lundi 4 décembre 2017

D'abord, ne pas nuire par les paroles - par Marc Zaffran/Martin Winckler

Le livre sur lequel je travaille actuellement, avec un confrère généraliste et algologue, est consacré à la douleur.

En travaillant avec mon co-auteur et en lisant (beaucoup), j'en suis venu à "penser la douleur" en quelques phrases synthétiques telles que :

"La douleur est une expérience subjective, physique, émotionnelle, symbolique, affective, sociale."

"La seule personne capable de la définir au plus près est la personne qui a mal ; toutes les autres évaluations sont approximatives."

"Il n'y a pas de jugement à porter sur la manière dont une personne ressent et exprime sa ou ses douleurs."

"Le principal élément diagnostique de la douleur, c'est le récit des patient.e.s."

"Souvent, quand la douleur semble "impossible" à traiter, c'est parce qu'on n'a pas bien écouté le patient."

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On peut dire à quelqu'un qui a mal : "Je ne sais pas ce qui te fait mal", mais on n'a pas le droit de dire "Non, tu n'as pas mal." Pas plus qu'on n'a le droit de dire "Tu ne vois pas cette couleur, tu n'entends pas ce son." Bref, on peut résumer l'attitude à avoir vis-à-vis de la douleur un aphorisme de René Leriche, vieux chirurgien français : "La douleur a raison contre les médecins." (On peut ajouter : et contre tous les autres...).

Une autre chose que j'ai apprise, ces dernières années, au contact de quelques psychothérapeutes, est celle-ci :

Toute perception ("Je vois ceci, je sens cela, j'entends telle chose et je perçois tel goût ou telle odeur dans le vin que je bois") est indiscutable.
Une autre personne peut seulement dire : "Je vois, je sens, j'entends, je goûte, je hume (d')autre(s) chose(s)." Elle n'est pas habilitée à dire "Ce que tu vois, etc. n'est pas vrai."

Mes sentiments, mes émotions sont vraies. Comme la douleur. Nul n'a le droit de m'en priver en la disqualifiant. Pas plus que ma perception d'une couleur ou d'un son.

Je me trompe peut-être sur la signification du son que j'ai entendu (le craquement de l'escalier n'est pas provoqué par un monstre ou un tueur en séries), mais la peur que j'ai ressentie en l'entendant est vraie. Ma perception est indiscutable.

C'est pour cette raison que dire  "Il n'y a pas de raison d'avoir peur" est inopérant et aggrave parfois les choses. La peur peut être atténuée, dissipée par une chaleur, une présence réconfortantes, des mots apaisant. On ne l'atténue pas en la niant - au contraire, on accroît l'anxiété et le poids que ressent la personne qui la ressent


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Admettre que la perception de l'autre est indiscutable n'est pas chose facile, car cela suppose que ma perception ne vaut pas plus que celle de l'autre. L'autre voit du bleu, je vois du vert. La seule chose sur laquelle on puisse être d'accord, c'est qu'on ne voit pas la même chose. Mais la tentation est grande, pour tous deux, de défendre son point de vue et de convaincre l'autre qu'on a raison.

C'est compréhensible : si nos perceptions différentes sont toutes deux valides, alors nous nous sentons beaucoup plus seuls. Tu ne vois pas le monde comme je le vois. Si tu ne le vois pas comme moi, est-ce que ça invalide mon point de vue ? Est-ce que ça veut dire que je suis myope, aveugle, sourd ou stupide ?

Pour que ma perception me semble valide, j'ai besoin que l'autre voie les choses comme moi. Si ce n'est pas le cas, le monde me semble moins solide.

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Cette question de la perception est centrale quand on parle de brutalités qui ne laissent pas de trace, comme le harcèlement moral.

Et de fait, le harceleur ne se contente pas d'asséner des mots de dénigrement à sa victime. Il n'a de cesse de lui montrer qu'elle n'a pas de valeur. Ni dans ce qu'elle fait, ni dans ce qu'elle perçoit, ni dans ce qu'elle ressent, ni dans ce qu'elle pense, ni dans ce qu'elle est.

Le harcèlement, c'est un travail de sape de tous les mondes - intérieurs et extérieurs - d'un individu. Il assigne une personne à se sentir moins-que-soi. Indigne d'être.

