En décembre 2014, sur ce même blog,
je faisais part de mes réflexions au sujet de la
législation française en matière de fin de vie.
Le 2 décembre 2015, au Centre Gelber,
rue de la Côte-Sainte-Catherine à Montréal, j’étais convié à une table ronde autour de
l’euthanasie. Intervenaient également deux praticiens québecois en activité, le
Dr Mohamed Zaari Jabiri, résident en psychiatrie à Université de Laval et le Dr
Michael Bouhadana, médecin généraliste à l’Hôpital Juif, consultant en soins
palliatifs et soins de la douleur. Je remercie la Communauté sépharade unifiée
du Québec de nous avoir invités à exprimer nos points de vue respectifs.
La table ronde était motivée par le
vote récent (2014) de
la loi 52 du Québec qui devrait, en principe, permettre désormais aux
patients de la province qui le désirent (et qui répondent à certains critères),
de recevoir d’un médecin une injection létale destinée à mettre fin à leurs
jours. La loi 52 a été votée par une vaste majorité du parlement
provincial, tous partis confondus, et ceci avant même que la Cour
Suprême du Canada rende, en février dernier, un arrêt qui ouvre, lui aussi,
la voie à la pratique de l’euthanasie à
la demande des patients concernés.
La nuance est importante, et j’y reviens plus loin.
Jusqu’à la décision de la Cour
Suprême, le Code criminel canadien stipulait que toute personne qui incitait ou
en aidait une autre à mourir pouvait être poursuivi pour un acte criminel.
Bien qu’un
juge du Québec ait récemment suspendu l’application de la Loi 52 au
prétexte que le Code criminel n’a pas été encore amendé par le Parlement (la
Cour Suprême avait donné 12 mois au législateur pour le faire), il est probable
qu’au Québec, la loi s’appliquera de toute manière car les poursuites
criminelles sont du ressort de la province ; or, le gouvernement s’est
engagé, même si la Cour Suprême n’avait pas statué en ce sens, à ne pas lancer
de poursuites contre les médecins qui aideraient leurs patients à mourir dans
le cadre délimité par la Loi 52.
La table ronde a commencé par un
rappel factuel du contenu de la loi et de ses limites. Puis le Dr Zaari Jabiri
a exprimé ses réserves de praticien. Il justement souligné qu’aujourd’hui, au
Québec et dans tout le Canada, les ressources en soins palliatifs ne sont pas à
la hauteur des besoins ; dans ces conditions, les patients qui
devraient en bénéficier n’ont pas la possibilité de trouver un soulagement
adapté à leur situation. Cet état de fait pourrait pousser un certain nombre de
malades à demander une aide médicale à mourir par défaut de soins appropriés.
La seconde intervention, celle du Dr
Bouhadana, était centrée sur les conceptions du Judaïsme orthodoxe en matière
d’aide à mourir. Pour cette frange du Judaïsme, tout acte qui favorise la mort
est prohibé et moralement inacceptable car contraire au respect de la vie et à la
dignité des personnes.
Pour ma part, je n’avais pas préparé
de communication pour cette table ronde, j’étais venu avec un cahier et un
stylo, j’ai soigneusement noté ce que disaient mes deux collègues, et je me
suis efforcé de fonder mon argumentation sur les principes de la bioéthique. Je
l’ai fait de manière succincte lors de la table ronde, je vais tenter de la
développer ici.
*
D’abord, je préciserai ici que ma
réflexion porte exclusivement sur l’AMM
(aide médicale à mourir), situation dans laquelle une personne en pleine
possession de ses moyens exprime
explicitement le souhait qu’un médecin l’aide à mettre fin à ses
jours : il peut s’agir d’une euthanasie (le médecin administre les
produits qui vont conduire à la mort) ou d’un suicide médicalement assisté (le
médecin prescrit des médicaments, ou installe un appareillage à
injection ; le patient prend les médicaments ou déclenche l’appareil
lui-même).
Les situations où la personne n’est
pas en possession de ses moyens (patient dans le coma par exemple) ou ne peut
exprimer sa volonté (nouveau-né atteint de lésions congénitales graves ;
personne atteinte d’un handicap profond) ne sont pas abordées dans ce texte. Je
reviendrai sur ces situations dans un texte ultérieur.
Je ne discuterai pas, par ailleurs
les arguments théologiques mis en avant par le Dr Bouhadana et rapportés
ci-dessus. Ils sont tout à fait respectables mais ne concernent que les
personnes (médecins ou patients) investies dans un judaïsme orthodoxe. Or,
comme l’a rappelé la modératrice de la conférence, le Judaïsme est multiple, et ses diverses
branches n’ont pas toutes le même regard sur la question. (« Quand
deux Juifs discutent ensemble, ils ont au moins trois opinions différentes, »
dit un vieux dicton hébraïque.)
De plus, tous les patients d’un médecin, que celui-ci soit juif, catholique ou musulman, ne pratiquent pas la même religion que lui. Pour ce qu’en sait le médecin, ils peuvent parfaitement être athées.
Un médecin a le droit d’exprimer et de défendre ses croyances et convictions, mais il n’a pas à les imposer à ses patients ou à ses confrères : il ne serait pas acceptable, par exemple, qu’un médecin catholique pratiquant refuse d’anesthésier un patient avant de le suturer, au prétexte que, selon l’Église, la douleur est rédemptrice.
De plus, tous les patients d’un médecin, que celui-ci soit juif, catholique ou musulman, ne pratiquent pas la même religion que lui. Pour ce qu’en sait le médecin, ils peuvent parfaitement être athées.
Un médecin a le droit d’exprimer et de défendre ses croyances et convictions, mais il n’a pas à les imposer à ses patients ou à ses confrères : il ne serait pas acceptable, par exemple, qu’un médecin catholique pratiquant refuse d’anesthésier un patient avant de le suturer, au prétexte que, selon l’Église, la douleur est rédemptrice.
