samedi 13 décembre 2014

"Sédation terminale" et suicide assisté : hypocrisie et réalités

Qu'est-ce que la sédation terminale ? Qu'est-ce qu'elle met en jeu, moralement, médicalement, affectivement ?

L'annonce récente, en France, par le président de la République, d'une loi sur la "sédation terminale" soulève beaucoup de questions. Ces questions, les médecins, éthiciens et citoyens belges les ont déjà posées, abordées et résolues : la Belgique dispose d'une loi très précise sur l'euthanasie. Voici le début de la description faite par François Damas, médecin belge intensiviste (réanimateur) qui a contribué activement à la rédaction, l'instauration et la supervision de la loi belge, dans son livre La mort choisie – comprendre l'euthanasie et ses enjeux. (Ed Madraga, 2014)
MW.

"La sédation en fin de vie, c’est l’administration au malade de médicaments sédatifs de manière à lui faire perdre conscience, afin de le soulager de souffrances réfractaires aux traitements conventionnels. Selon l’intensité de la sédation que l’on cherche à procurer au patient, on parle de sédation légère ou profonde, et de sédation continue ou intermittente. La sédation est plus ou moins profonde selon que le patient peut plus ou moins être réveillé par la stimulation. Une fois que le patient est « sédaté » suffisamment pour ne plus être éveillé par une stimulation forte ou douloureuse, on atteint, ne craignons pas de le nommer, le stade de coma médicamenteux. On recommande de doser le degré de sédation par le niveau du contrôle des souffrances. Ce n’est pas l’inconscience qui est recherchée en soi, mais bien le soulagement des souffrances, s’il le faut, jusqu’au coma. À ce stade, le patient a perdu la conscience et ne communique plus. Dans ce chapitre, seule nous intéresse la sédation profonde et continue administrée en fin de vie. Je n’envisagerai pas la sédation légère et intermittente, une pratique très répandue pour tous les actes un peu invasifs ou douloureux, ni la sédation profonde et continue, très répandue aussi en soins intensifs et en réanimation, que l’on utilise pour soigner les malades gravement atteints mais qui ne sont pas en fin de vie. Non : dans ce chapitre, il s’agit bien d’une sédation particulière, celle appliquée au terme de la vie d’un malade que l’on rend inconscient jusqu’à son décès.
Ce traitement a reçu diverses qualifications comme « sédation terminale » ou « sédation palliative ». Je préfère le terme « sédation en fin de vie » parce que le mot « terminal » pourrait donner à penser qu’elle est l’expression de l’intention de celui qui prescrit la sédation. L’expression « sédation palliative » se défend puisque elle est prescrite dans un contexte palliatif, mais tendrait à faire penser que sa prescription ne serait réservée qu’aux médecins palliativistes. La sédation en fin de vie est donc un mode de traitement pour un patient en souffrance majeure qui a atteint la phase terminale de sa maladie. Nous parlons ici de souffrances réfractaires face auxquelles les traitements conventionnels sont impuissants : ils sont incapables de les calmer, ou ils nécessitent un délai d’action bien trop long, ou ils n’agissent qu’aux prix d’effet secondaires bien trop lourds.
Pour rappel, les souffrances rencontrées par les malades en fin de vie ne se limitent pas à la douleur. Il y a bien d’autres sensations : étouffement et manque d’air, nausées, vomissements, hallucinations, délire, agitation extrême, convulsions. La sédation profonde et continue ne peut s’administrer que chez un patient dont l’espérance de survie ne dépasse plus les deux semaines et qui est donc clairement en phase terminale. Il a entamé sa dernière étape, de laquelle il ne sortira plus. Il n’y aura plus de retour en arrière possible. Faire perdre conscience au malade jusqu’à son décès est toutefois une décision grave, puisqu’à partir de ce moment, il ne pourra plus communiquer avec ses proches. Pour certains, ce sera comme s’il était déjà mort.
Pour d’autres, cette période de sédation, qui peut s’étendre de plusieurs heures à plusieurs jours, peut être mise à profit pour un dernier accompagnement. Mais pour d’autres encore, elle sera vécue comme une euthanasie lente, surtout quand la sédation s’accompagne d’un arrêt de l’alimentation et de l’hydratation. Le malade, plongé dans un tel coma médicamenteux, n’est plus capable de se nourrir et de s’hydrater. Faut‐il pallier cet arrêt par une administration artificielle alors que le malade est en train de mourir ? Pour beaucoup, l’alimentation, c’est la vie ; retirer l’alimentation, c’est donc retirer sciemment la vie au malade. Le raisonnement que l’on doit tenir est simple : c’est celui du confort du patient. La sédation est administrée pour soulager le malade et lui procurer enfin du confort, même s’il est inconscient. L’alimentation et l’hydratation participent‐t-elles au traitement de confort ? Si oui, il faut les continuer, si non, on peut les interrompre. On sait depuis longtemps que poursuivre une hydratation normale chez le patient en fin de vie est de nature à accroître son inconfort et ses difficultés, en particulier par augmentation de l’encombrement des voies respiratoires supérieures.
Mais si, pour certains, arrêter l’alimentation et l’hydratation relève de l’inadmissible, ils doivent se rendre compte qu’en réalité, le patient qui a atteint ce stade a déjà depuis longtemps cessé de manger et de boire. Forcer une alimentation, dans ce contexte de fin de vie imminente, s’apparente à de l’acharnement. Il faut donc être clair quand on prend une décision de sédation de fin de vie. Et de grandes questions se posent. Qui va décider d’une sédation ? Qui la mettra en pratique ? Qui surveillera et adaptera les quantités de médications à administrer ?
La sédation demeure une décision médicale. Mais plusieurs acteurs peuvent être à la source de cette décision. Le patient lui-même peut réclamer qu’on l’endorme parce qu’il n’en peut plus. Il est, sans aucun doute, la source la plus légitime. À mon sens, décider d’une sédation en fin de vie est aussi grave qu’accepter une demande d’euthanasie. Mais il relève du choix personnel du patient de préférer une sédation à une euthanasie, et ce choix doit être respecté. Le praticien doit seulement s’assurer que ce que désire le patient n’est pas justement une euthanasie. Car il doit prévenir son malade qu’une fois « sédaté », (c’est à dire en coma) il ne sera plus capable de la demander. Au cas où son souhait serait d’être euthanasié, il ne serait pas juste que le médecin propose une sédation plutôt qu’une euthanasie. Masquer une euthanasie que l’on ne veut pas faire par une sédation de fin de vie est alors un mensonge au patient et une faute médicale. Philippe Bataille, directeur à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, a publié un cas semblable dans son livre À la vie, à la mort, l’euthanasie, le grand malentendu. Il raconte le cas d’une personne atteinte d’un accident vasculaire cérébral responsable d’un syndrome de verrouillage (« locked‐in »), qui avait demandé une euthanasie et qui, contrairement à ses volontés, a été sédaté et est mort au vingtième jour de déshydratation." (…)