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Quand une personne se dit harcelée moralement, elle parle de sa perception : de la manière dont elle reçoit (on peut dire subit, encaisse) les paroles ou les comportements de la ou des personnes qui la harcèle(nt). Cette perception n'est pas discutable. Et ce n'est pas une perception de tout repos : On me maltraite en me disant que je suis mauvais.e. Mais si je suis mauvais.e, n'est-il pas acceptable/valide/légitime que je sois maltraité.e ? 

Le harcèlement ne se contente pas de détruire la personne et son image d'elle-même, il détruit aussi sa confiance en ce qu'elle ressent - c'est à dire ce qui lui est le plus intime.

Et pourtant, de même que seule la personne qui a mal peut décrire sa douleur, seule la personne harcelée peut désigner ce qui a un effet destructeur sur elle.

Quand une personne dit avoir mal parce qu'on lui assène des mots destructeurs, cette douleur morale est indiscutable.

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Lorsqu'on pratique un métier de soin, il est très désagréable d'entendre quelqu'un déclarer : "Ce que vous dites ou faites me fait du mal." On est tenté de répondre : "Ce n'était pas mon intention".

Or, la question n'est pas là ! Certes, quand je vaccine une personne, mon intention n'est pas de lui faire mal, mais de la protéger contre une maladie. Seulement, se faire planter une aiguille dans la fesse ou le gras du bras, ça fait mal.
Ce n'est pas discutable, et les intentions n'y changent rien.

(Les intentions - louables - de "minimiser les pertes civiles" ne changent rien au fait qu'un drone militaire qui tombe sur une cible militaire tue tout de même des civils. Quand on veut être certain de ne pas tuer de civils, on ne lance pas de drones. Pour les victimes, ce n'est jamais l'intention qui compte, c'est le résultat. C'est ce qui fait la différence entre l'éthique de la vertu et l'éthique conséquentialiste.)

Comme je suis médecin, je peux (et, d'un point de vue éthique, je dois) prendre des dispositions pour ne pas faire mal (par exemple, appliquer un anesthésique local sur la peau à l'endroit où je vais planter mon aiguille).

Si je continue à faire mal, en arguant que "C'est pour votre bien, la douleur ne dure pas longtemps, Moi, quand on me vaccine, j'ai pas mal car je serre les dents", etc, je décide à la place de l'autre que lui faire mal est légitime.

Seulement, il n'appartient pas à celui qui fait mal de dire si la douleur qu'il provoque est, ou non, acceptable. C'est d'ailleurs sur ce principe que repose la notion de consentement développée depuis les Procès de Nuremberg : c'est aux patient.e.s de dire si les soins qu'ils reçoivent sont acceptables, pas aux médecins.

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Quand on est soignant.e, tout faire pour prévenir la douleur est une attitude conforme à l'éthique professionnelle : D'abord, ne pas nuire.

C'est aussi le résultat d'une position morale : Quand un patient dit "Vous me faites mal", je dois m'arrêter sur le champ. Je ne questionne pas ce qu'elle dit ; je ne cherche pas à justifier mes motivations (elles n'ont pas d'importance) ; je cesse de lui faire mal car c'est la seule chose à faire. 

C'est vrai quand j'examine quelqu'un : une fois que j'ai mis le doigt sur une zone qui se révèle douloureuse, je cesse d'appuyer dessus. La douleur est un symptôme utile, mais je n'ai pas besoin de vérifier (en appuyant une nouvelle fois, ou plusieurs) que je provoque une douleur. Ce que me dit la personne examinée me suffit. (Et je dois la croire sur parole.)

C'est vrai aussi avant de faire quelque geste que ce soit. Comme je suis médecin, je sais anticiper que quelqu'un aura mal parce que les gestes que je dois faire sont douloureux. J'ai fait tant d'années d'études, j'ai le niveau pour ça... Et l'empathie qu'il faut. En principe.

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Si je suis médecin, de deux choses l'une. Ou bien je sais que mes gestes peuvent faire mal, ou je ne le sais pas.

Si je ne le sais pas, ma formation laisse à désirer. (Mon intelligence aussi, peut-être...)

Si je le sais, et décide néanmoins de faire mal, c'est mon sens moral qui laisse à désirer.

