me
cache trop bien pour ça ! )
« Cette personne est pauvre. » (Bon,
c’est pas sa faute. Enfin, peut-être que si, un peu, quand même).
« … »
Ai-je vraiment besoin de continuer la
liste ?
Et ces préjugés négatifs ont leur équivalent
exact en préjugés favorables, qui ne sont jamais examinés non plus avec
sincérité et lucidité :
« Cette personne est belle. »
« Cette personne a du charme. »
« Cette personne s’exprime
magnifiquement. »
« Cette personne est
impressionnante. »
« Cette personne est désirable. »
« Cette personne… je voudrais lui ressembler.
Je voudrais m’en rapprocher. Je voudrais la toucher. »
« Cette personne a de l’influence. Ce
serait confortable, rassurant, de l’avoir de mon côté. »
Tous les êtres vivants ont des mécanismes de
défense et des préférences. Un•e soignant•e est un être vivant. Donc, un•e soignant•e a des mécanismes de défense et des préférences.
Cette réalité toute simple – et incontournable
– devrait infuser toute la réflexion sur le soin. Pour la simple raison qu’on
ne peut pas prétendre soigner en se méfiant des autres. On ne peut pas
prétendre faire du bien en ignorant ses propres dégoûts. On ne peut pas prétendre
être juste quand on se croit supérieur.
Le problème de tou.te.s les soignant•e•s, sans
exception, n’est pas de souffrir de « syndrome méditerranéen ». Leur
problème, est d’être des êtres vivants qui ont peur d’être « contaminé•e•s » par
l’aspect, le « mauvais genre », l’étrangeté, la pauvreté, la
souffrance, la douleur de l’autre.
(Le sexisme, le racisme, la grossophobie ne sont pas des "opinions politiques". Ils sont, tout simplement, de la peur et du dégoût, sentiments profondément ancrés dans nos mécanismes cognitifs. Certain.e.s d'entre nous construisent des idéologies dessus pour rationaliser ces peurs et ces dégoûts. Ce qui ne les justifie pas pour autant.)
(Le sexisme, le racisme, la grossophobie ne sont pas des "opinions politiques". Ils sont, tout simplement, de la peur et du dégoût, sentiments profondément ancrés dans nos mécanismes cognitifs. Certain.e.s d'entre nous construisent des idéologies dessus pour rationaliser ces peurs et ces dégoûts. Ce qui ne les justifie pas pour autant.)
Tou•te•s les soignant•e•s ont un
« syndrome de l’Autre ».
Le nier n’est pas seulement un déni ou une
malhonnêteté.
Le nier, c’est laisser nos préjugés entraver le soin.
Le nier parce qu’on n’y a pas pensé, c’est
juste de l’ignorance ; le nier parce qu’on ne veut pas l’entendre, c’est une
ignominie.
Quand on prétend soigner, ce syndrome, on ne
peut pas se passer de le reconnaître, d’en prendre la mesure, et d’y
travailler en soi et ensemble. Tous les jours. Dans toutes les situations d’apprentissage, de pratique et d'enseignement.
Car ce syndrome est en nous, et il ne disparaît
pas par magie quand on reçoit son diplôme, quand on prononce son serment, quand
on se joint à une équipe, quand on visse sa plaque ou quand on devient
professeur en chaire.
Il ne disparaît pas non plus quand on écrit des livres. Il est là. On ne peut pas le faire disparaître. Mais on peut le voir et le tenir en respect - le respect qu'on porte à autrui.
Il ne disparaît pas non plus quand on écrit des livres. Il est là. On ne peut pas le faire disparaître. Mais on peut le voir et le tenir en respect - le respect qu'on porte à autrui.
Marc Zaffran/Martin Winckler
Bonsoir monsieur, votre billet m'a donné l'occasion de mesurer à quel point l'écriture dte "inclusive" rend la lecture pénible. Curieusement d'ailleurs le mot "médecin" y échappe...
RépondreSupprimerMoi qui ai toujours aimé vous lire et toujours trouvé matière à réflexion dans vos propos, je me rends compte, à la fin de la lecture du billet, qu'il ne m'en reste rien tant il m'a ete difficile de garder le fil des idées. Je precise que je suis une femme, et que j'ai appris à l'ecole que les termes génériques designaient les deux sexes et que je me sens incluse dans "les patients". Cordialement.