Une question non résolue

Comme le suggère clairement François Damas, la sédation ne résout pas la question centrale, à savoir celle de la liberté d'un individu et de la possibilité de mettre fin à sa vie sans souffrances pour lui, et de manière aussi peu traumatisante que possible pour ses proches. 

Le suicide est un geste grave. Le moment auquel on décide de mettre fin à ses jours n'a pas la même signification selon qu'on est adolescent, jeune adulte, homme ou femme ayant déjà vécu plusieurs décennies. Elle n'a pas la même signification selon la manière dont on procède. Et, bien entendu, elle n'a pas la même signification selon les motivations - énoncées ou non - de la personne qui se suicide. 

Il me semble cependant que la situation de maladie incurable ou terminale n'est pas du tout la même que celle d'un.e adolescent.e qui se pend dans sa chambre après avoir été harcelé pendant des mois par ses condisciples, ou celle d'un adulte souffrant de dépression mélancolique profonde. Dans ces cas-là, on est en droit de penser que si le harcèlement cesse, si la dépression est surmontée, la personne concernée ne chercherait pas à mourir : elle aurait pour perspective de vivre, et de vivre bien. 

De même, comme les palliativistes britanniques qui ont commencé à l'écrire après-guerre, je suis de ceux qui pensent qu'une personne qui ne souffre pas n'a pas envie de mourir. Aussi, dans ma pratique, j'ai toujours obéi à la vieille maxime : "La douleur a raison contre le médecin." Lorsque quelqu'un souffrait physiquement ou moralement, je n'avais de cesse de trouver ce qui pouvait l'empêcher de souffrir et de lui permettre de se remettre à vivre. 