D'un autre côté, si je le sais et si, par négligence ou par paresse ou par souci d'aller plus vite, je ne cherche pas à éviter de faire mal, je suis, ni plus ni moins, maltraitant. Mes intentions ("aller plus vite pour faire mal moins longtemps", par exemple) n'ont aucune importance.


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Au 16e siècle, les blessures de guerre étaient cautérisées au fer rouge ou avec de l'huile bouillante. En 1536, sur un champ de bataille, un jeune chirurgien-barbier du nom d'Ambroise Paré se trouve à court d'huile bouillante. A la place, il utilise une décoction de jaune d'oeuf, d'huile de rose et de térébenthine qu'il a héritée d'un.e guérisseur/se. Le lendemain, il constate que les blessés qu'il a traités ainsi vont beaucoup mieux que ceux qui l'ont été à l'huile bouillante. Alors il change de méthode. Ce qui le motive n'est pas l'aspect de la plaie mais, tout simplement, ce que les blessés ressentent. 

La méthode utilisée aujourd'hui lors d'un essai clinique n'est guère différente : quand on cherche à savoir si un médicament a des effets secondaires subjectifs (non visibles), on s'en remet à ce que disent les sujets de l'essai.

Et en clinique quotidienne, quand un patient vient dire : "Je ne tolère pas tel médicament, car j'ai tel ou tel symptôme subjectif", en principe je dois le croire et changer de prescription. D'abord, ne pas nuire. 

Se laisser guider par ce que disent les patient.e.s n'est pas une nouveauté - c'est la base même du soin.

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Les paroles des médecins ont un effet démontré sur les perceptions (et le cerveau) des patient.e.s. Cela inclut l'effet placebo, mais ça va beaucoup plus loin que ça. Et il y a tout plein de chercheurs qui travaillent là-dessus. (Comme Fabrizio Benedetti, par exemple).

Sachant que certains gestes font mal, je peux préparer un protocole analgésique pour éviter la douleur. Mais en outre, connaissant le poids de mes mots, je peux diminuer l'anxiété (qui modifie l'intensité et le seuil d'apparition de la douleur) en expliquant en quoi mes gestes consistent, quelle utilité ils ont... ou en demandant au patient ce qui diminuerait son anxiété et augmenterait son confort.  Autrement dit, je peux accentuer l'efficacité de l'analgésie par mes paroles.

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Il n'y a pas que les gestes qui peuvent faire du mal. Les paroles aussi : les victimes de harcèlement moral sont là pour le dire. 

Les paroles des médecins peuvent faire mal. Au minimum, ça s'appelle l'effet nocebo - mais ça peut aussi s'appeler du harcèlement quand ces paroles négatives sont systématiques.

Tout médecin que je suis, je ne suis pas apte à décider, unilatéralement (ou parce que j'ai fait tant d'années d'études) que la personne que j'ai en face de moi (ou les personnes dont je lis ou entends les témoignages sur les réseaux sociaux ou les médias audiovisuels) n'a pas de raison de se sentir blessée par mes paroles.

En effet, il ne m'appartient pas de décider de la validité de leurs perceptions, pas plus qu'il ne m'appartient de décider de la validité de la douleur qu'ils disent ressentir.

Quand des patient.e.s laissent entendre que certaines paroles de médecins les blessent, répondre : "Mais ça n'est pas dit pour vous blesser !" n'est, tout simplement, pas pertinent.
Mes intentions ont beau être pures (à mes yeux), elles n'annulent pas (et ne minimisent pas) les conséquences de mes actes.

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Et donc, de deux choses l'une : ou bien, moi qui suis médecin et qui ait fait tant d'années d'études, je sais que mes paroles peuvent faire du mal, ou bien je ne le sais pas.

Si je ne le sais pas, ma formation laisse sacrément à désirer. (Et mon intelligence, peut-être ?)

Si je décide sciemment de dire des choses blessantes, alors c'est mon sens moral qui laisse à désirer.

Mais si, d'un autre côté, je néglige d'entendre le patient qui dit que mes paroles sont blessantes, et si je ne prends pas les dispositions qui s'imposent pour ne plus blesser avec mes paroles, alors je suis maltraitant. (Et de mauvaise foi.)