Sur ce point comme sur d’autres, les
valeurs personnelles du praticien ont certainement leur place dans la réflexion
bioéthique, par vocation universaliste. Mais elles n’ont pas à s’opposer à l’intérêt
et aux choix des patients. Elles
permettent seulement au médecin qui ne peut, en conscience, adhérer à leur
demande, de se démettre.
L’aide
médicale à mourir à la lumière des principes de la bioéthique
(Les principes évoqués ci-après ont
été définis dans un précédent
texte de ce blog.)
Le
principe de bienfaisance veut
que tout médecin agisse dans l’intérêt du patient. Autrement dit : qu’il
fasse ce qui est « bon » pour lui. La définition de ce qui est
« bon » a longtemps été laissée à la seule appréciation des médecins.
Aujourd’hui, le principe de bienfaisance inclue, très logiquement, la
perception par le patient de ce qui est « bon » pour lui, car il est
contrebalancé par un autre principe fondamental de la bioéthique, à savoir le
principe d’autonomie : c’est au
patient de définir ce qu’il fait de sa vie, pas au médecin.
C’est au nom du principe d’autonomie qu’un patient doit être informé des options de
traitement qui existent, et peut choisir celle qu’il préfère. C’est toujours
par respect de ce principe qu’il peut choisir de refuser un (ou tout)
traitement, fut-ce contre l’avis du médecin qui le soigne. Or, entre la décision
de refuser un traitement et la décision de mourir, il n’y a pas de différence
morale si c’est le patient qui décide. Une hiérarchie morale ne peut exister
que chez un observateur extérieur (le médecin, un membre de la famille) qui
considère que l’un est un choix acceptable et l’autre non, ou même qu’aucun des
deux choix ne l’est.
On en revient à la question centrale : qui décide ce qui est « bon » pour un patient donné ? Lui-même ou une personne extérieure ? Le principe d’autonomie veut qu’une personne disposant de ses facultés et de ses droits fondamentaux soit seule apte à définir ce qui est « bon » pour elle.
Par extension, il me semble que la question de la « dignité » des patients devrait obéir également à ce principe. On peut débattre tant qu’on veut de la notion de dignité et de ce qu’elle recouvre, il n’en reste pas moins que la seule personne apte à dire si la manière dont on la traite est « digne » ou « indigne », c’est le patient. L’opinion des personnes extérieures est le fruit d’une perception différente et ne peut pas leur être imposée. Ici encore, le principe de bienfaisance (la perception par le médecin de ce qui est digne ou non) est limité par le principe d’autonomie (la perception par le patient).
On en revient à la question centrale : qui décide ce qui est « bon » pour un patient donné ? Lui-même ou une personne extérieure ? Le principe d’autonomie veut qu’une personne disposant de ses facultés et de ses droits fondamentaux soit seule apte à définir ce qui est « bon » pour elle.
Par extension, il me semble que la question de la « dignité » des patients devrait obéir également à ce principe. On peut débattre tant qu’on veut de la notion de dignité et de ce qu’elle recouvre, il n’en reste pas moins que la seule personne apte à dire si la manière dont on la traite est « digne » ou « indigne », c’est le patient. L’opinion des personnes extérieures est le fruit d’une perception différente et ne peut pas leur être imposée. Ici encore, le principe de bienfaisance (la perception par le médecin de ce qui est digne ou non) est limité par le principe d’autonomie (la perception par le patient).
Le
principe de non-malfaisance (« D’abord
ne pas nuire ») est très vaste.
Ici encore, la définition de ce qui est mauvais varie selon qu’on est le
médecin (« Je ne dois faire subir un traitement ou une exploration
inutiles et pénibles sans nécessité. ») ou le patient (« Je refuse
d’être maltraité physiquement ou moralement par un médecin. Et, en particulier,
je refuse qu’il porte des jugements sur mes valeurs, mon comportement ou mon
mode de vie. »)
Le
principe de justice
veut que tous les patients se voient proposer, et reçoivent s’ils le désirent,
des soins de même qualité, de manière équitable au vu des ressources
disponibles. A cet égard, je suis tout à fait d’accord avec les réserves
exprimées par le Dr Zaari Jabiri en matière de soins palliatifs.
Lorsque, pendant les années 80, j’ai traduit et coadapté pour la revue Prescrire (n° 66 et 67, 1987) des articles britanniques sur l’utilisation de la morphine chez les cancéreux, j’ai été très frappé par ce que disaient les médecins d’outre-Manche : « Quelqu’un qui ne souffre ni physiquement ni moralement ne demande pas à mourir. »
Lorsque, pendant les années 80, j’ai traduit et coadapté pour la revue Prescrire (n° 66 et 67, 1987) des articles britanniques sur l’utilisation de la morphine chez les cancéreux, j’ai été très frappé par ce que disaient les médecins d’outre-Manche : « Quelqu’un qui ne souffre ni physiquement ni moralement ne demande pas à mourir. »
La première obligation d’un médecin face à un patient atteint d’une maladie incurable, invalidante, mortelle à moyenne ou à brève échéance, c’est de le soulager. La loi 52 énonce d’ailleurs clairement la nécessité d’offrir des soins palliatifs à tous les patients québecois qui en ont besoin.
De fait, il ne serait pas du tout conforme au principe de justice de proposer une assistance médicale à mourir à un malade sans avoir mis à sa disposition préalablement tous les moyens et soins palliatifs lui permettant de vivre sans souffrir et d’interagir avec ses proches et son environnement de la manière la plus pacifiée et la plus riche possible.
Une loi sur l’assistance médicale à
mourir qui ne mettrait pas la qualité des soins palliatifs en première ligne dans
la prise en charge des patients serait aussi incomplète qu’une loi permettant
l’avortement sans donner aux femmes l’accès à toutes les méthodes de
contraception permettant de prévenir les grossesses non désirées.
Ce qui m’amène à tracer un parallèle
entre l’euthanasie et la question, à mon sens très similaire et elle aussi
controversée, de l’avortement.