Il n'en reste pas moins que parfois, ne plus souffrir et se remettre à vivre n'est pas possible. Parce qu'il n'y a pas de vie possible à l'horizon et qu'il ne reste plus que la souffrance, physique et/ou morale. 

La sédation en fin de vie peut être une solution pour certaines personnes, et il ne faut certainement pas l'écarter. Elle n'est cependant pas un substitut à la mort médicalement assistée, à la mort choisie. Elle ne fait disparaître que la douleur physique, mais prolonge l'agonie du patient, la souffrance morale de la famille, les frustrations de l'équipe soignante. 

Une position morale intenable 

Dans une autre situation médicale, une sédation de ce type est impensable : 
Qui trouverait acceptable d'annuler la douleur d'une fracture ouverte, mais d'attendre qu'elle se répare toute seule ? Qui trouverait acceptable de calmer les douleurs abdominales d'une appendicite, mais de ne pas l'opérer ?  
En quoi serait-ce éthique - je veux dire : en quoi serait-ce moralement bon  

J'entends ici l'objection numéro un des médecins : "Nous ne sommes pas là pour tuer, mais pour sauver des vies !!!" 

Et cette position morale est intenable. D'abord, parce qu'elle ne correspond pas à la réalité : peu de médecins ont pour fonction (ou même l'occasion) de "sauver des vies", ils sont avant tout là pour soulager, et accompagner les patients dans leurs choix de vie. 

Quant au "refus de tuer", c'est encore une fois placer la mort assistée sous la seule responsabilité du médecin. Or ce n'est pas au médecin, mais au patient - sauf instruction explicite de sa part - de décider de son sort (ou de choisir, s'il n'est pas conscient, qui décidera pour lui). 

C'est le patient qui choisit de prendre ou non un traitement, de faire ou non pratiquer une vaccination, de subir ou non une intervention. C'est la même chose quand une femme ou un homme décident de procréer ou optent pour une ligature de trompe ou une vasectomie. C'est toujours le cas quand quelqu'un décide de se pendre ou d'avaler des comprimés : il ne demande pas l'autorisation du médecin avant de le faire. Aucune personne n'a besoin de l'autorisation d'un médecin pour décider de sa vie. Quelle vanité peut donc bien faire croire à tant de médecins que les individus ont besoin de leur autorisation pour mourir ?  

Les patients atteints de maladie incurable ou terminale qui désirent mourir n'ont pas besoin de l'autorisation des médecins, ni même du soutien de tous les médecins ; ils ont besoin que les médecins qui décideront, librement, de les aider puissent le faire en toute transparence, légalement, sans ambiguïté, sans risque d'abus et surtout sans violence. Ils ont besoin d'être entendus comme des sujets, des personnes qui décident de leur vie, et non comme des individus infériorisés par la maladie et le statut de ceux qui ont fait le diagnostic et décidé le traitement. 

Il est d'ailleurs caractéristique que la tolérance au suicide assisté augmente à mesure qu'on s'éloigne des pays de tradition catholique. Le catholicisme a toujours été extrêmement paternaliste : il a longtemps dicté à ses ouailles non seulement leurs actes mais aussi leurs pensées. Le protestantisme (et le judaïsme) ont plutôt pour posture que chacun est responsable de ses pensées et de ses actes. Lorsque les médecins cessent de croire (et d'affirmer) que leurs valeurs morales sont supérieures à celles des patients, alors la liberté de décision et le respect du choix des patients devient possible. C'est la norme éthique en Angleterre, aux Pays-Bas, en Scandinavie, au Canada. C'est loin de l'être en France ou en Italie. 

Pourquoi légiférer le suicide assisté ? 

D'abord, passons rapidement sur le terme : "suicide (médicalement) assisté". Je sais qu'il déplaît à certains - des deux côtés. Il a au moins le mérite de dire exactement de quoi il s'agit : une mort décidée par l'intéressé, assistée par le médecin. L'un procure les médicaments nécessaires, l'autre effectue (ou guide) leur administration. Si vous avez une meilleure expression à proposer, je vous en prie, faites-le. 