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(Soit dit en passant : déclarer "Mais c'était de l'humour, tu l'as pas compris ? ", n'est pas une réponse valide. Ni intelligente.
Il est bien entendu qu'on a le droit de se moquer de ce qu'on veut. Mais quand on le fait, on s'expose à ce que les autres ne nous trouvent pas drôle. Car, par définition, c'est à l'auditoire d'apprécier si ce qu'on lui raconte le fait rire. Quand l'auditoire ne rit pas (ou fait la grimace), si l'humoriste l'engueule en disant "Vous n'avez pas d'humour", l'auditoire est en droit de sortir et de ne plus écouter ses "blagues".
On a parfaitement le droit de critiquer, satyriser, moquer qui et ce qu'on veut. Mais on ne décide pas de ce que les autres trouveront drôle ou non.
Ce que tu trouves drôle, c'est ta perception. Ce que je trouve drôle, c'est la mienne.
L'humour, ça ne se décrète pas unilatéralement.)

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Je suis médecin. De même que je dois prévenir de mon mieux les douleurs que mes gestes sont susceptibles d'infliger, je dois prévenir les blessures que peuvent provoquer mes paroles. Et je me dois de respecter les patient.e.s qui déclarent que certaines paroles sont blessantes.

D'abord ne pas nuire, ça commence par avoir le souci de ce qu'on dit.

Quand on a fait tant d'années d'étude, on en est capable. En principe.



Marc Zaffran/Martin Winckler



PS : Certain.e.s internautes médecins ne vont pas se priver de dire que ce texte (comme bien d'autres avant lui) "fait du mal" au "corps médical". Mais contrairement aux patients qui sont venus me consulter pendant vingt-cinq ans, le corps médical ne m'a jamais demandé d'être son médecin et je n'ai aucune obligation de soin à son égard. Cette évidence devrait sauter aux yeux de quiconque a fait tant d'années d'études.

4 commentaires:

  1. Lu comme commentaire d'un médecin suite à un article de la presse professionnelle :

    "Il faut admettre également, même si ça n'est pas politiquement correct, que l'implication à outrance des patients dans leur propre santé a de gros inconvénients...

    Nous sommes passés d'une époque où le médecin jouissait d'une réputation d'omniscience jamais contestée (à tort !) par ses patients à une ère parsemée de patients casse-burnes qui croient tout connaître dès qu'ils ont lu tata Ginette sur leur forum préféré. Saupoudrez ça de quelques milliers d'associations dirigées par des activistes prêts à tout et vous obtenez des conditions d'exercice qui donnent envie de fuir ! "

    Il y a encore beaucoup de travail !!!!

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    1. Eh bien fuyez et n'exercez surtout pas !
      Un patient casse-burnes

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  2. Enfin !Souffrant de douleurs multiples je me suis trouvée face à un médecin sur diplômé qui m'a fait subir à chaque visite de vraies séances de tortures en appuyant toujours aux mêmes endroits hyper douloureux !Ben oui ! il fallait bien qu'il se rende compte quand même ! et le pire c'est que le même médecin ne m'écoutait pas ni ne répondait à mes questions .Alors au bout d'un an avec de multi diagnostiques,je suis partie.En premier : fibromyalgie ,puis spondylarthrite puis après irm et examens : rhumathisme pso tout en ignorant des douleurs lombaires intolérables .Depuis bientôt dix ans je vais de médecin en médecin sans me sentir reconnu dans ma douleur ...Celle qui m'empêche de dormir la nuit ,qui anéantie mon quotidien...Un m'a dit :j'en ai rien à foutre de vos douleurs moi ,je m'occupe de votre dos ( scoliose ) l'autre de partir en vacances avec une copine .Bref ! alors vous pouvez imaginer combien vos mots sont de véritables douceurs que j'ingère avec bonheur ...Merci mais je dois vous dire que quand je lis vos livres ...c'est un peu la même chose .Un regret de le fermer mais emplie ,rassasiée .

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  3. Et on en parle du "c'est psychologique" quand les médecins ne trouvent pas de solutions?
    Je préfèrerai que les médécins disent "je ne sais pas".
    Ou encore les "faites du sport ou de l'activité physique, ça règlera vos problèmes de dos"en écoutant pas que ça les aggrave et que rester au lit, c'est souvent le moins pire pour moi?

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