Bioéthique
et avortement
Souvent, lorsque je l’évoque, le parallèle entre avortement et euthanasie met mes interlocuteurs médecins dans un état de profond malaise. Certains vont jusqu’à rejeter ce parallèle en déclarant qu’il ne s’agit pas de situations superposables, ce qui est vrai. Il n'en reste pas moins vrai qu'elles ont beaucoup en commun par le point de vue des personnes concernées, et c'est ce que je vais m'efforcer de montrer.
Du point de vue de l’éthique,
euthanasie et avortement mettent en œuvre l’une et l’autre deux principes
essentiels : l’autonomie (et donc, la « liberté » du patient) et
la justice.
Liberté
d’avorter et principe d’autonomie
Au Canada, entre 1969 et 1988, l’avortement
était légal sous certaines conditions. En 1988, la Cour Suprême, dans la décision
Morgentaler, déclarait que l’article du Code criminel qui criminalisait
l’avortement était contraire à la Charte des droits et libertés parce qu’il portait atteinte à
l’intégrité physique et émotionnelle des femmes et violait leur droit à la vie,
à la liberté et à la sécurité en les menaçant d’être accusées d’un crime si
elles obtenaient un avortement.
La libre disposition par une femme de son corps et de sa sexualité est un exemple clair du principe d’autonomie : une femme est en droit d’avoir ou non
des relations sexuelles (de les accepter ou de les refuser) ; elle est en
droit de choisir d’être enceinte ou de ne pas l’être en ayant recours ou non à
une méthode de contraception ; elle est en droit de mener une grossesse à
terme sans qu’on puisse l’en empêcher, ou d’interrompre une grossesse sans
qu’on puisse la contraindre à la poursuivre.
D’un point de vue biologique, une
grossesse engage certes d’autres vies que celle de la femme qui la porte :
celle de l’embryon, celle de l’individu qui s’est (volontairement ou non)
reproduit avec elle. Mais au Canada, la Charte des Droits et libertés établit (et la
Cour Suprême a rappelé) que le corps de cette femme et ce qui s'y passe n'appartiennent qu'à elle.
Même légal, l’avortement reste
controversé : les médecins étant des individus comme les autres, ils
peuvent pour des raisons morales ou religieuses être opposés à l’avortement et
donc refuser d’en pratiquer. Ils n’ont pas à se plier à la demande des femmes,
ils ont cependant pour obligation de les aider à trouver un praticien qui leur
permettra d’obtenir une interruption de grossesse. Si un médecin s’oppose à ce
qu’une femme se fasse avorter, il entrave sa liberté – et c’est un abus de
pouvoir, car avorter n’est pas un crime mais une expression de liberté, tout comme la décision de mettre un enfant au monde.
Pour controversée qu’elle
soit, la liberté d’avorter n’oblige nullement les médecins à promouvoir
l’avortement et elle ne contraint aucun médecin à pratiquer des avortements. Elle
n’entrave donc nullement la liberté de penser ou d’agir des médecins, elle ne
fait qu’encadrer la liberté des femmes. Liberté que les médecins n’ont
certainement pas pour vocation d’entraver.
De même que l’avortement,
l’euthanasie soulève la question de la liberté. Disposer de son corps, n’est-ce
pas aussi pouvoir décider librement si l’on vit ou si l’on meurt ? Le
principe d’autonomie dans les situations de soins stipule que les actions des
médecins ne peuvent se faire qu’avec le consentement explicite du patient. Et
que celui-ci a le choix de ses traitements – au point de pouvoir les arrêter quand
il veut, voire de les refuser complètement. Au nom de quel principe cette
liberté de choix cesserait-elle lorsqu’il s’agit de mettre fin à ses
jours ?
Liberté
d’avorter et principe de justice
Comme le décrit très précisément
Sarah Blaffer Hrdy dans
son extraordinaire ouvrage Mother Nature (1998 – Traduction en français : Les
instincts maternels, Ed. Payot), l’avortement spontané ou provoqué
n’est pas une spécificité de la reproduction humaine, mais fait partie intégrante des
stratégies de reproduction de nombreux êtres vivants sexués. De fait, bien avant la
légalisation (ou la décriminalisation) de l’avortement, les femmes qui ne
voulaient pas de leur grossesse en arrivaient parfois à des expédients
draconiens.
Ainsi, rappelle Hrdy, avortement et infanticide sélectif ont
toujours existé, dans le règne animal et dans toutes les sociétés humaines.
Jusqu’au 19e siècle, l’abandon d’enfant était monnaie courante dans
toute l’Europe. L’avortement a lui aussi été pratiqué larga manu dans toutes
les sociétés. Beaucoup de femmes en mouraient. Beaucoup d’autres restaient
mutilées ou – du fait de complications infectieuses – incapables d’être
enceintes à nouveau. Lorsque sont apparues des techniques médicales permettant
d’éviter une grossesse (contraception) ou de l’interrompre (avortement par
aspiration ou médicaments) la situation a changé, mais pas pour toutes les
femmes. Dans les sociétés où contraception et avortement sont criminalisés,
toutes les femmes ne sont pas égales : les femmes riches peuvent éviter
une grossesse ou l’interrompre sans danger, parce qu’elles savent à qui s’adresser
– et ont les moyens de payer ce « service ». Les femmes pauvres,
elles, n’ont pas ce luxe.
Légalisation ou décriminalisation de
l’avortement sont donc des mesures qui vont dans le sens de la justice sociale
– et donc, du principe de justice prôné par la bioéthique : ainsi, aujourd’hui, au
Québec, toute femme peut (en principe) bénéficier à sa demande d’une interruption
de grossesse, dans un centre spécialisé, sans être pénalisée par son origine sociale. Dans la réalité, ce n’est pas tout à fait vrai : les populations
vivant dans des régions éloignées des grands centres urbains peuvent rencontrer
de grandes difficultés à obtenir une contraception ou une interruption de
grossesse. Mais la loi est de leur côté : elles peuvent militer pour la
création d’une clinique de contraception ou d’avortement, lever des fonds,
embaucher des médecins, se procurer des médicaments et, tout cela,
officiellement et en toute transparence. Ces exigences visent à réaliser le
principe de justice dans ce domaine précis (la santé des femmes), comme le
serait de créer un centre de dialyse, une consultation pour le diabète ou une
maison de naissance là où il n’y en a pas et où on en a besoin.