Ensuite, et de manière plus cruciale : ce que nous disent les patients atteints de maladie incurable ou terminale (et le livre de François Damas contient de nombreux témoignages) c'est, tout simplement : "J'aimerais sortir de la vie au jour de mon choix, sans douleur pour moi, et en nous épargnant à ma famille et à moi, l'angoisse et l'horreur d'une mort violente ou d'une agonie interminable." C'est une requête légitime, que beaucoup de médecins, probablement, voudraient voir honorée pour eux-mêmes s'ils étaient dans cette situation. (Il est déjà établi que la plupart des médecins sont plus critiques que les patients quant aux espoirs que représentent certains nouveaux traitements ; et qu'ils appliquent à leurs patients en phase terminale des mesures de réanimation qu'ils refuseraient pour eux mêmes.)  

Cette requête légitime, comment serait-il acceptable, moralement, de la refuser à autrui ? Comment les médecins qui se retranchent derrière le "Je ne suis pas là pour tuer" peuvent-ils penser, en toute innocence, que leur point de vue est le seul qui soit moralement valide - et qu'il annule le désir d'autres médecins d'assister les patients qui désirent mourir ? La "clause de conscience" des médecins opposés à l'avortement ne disqualifie pas la conscience de ceux qui la pratiquent. Il en irait de même pour le suicide assisté, s'il était dépénalisé et encadré par la loi. 

Les malades qui n'en peuvent plus de vivre et désirent mourir ont besoin d'une loi qui non seulement respecte leur liberté mais disent très clairement que la mort est une décision personnelle beaucoup trop importante pour l'abandonner à certains médecins, à leurs valeurs et à leurs états d'âme. Ils ont besoin d'une loi qui reconnaisse cette liberté à tous, quel que soit son statut social. 

Une situation profondément inégalitaire


En France aussi, l'euthanasie et le suicide assistés existent déjà, mais se pratiquent à la discrétion des médecins et plus facilement lorsque le patient fait partie d'un milieu favorisé : trouver un médecin bienveillant (ou accommodant), se procurer les médicaments adéquats, ça n'est pas très difficile quand on a les moyens. Et les médecins ne risquent pas grand-chose.  

En France, les inégalités sociales en matière de santé sont flagrantes. Elles le sont dans tous les domaines du soin, ce qui veut dire que c'est la même chose en situation de maladie terminale ou incurable. Et beaucoup de médecins qui pourraient assister les patients démunis dans cette situation ne sont pas protégés et, de manière bien compréhensible, ne le font pas. 

Quant aux institutions - des urgences au centre de cancérologie en passant par les services de long séjour et les unités de réanimation - tout dépend de la structure de l'unité concernée, de la qualité relationnelle de l'équipe, du caractère collégial ou dictatorial de sa direction. Bref, tout dépend de l'éthique des professionnels de santé à qui on a affaire ! 

Autrement dit, aujourd'hui comme hier, certains citoyens ont, face à cette décision cruciale, plus de liberté que les autres. Et les lois existantes (Loi Léonetti, Loi Kouchner sur les droits du patient) ne sont pas appliquées. En pratique, les patients ne sont pas écoutés. 

Toute loi qui envisage de dépénaliser la sédation terminale sans permettre aussi le suicide assisté à tout citoyen ne fait que pérenniser la situation actuelle, dans laquelle le corps médical décide, souverainement, de la manière dont on agonise ou meurt. 

Une loi qui avalise cet état des choses est donc, purement et simplement, hypocrite et inique. 


Martin Winckler/Dr Marc Zaffran


Pour écrire au blog ou proposer un texte sur le même sujet :

<ecoledessoignants/at/gmail.com>

jeudi 4 décembre 2014

Pour en finir avec le serment d’Hippocrate

Le serment d'Hippocrate, qu'invoquent indûment certains médecins quand ils veulent se draper dans leur honorabilité, appartient à la préhistoire de l'éthique médicale, tout comme la saignée appartient à la préhistoire de la thérapeutique. Dans le texte qui suit, j'explique pourquoi il n'est plus sérieux de le prendre au premier degré. 
Pour savoir ce qu'est l'éthique biomédicale moderne, lisez ce texte-ci
MZ/MW

(Extrait de "Le patient et le médecin") 