De même que l’avortement,
l’euthanasie soulève également la question de la justice. Aujourd’hui, des patients
canadiens qui ont choisi de mourir plutôt que de laisser la maladie les
entraîner lentement vers une déchéance puis une agonie de durée indéterminée
partent pour la Suisse – où le suicide médicalement assisté est légal depuis longtemps.
Bien entendu, seuls les patients en ayant les moyens peuvent se permettre ce
voyage. Ils ont aussi, par conséquent, ceux de se soigner au mieux ; leur
choix d’aller mourir dans un autre pays n’est pas imputable à une difficulté d'accès aux soins palliatifs, par exemple.
Il y a une douzaine d’années, en France, un jeune homme tétraplégique nommé Vincent Humbert faisait appel aux autorités pour qu’on autorise les médecins à lui faire une injection létale. Il ne voulait pas passer sa vie dans un lit. Il reçut une fin de non-recevoir. Quelques mois auparavant, Madame Mireille Jospin, membre du comité de parrainage de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), et mère de Lionel Jospin, Premier ministre français alors en exercice, annonçait dans son faire-part de décès avoir « décidé dans la sérénité de quitter la vie, à l’âge de 92 ans, le 6 décembre 2002. » L’inégalité entre ce jeune homme sans ressources, assigné à un lit d’hôpital, et cette femme très âgée, proche d’un membre de la classe dirigeante, était saisissante.
Il y a une douzaine d’années, en France, un jeune homme tétraplégique nommé Vincent Humbert faisait appel aux autorités pour qu’on autorise les médecins à lui faire une injection létale. Il ne voulait pas passer sa vie dans un lit. Il reçut une fin de non-recevoir. Quelques mois auparavant, Madame Mireille Jospin, membre du comité de parrainage de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), et mère de Lionel Jospin, Premier ministre français alors en exercice, annonçait dans son faire-part de décès avoir « décidé dans la sérénité de quitter la vie, à l’âge de 92 ans, le 6 décembre 2002. » L’inégalité entre ce jeune homme sans ressources, assigné à un lit d’hôpital, et cette femme très âgée, proche d’un membre de la classe dirigeante, était saisissante.
Comme l’avortement autrefois, le
choix de mettre fin à ses jours fait ainsi l’objet d’une profonde
injustice : les personnes dotées de ressources peuvent se l’offrir. Les
autres, non.
Aide médicale à mourir et suicide
Les opposants à l’euthanasie arguent
parfois que puisque chaque patient est réputé prendre ses décisions, il peut
parfaitement prendre celle de se suicider sans l’aide des médecins. C’est
feindre d’ignorer que demander une aide médicale à mourir et entreprendre de se
suicider sont deux situations très différentes.
Certes, le suicide n’est plus
considéré comme un acte criminel. La décision de mettre fin à ses jours peut
être même être perçue comme un acte de liberté – depuis Platon, les
exemples littéraires et historiques ne manquent pas.
Le coût, les conséquences du
suicide et la population la plus touchée (le plus souvent, les hommes jeunes) justifient
d’en organiser la prévention. Ce, d’autant que parmi les personnes qui
tentent de se suicider, bon nombre de survivants déclarent avoir regretté leur
geste dès qu’ils l’ont fait.
Mais les jeunes hommes (par ailleurs en bonne santé) qui passent à l’acte pour des raisons chaque fois différentes ne peuvent en aucun cas être comparés à des hommes et des femmes dont la seule perspective est de vivre dans la souffrance, l’invalidité et/ou la déchéance avec pour seule perspective de voir leur état s’aggraver pendant un temps indéterminé avant, finalement, de mourir.
Dans le premier cas, le suicide interrompt une vie qui pouvait se poursuivre dans de bonnes conditions physiques et morales. Dans le second, la perspective est sombre de toute manière. Il ne s’agit pas d’interrompre une vie en plein essor, mais de choisir entre deux manières de conclure une vie qui, de toute manière, arrive à son terme. De choisir entre une fin volontaire et une déchéance qui ne laisse plus de choix.
Mais les jeunes hommes (par ailleurs en bonne santé) qui passent à l’acte pour des raisons chaque fois différentes ne peuvent en aucun cas être comparés à des hommes et des femmes dont la seule perspective est de vivre dans la souffrance, l’invalidité et/ou la déchéance avec pour seule perspective de voir leur état s’aggraver pendant un temps indéterminé avant, finalement, de mourir.
Dans le premier cas, le suicide interrompt une vie qui pouvait se poursuivre dans de bonnes conditions physiques et morales. Dans le second, la perspective est sombre de toute manière. Il ne s’agit pas d’interrompre une vie en plein essor, mais de choisir entre deux manières de conclure une vie qui, de toute manière, arrive à son terme. De choisir entre une fin volontaire et une déchéance qui ne laisse plus de choix.
Stricto sensu, chacun peut s’enlever
la vie. Les moyens de le faire ne manquent pas. Mais ceux qui semblent les plus
« doux » (les médicaments) sont souvent peu efficaces. Les autres
sont extrêmement violents ; et pas seulement pour la personne qui se les
inflige.
Car si la demande d’aide à mourir est
sous-tendue par le désir de mourir paisiblement et sans violence, ce n'est pas seulement pour soi, mais aussi pour ses proches. C’est ce que souligne La mort choisie, le beau livre dans lequel le Dr François Damas, praticien belge de soins intensifs qui
pratique par ailleurs des euthanasies depuis plus de dix ans, décrit les réunions et rituels par
lesquels les patients font leurs adieux à leurs
proches. (On écoutera avec profit la courte conférence TedX de FrançoisDamas accessible ici.)
Faute de pouvoir accéder à une mort
assistée, certains patients atteints de maladie très grave en viennent à des extrémités
très pénibles. Il m’est arrivé à plusieurs reprises, au cours de ma carrière de
médecin de famille, d’aller constater des décès par suicide. La plupart
concernaient des patients atteints de cancers généralisés incurables. Certains
s’étaient pendus, d’autres s’étaient noyés. Tous m’ont marqué mais l’un d’eux
plus encore que les autres. Un dimanche soir, cet homme âgé de 79 ans, veuf et
dont les enfants vivaient loin, avait fait le ménage chez lui, rangé ses
papiers et laissé une lettre sur la table de la cuisine ; il était entré
dans son cellier, avait fermé la porte et éteint la lumière puis s’était assis
dans l’obscurité sur des toiles à sac et s’était déchargé dans la bouche les deux
canons de son fusil de chasse.
Je ne peux rien dire de son état
moral quand il a mis fin à ses jours. Mais s’il avait pu, à l’époque, obtenir
une aide médicale à mourir (il avait plusieurs fois demandé son aide au
cancérologue qui le suivait), sa mort aurait pu être moralement plus tolérable
pour sa famille et pour la femme de ménage qui découvrit son corps un lundi
matin. Et, on est en droit de le penser, plus douce pour lui.
Les circonstances et motivations d’un
suicide, à moins d’avoir été clairement énoncées, restent souvent hypothétiques,
tandis que, dans les pays où celle-ci est légale, les motivations de la
personne en demande d’AMM ont le temps d’être exprimées, entendues,
accueillies, discutées avant même qu’il soit question d’y accéder. Lorsqu’il envisage
de mettre fin à ses jours, un patient atteint de maladie incurable a pu
longuement mûrir sa décision à la lumière de ce que son corps subit. Surtout,
il a pu en parler, l’annoncer, la préparer. Le patient âgé dont il est question
plus haut n’en avait parlé à personne : s’il l’avait fait, on lui aurait
certainement confisqué son fusil. Et, ce faisant, entravé sa liberté.
De l’aptitude à décider de sa mort
L’une des objections opposées à la
demande d’euthanasie porte sur l’aptitude du patient à prendre pareille
décision. On remarquera d’abord que cette objection était également (et dans
certains pays, est toujours) opposée aux femmes qui décident (ou tentent) d’avorter.
En France, de nombreux médecins font la même objection aux personnes qui
demandent une stérilisation volontaire, pourtant permise par la loi. Ici
encore, c’est de l’autonomie du patient qu’il est question – et du jugement que
les médecins portent sur certaines décisions exprimant cette autonomie.
La suspicion portée à l’« aptitude »
ou à la « capacité à raisonner » du patient, malade ou non, est très
ancienne, puisqu’avant l’avènement de la bioéthique, la grande majorité des
patients était réputée « inapte » (ou en tout cas « moins
apte » que le médecin) à prendre une décision raisonnable concernant leur
santé. L’appréciation de cette « inaptitude » était, cependant, éminemment
variable selon le statut social ou symbolique du patient concerné.
Aujourd’hui, au Canada, quel que
soit son statut social, un patient souffrant d’une maladie grave et incurable, irrémédiablement
invalidante et/ou mortelle à brève ou moyenne échéance n’est pas pour autant considéré
comme « incapable » ou « inapte ». De même que la maladie
ne lui ôte pas ses droits de citoyens, elle ne lui enlève pas la capacité d’opter
pour une approche thérapeutique plutôt qu’une autre ; de refuser un examen
ou la poursuite d’un traitement, voire de rejeter tout traitement.
Or, d’un point de vue moral, on peut se demander s'il existe une différence entre
le fait de décider d’interrompre un traitement et celui de mettre fin à ses
jours : dans un cas, on choisit de ne pas lutter contre la maladie – donc
de la laisser évoluer vers une fin inéluctable ; dans l’autre, on décide
de hâter la survenue de cette fin annoncée. On ne voit pas en quoi le refus de
traitement, aujourd’hui considéré comme légitime et acceptable, serait plus
« raisonnable » que la décision de mourir avant que la maladie ne
tue.
De même que lorsqu’une femme décide
d’interrompre sa grossesse, choisir le moment de sa mort ne concerne que soi. Mais
si la femme choisit de mettre fin à une grossesse dont elle est porteuse, le
choix de mourir ne concerne – biologiquement et médicalement parlant – aucun
autre organisme. Toutes choses étant égales par ailleurs, il ne peut pas être
moralement moins acceptable de mettre fin à sa propre vie que d’interrompre la
grossesse que l’on porte. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, la liberté est
la même. L’aptitude à décider doit donc faire l’objet de la même estime.
Lors de la table ronde du 2
décembre, le Dr Zaari Jabiri, lui-même résident en psychiatrie, soulignait cependant
l’ambiguïté d’une législation qui demande aux psychiatres d’attester de la
« santé mentale » d’une personne demandant qu’on mette fin à ses
jours. Je suis de son avis pour dire qu’il n’est pas correct de faire porter
aux seuls psychiatres le poids d’une appréciation que tout médecin peut
établir. En effet, l’aptitude à consentir, qui se trouve au centre de toute
l’autonomie, peut être évaluée au moyen de cinq questions simples, énumérées
sur le site du Collège des médecins du Québec.
Certains médecins (en soins palliatifs, par
exemple) ont plus d’expérience que d’autres pour évaluer cette aptitude, mais faire
reposer l’évaluation de l’aptitude à décider sur les épaules des seuls
psychiatres, c’est considérer les patients en demande d’AMM comme psychiquement différents des autres
malades atteints de maladies incurables, mortelles et/ou très invalidantes. Or,
il n’existe aucun argument scientifique démontrant qu’ils le sont. Ce qui
diffère, c’est ce qu’ils veulent faire du temps qu’il leur reste.
Et si un patient est apte à consentir (ou à refuser) un traitement, on ne voit pas comment il pourrait, dans le même temps, être inapte à décider de mourir.
Et si un patient est apte à consentir (ou à refuser) un traitement, on ne voit pas comment il pourrait, dans le même temps, être inapte à décider de mourir.
Les réserves exprimées par certains
au sujet de l’ « aptitude » à décider de sa mort ne sont donc pas
scientifiques, rationnelles, mais idéologiques. Elles sont l’expression rémanente
d’un paternalisme ancien, le même qui prescrivait il y a encore quelques
décennies de taire un diagnostic au premier intéressé, d’infliger des interventions
chirurgicales sans consentement, ou de refuser une contraception à une
adolescente au prétexte qu’elle était « trop jeune » pour avoir des
relations sexuelles.
Dans une pratique médicale qui se
veut conforme à l’éthique, ce paternalisme n’a plus lieu d’être.
De la
protection des personnes vulnérables
Autre argument avancé par les
opposants à l’AMM : les menaces que ferait peser la loi sur la vie des personnes
vulnérables.
Sur ce point, la loi 52 est
parfaitement claire. Contrairement à ce que peuvent prétendre certains de ses
opposants, elle ne permet pas d’ « éliminer » des personnes selon des
critères arbitraires qui seraient, par exemple : la décision de la
famille, le « poids économique » des soins, l’ « inutilité »
de l’individu pour la société, etc. Plus généralement, la loi interdit à
quiconque – et, en particulier, aux médecins – de décider qui « mérite »
de vivre ou de mourir, et c’est
certainement un grand progrès par rapport à une situation sans loi.
L’encadrement par la loi protège beaucoup plus qu’il ne menace, car en
l’absence de législation, l’euthanasie fait l’objet du même arbitraire que
l’avortement : dans les pays où l’euthanasie n’est pas légalisée ou
décriminalisée, les actes clandestins sont nombreux, impossibles à contrôler et
obéissent à l’arbitraire le plus total, puisque la décision d’aider un patient
à mourir est entièrement soumise au bon vouloir des médecins, sous les
pressions les plus diverses.
Or, la mort est un sujet beaucoup
trop grave pour l’abandonner aux médecins.
Décriminaliser l’euthanasie dans un cadre
précis, permet, comme pour l’avortement, de s’opposer à cet arbitraire, de
rendre la liberté de choisir à celles qui peuvent en user et de protéger
les personnes vulnérables (grands prématurés, patients âgés dans le coma, par
exemple).
De la
soi-disant « incompatibilité » de l’euthanasie avec la
« vocation » médicale
Il en a été question lors du débat
au Centre Gelber. Un certain nombre de médecins considèrent l’éventualité
d’aider leurs patients à mourir comme incompatible avec le sens de leur
vocation. Ils arguent que la profession médicale a pour but de « sauver
des vies » et que donner la mort trahirait cette mission
« sacrée » et serait tout à fait contraire au serment d’Hippocrate.
Ils ignorent ou font mine d’oublier que ledit serment a fait l’objet de moult réécritures au fil des siècles et qu’il est
à maints égards largement dépassé ; que c’était un serment religieux
(« Par Apollon ») ; que l’éthique médicale a plus longtemps été pétrie
de valeurs religieuses que de valeurs laïques (la bioéthique n’a commencé à se
développer qu’à la suite des Procès de Nuremberg) ; et que la réflexion bioéthique n'est pas le domaine réservé des médecins.
On se doit par ailleurs de questionner les représentations à la fois élitistes et restrictives, de la "mission" des médecins ("sauver des vies") et de la place de ces derniers dans un système de santé. Les
soins sont délivrés par une infinie de professionnels non-médecins et l’immense
majorité des soignants ne sauvent pas des vies (ils ne sont pas en position de
le faire) mais travaillent à rendre vivable l’existence des patients, ce qui
est déjà une tâche colossale.
Mais là n’est pas l’essentiel. Le
fond du problème d’un point de vue éthique
réside dans la caractéristique première de la demande d’aide médicale à
mourir : à savoir que cette demande a lieu le plus souvent à la suite d’un long processus de soins,
consciencieusement délivrés par toute une équipe soignante et librement
consentis par le malade. Ici, nous touchons du doigt l’essence même des
divergences de perception entre certains médecins, les autres professionnels de
santé et les malades dont ils s’occupent. Car la définition du soin ne se
réduit pas à ce que le médecin croit « bon » (ou professionnellement adéquat)
de faire pour le patient. Le soin est également défini par ce les autres
soignants mais aussi en premier lieu, par ce que le patient attend d’eux (à
tort ou à raison). Chaque patient a des besoins et des attentes différentes, et
aucun médecin ne peut prétendre soumettre tous les patients à sa définition personnelle
de ce que sont les réponses à donner.
Comme le souligne très justement
François Damas, soigner c’est accompagner. Lorsqu’un patient refuse des
traitements agressifs, le médecin n’est pas pour autant démuni ou dessaisi
: il peut accompagner l’abstention de traitement et la soutenir en proposant
des soins palliatifs, voire même simplement un accompagnement moral. Dans ce
processus, les patients qui ne veulent pas d’une déchéance lente ou d’une
agonie de durée indéterminée sont en droit de considérer une aide médicale à
mourir, non violente, à une date choisie par eux, comme un ultime soin par la suppression de toute souffrance.
(Quand bien même on pourrait disputer du terme de soin pour désigner l’acte d’euthanasie, il ne viendrait à aucun médecin de contester que l’accompagnement médical et moral d’un malade et de la famille avant et après la mort est bien une activité de soin.)
(Quand bien même on pourrait disputer du terme de soin pour désigner l’acte d’euthanasie, il ne viendrait à aucun médecin de contester que l’accompagnement médical et moral d’un malade et de la famille avant et après la mort est bien une activité de soin.)
La définition du soin n’a rien
de rigide. Si elle repose sur des critères universels (informer, écouter, soulager,
réconforter, rassurer, proposer), elle varie aussi profondément
d’un individu, d’une situation, d’une relation
de soin à une autre.
Par conséquent, s’il est
parfaitement acceptable qu’un médecin refuse de donner la mort (ou de pratiquer
un avortement), rien ne l’autorise à disqualifier la demande des patients qui
demandent ces soins-là ni l'activité des soignants qui, librement, acceptent de les
délivrer. Le corps médical est loin d’être homogène et – on le voit très bien
en ce qui concerne l’avortement – les valeurs qui prédominent chez certains de
ses membres ne contraignent nullement leurs confrères à y adhérer. Ces
divergences ne les empêchent pas non plus de coexister, pas plus qu’elles ne
doivent entraver la démarche des patients qui, ne l'oublions pas, sont libres de choisir leur médecin.
C’est aussi sur des variations
individuelles que repose le choix par chaque médecin d’une spécialité ou d’un
champ d’exercice en accord avec sa personnalité, ses valeurs, sa sensibilité,
ses goûts, ses affinités. Refuser d’admettre que l’aide médicale à mourir est un soin pour ceux qui la choisissent ou décideront de s’en charger est aussi
arbitraire que refuser le terme de soin aux actes de chirurgie consistant à ôter des organes, à amputer des membres ou à prélever des organes sur des corps
mourants pour les greffer sur des corps vivants.
Ce qui définit la nature d’un soin n’est pas seulement le geste, mais son intention, son objectif et son résultat, clairement compris et librement acceptés par le patient. Dans cette perspective, une chirurgie imposée est une violence ; une mort douce demandée par le premier intéressé est un soin.
Ce qui définit la nature d’un soin n’est pas seulement le geste, mais son intention, son objectif et son résultat, clairement compris et librement acceptés par le patient. Dans cette perspective, une chirurgie imposée est une violence ; une mort douce demandée par le premier intéressé est un soin.
Une
expérience de l’euthanasie qui pourrait profiter aux médecins
Une catégorie particulière de
soignants est depuis toujours et, parfois, quotidiennement concernée par
l’euthanasie. C’est la profession vétérinaire. Comme nous le savons
intuitivement et comme une masse considérable de travaux
scientifiques l’ont démontré depuis quelques décennies, un très grand nombre
d’animaux éprouvent des émotions comme la peur et le chagrin, et ressentent la
faim, la soif et la douleur sur le même mode que les humains. Quant aux
relations entre animaux et humains, il n’est pas nécessaire de rappeler combien
elles peuvent être profondes, intenses et poignantes.
Je n’aborderai pas ici la question de
l’exploitation animale – elle-même très problématique, mais qui relève d’un
autre débat. Mais même en ne considérant que les mammifères domestiqués ou
captifs, nous savons que la souffrance d’un animal blessé ou gravement malade, qu’il
s’agisse d’un cheval, d’un chat, d’un chimpanzé ou d’un panda, conduit parfois
à mettre fin à sa vie. Et cela, alors
même qu’il n’a rien demandé.
Les médecins auraient certainement beaucoup à apprendre de l’expérience riche et nuancée des vétérinaires en ce domaine.
Cette euthanasie active et imposée
est considérée comme l’attitude « la plus humaine » à l’égard de ces
animaux considérés comme « inférieurs ». Comment ne pas voir un profond paradoxe entre
cette « humanité » envers un animal qui ne peut exprimer son désir de
mourir ou de vivre, et la fin de non-recevoir opposée aux humains qui demandent
explicitement à être délivrés de la vie ?
Des
résistances de certains médecins a la promulgation de lois sur l'euthanasie
En dehors des praticiens qui lui opposent
leurs convictions religieuses – lesquelles n'ont pas à être débattues ici - comment expliquer les résistances de certains professionnels à
la promulgation de lois sur l’euthanasie qui, telle la loi 52, soulignent la primauté des soins palliatifs, définissent de manière stricte les critères de recevabilité des demandes d’aide
médicale à mourir et ne contraignent aucun professionnel à participer ?
Ces résistances ont peu de chance
d’être modifiées par la lecture de ce texte, car elles ne sont ni
scientifiques, ni rationnelles, ni même morales ; mais très probablement émotionnelles.
Une fois encore, il me semble que le
parallèle avec l’avortement peut nous éclairer. Cette fois-ci par les
différences entre les deux situations.
La principale différence – en tout
cas, la plus apparente – entre la demande d’avortement et la demande d’AMM est qu’une
femme enceinte n’est pas malade. Elle veut interrompre un processus
physiologique, naturel, « normal ». Pourtant, cette différence de
situation ne doit pas masquer la similitude de perspective. Mourir d’une maladie
non traitée est, à proprement parler, parfaitement « naturel ». Avant
l’avènement des antituberculeux, on mourait « naturellement » de
tuberculose.
Face à ce que les médecins eux-mêmes qualifient d'"évolution naturelle" de la maladie, souvent cruelle et destructrice, faudrait-il ne traiter que les maladies curables (pour en accélérer la guérison) ? Non, bien sûr. On soigne et on tente de soulager aussi les malades atteints d’affections incurables. On lutte contre leur déroulement spontané en sachant qu'on ne fera, au mieux, qu'en repousser l'échéance.
Face à ce que les médecins eux-mêmes qualifient d'"évolution naturelle" de la maladie, souvent cruelle et destructrice, faudrait-il ne traiter que les maladies curables (pour en accélérer la guérison) ? Non, bien sûr. On soigne et on tente de soulager aussi les malades atteints d’affections incurables. On lutte contre leur déroulement spontané en sachant qu'on ne fera, au mieux, qu'en repousser l'échéance.
Mais pourquoi, face à une maladie
incurable, le choix du patient serait-il restreint au palliatif ou au
symptomatique ? Pourquoi n’aurait-il pas le choix de mettre fin, une fois pour
toutes, au processus qui le conduit à la mort et, en
attendant, n’en finit pas de le faire souffrir ?
Tout comme la décision d’avorter consiste à interrompre un processus
biologique « naturel » (la femme choisit de vivre
sa vie sans cette grossesse et ses suites possibles), le patient optant pour une AMM fait le choix de ne plus vivre avec l'évolution "naturelle" de la maladie, son poids insupportable et
son issue inéluctable.
Il existe une autre différence
fondamentale entre la demande d’avortement et la demande d’euthanasie, du point
de vue des médecins cette fois-ci. Pour un grand nombre de médecins cliniciens,
il est tout à fait possible de ne jamais se trouver face à une patiente
enceinte, car celles-ci ont le plus souvent affaire au médecin de famille ou au
gynécologue pour constater leur grossesse. De plus, les médecins ont pendant
longtemps été majoritairement des hommes. Pour ceux-ci, grossesse et avortement sont des situations en apparence "objectives", puisque rien dans leur corps ne leur permet de s’identifier à la situation d’une femme
enceinte, de ressentir ce qu'elle décrit.
En revanche, quand on est un clinicien, il est inévitable d'avoir, un jour ou l'autre, affaire à un patient atteint
d’une maladie incurable, invalidante ou mortelle. Tout clinicien est
conduit à croiser des êtres humains, hommes et femmes, souffrant au point de demander à mourir et, ce faisant, de renvoyer le médecin à sa propre réalité d'individu.
« La différence entre Dieu et
un médecin, c’est que Dieu ne se prend pas pour un médecin. » Cet adage
ironique me semble avoir été inventé précisément pour bousculer l’idée que, puisqu'ils en ont le pouvoir, il appartient
aux médecins de « sauver des vies ».
C'est ce que pensent les médecins opposés à la liberté d'avorter. L’arrêt Morgentaler est cependant venu leur rappeler que le
corps d’une femme n’appartient qu’à cette femme.
Pour sa part, la loi 52 précise noir sur blanc que la vie et la mort d’une personne humaine n’appartiennent qu’à elle-même.
Marc Zaffran/Martin Winckler
ecoledessoignants@gmail.com
Post-Scriptum :
Dans mon roman En souvenir d'André, (P.O.L, 2012) j'imagine une société dans laquelle, après une période de prohibition de l'euthanasie, puis de légalisation, on en vient à faire de la mort volontaire et assistée une décision individuelle, non encadrée par un médecin, mais vécue dans l'intimité, entouré par les proches de son choix. Dans ce monde futur, lorsque des personnes isolées décident de mettre fin à leur jour, elles peuvent, via un protocole contractuel précis, être assistées dans leurs derniers moments par des accompagnant.e.s bénévoles.
Je ne crois ni nécessaire ni souhaitable que la mort soit toujours encadrée par un médecin ou un professionnel de santé. Pas plus que la naissance ou n'importe quel autre processus physiologique. Je pense en revanche (et je le suggère dans le roman) que l'accompagnement des mourants devrait faire partie des expériences offertes à tou.te.s et à chacun.e, puisqu'il s'agit d'une expérience que toutes et toutes nous devront affronter.
MZ/MW
Pour sa part, la loi 52 précise noir sur blanc que la vie et la mort d’une personne humaine n’appartiennent qu’à elle-même.
Marc Zaffran/Martin Winckler
ecoledessoignants@gmail.com
Post-Scriptum :
Dans mon roman En souvenir d'André, (P.O.L, 2012) j'imagine une société dans laquelle, après une période de prohibition de l'euthanasie, puis de légalisation, on en vient à faire de la mort volontaire et assistée une décision individuelle, non encadrée par un médecin, mais vécue dans l'intimité, entouré par les proches de son choix. Dans ce monde futur, lorsque des personnes isolées décident de mettre fin à leur jour, elles peuvent, via un protocole contractuel précis, être assistées dans leurs derniers moments par des accompagnant.e.s bénévoles.
Je ne crois ni nécessaire ni souhaitable que la mort soit toujours encadrée par un médecin ou un professionnel de santé. Pas plus que la naissance ou n'importe quel autre processus physiologique. Je pense en revanche (et je le suggère dans le roman) que l'accompagnement des mourants devrait faire partie des expériences offertes à tou.te.s et à chacun.e, puisqu'il s'agit d'une expérience que toutes et toutes nous devront affronter.
MZ/MW
Merci pour cet argumentaire très documenté pour lequel je ne suis pas d'accord et pour lequel j'aurais besoin de temps pour répondre au fond.
RépondreSupprimerMon désaccord tient à deux choses essentielles : la première est que la notion d'autonomie que vous mettez en avant n'est pas illichienne mais rawlsienne (je ne suis ni illichien fondamentaliste ni anti rawlsien fanatique mais nous sommes au centre du débat : Illich était autonomiste sans médecin et Rawls autonomiste néo libéral) ; la deuxième est que le point de vue que vous défendez s'inscrit dans une perspective que je récuse, à savoir la médicalisation totale de la société, et les exemples que vous donnez font des médecins des outils bêlants de cette médicalisation.
Je ne sais si j'aurai le courage, le talent et la constance de vous répondre mais je vois dans vos réflexions l'expression d'un néo libéralisme philosophique qui me heurte beaucoup.
Bonne journée.
Néolibéralisme rawlsien. Waou. Je me suis fait traiter (ou disqualifier) de bien des manières dans ma vie, mais c'est la première fois qu'on me disqualifie comme ça. C'est d'autant plus drôle que je tenais le même discours en 1977 et qu'à l'époque, on me disqualifiait en disant que j'étais illichien... Dommage que vous n'ayez ni courage ni constance (le talent n'y est pour rien) mais j'aurais apprécié (et les autres internautes avec moi, j'en suis sûr) une réponse argumentée autrement que par un commentaire qui, au fond, ne dit rien mais se contente de jargonner. C'est vraiment dommage. Quant à la médicalisation totale de la société, vous êtes un peu à côté de la plaque aussi : il aurait suffi, pour le savoir, de lire "En souvenir d'André". Mais ce serait trop demander que de se renseigner sur les positions de l'auteur d'un billet avant de les extrapoler à partir d'une perception subjective, et sans chercher à en discuter avec lui.
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