"En Occident, le guide moral le plus ancien destiné aux médecins est ce qu’on nomme le serment d’Hippocrate. Quoiqu’il ait été remplacé dans tous les pays développés par des serments solennels plus adaptés aux réalités d’aujourd’hui, il continue régulièrement à être invoqué comme un texte sacré, censé guider tous les gestes et pensées futures du praticien qui le déclame à l’aube de sa carrière.
Quand on l’examine de près, c’est cependant un texte très problématique.
Voici la traduction qu’en fait Emile Littré à la fin du 19e siècle :
"Je jure par Apollon médecin, par Esculape, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et l'engagement écrit suivant : Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents. Je partagerai mon avoir avec lui, et s'il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je considérerai ses enfants comme mes frères et s'ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les autre parties de l'enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêtés serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et j'écarterai d'eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d'y recourir. Je ne remettrai pas d'ovules abortifs aux femmes.Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s'en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je n'entrerai que pour le bien des malades. Je m'interdirai d'être volontairement une cause de tort ou de corruption, ainsi que tout entreprise voluptueuse à l'égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai autour de moi, dans l'exercice de mon art ou hors de mon ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un secret.
Si je respecte mon serment sans jamais l'enfreindre, puissè-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si je viole et deviens parjure, qu'un sort contraire m'arrive! "

Hippocrate aurait vécu entre 460 et 370 avant notre ère. Son nom est mentionné par Aristote, au 4e siècle et sa première biographie date du 2e siècle. On sait, en réalité, très peu de choses à son sujet. Son principal apport théorique à la médecine aurait été d’avoir, le premier, postulé que les maladies n’étaient pas une vengeance ou une malédiction des dieux, mais des phénomènes liés à l’environnement, au régime alimentaire et au mode de vie. Outre le serment qui porte son nom, on lui attribue de nombreux traités de médecine (le « corpus hippocratique ») ; les historiens s’accordent cependant à dire que ces textes sont dus à plusieurs auteurs, et datent d’époques diverses.
Dès 1943, l’helléniste anglo-saxon Ludwig Edelstein suggérait que le fameux serment avait été rédigé ou retouché par des membres de l’école pythagoricienne, au 4e siècle avant notre ère, et non par Hippocrate au siècle précédent.
Cette précision historique permet de mieux comprendre l’analyse du serment publiée par le site du conseil de l’Ordre des médecins belges.[1] (Sur le site de l’Ordre français on trouve une version modernisée du serment, sensiblement différente de la version de Littré, et elle ne s’accompagne pas d’une analyse historique…)
La première partie du serment, lit-on sur le site de l’Ordre belge, est « un contrat fixant les garanties morales et financières auxquelles devaient s'engager les seuls disciples extérieurs à la famille. En échange de son entrée dans la famille hippocratique, le disciple versait de l'argent et promettait de subvenir aux besoins matériels de son maître s'il venait à connaître des difficultés. A ces conditions, le disciple recevait un enseignement et le droit de le transmettre gratuitement à ses fils. La première partie de ce serment avait donc pour rôle essentiel de préserver les intérêts et les privilèges de la famille des Asclépiades, détentrice du savoir médical, à partir du moment où ce savoir fut ouvert aux autres. »
Le serment est donc, clairement, l’expression des valeurs morales d’une famille (ou plutôt d’un clan) de médecins, non de l’ensemble des praticiens exerçant à l’époque de sa rédaction. De fait, Hippocrate appartenait à la famille des Asclépiades, laquelle disait descendre d’Asclépios (ou Esculape, pour les Latins), dieu de la médecine ! Voici de quoi mettre relativiser le caractère « exceptionnel » du texte.
La deuxième partie du texte définit les obligations des médecins vis-à-vis des malades.
Jamais je ne remettrai du poison a été longtemps compris comme une prohibition de l’euthanasie ou du suicide assisté et Je ne remettrai pas à une femme de pessaire abortif comme une condamnation de l’avortement. Or, dans l’Antiquité grecque, le suicide était considéré comme une erreur mais non comme un crime (ce n’était pas le « péché » qu’y voit le Catholicisme) ; par ailleurs, dans d’autres textes attribués à Hippocrate, on lit que l’avortement était couramment pratiqué par les sages-femmes, à qui les médecins devaient, en cas de besoin, prêter assistance. L’une et l’autre pratiques étaient en revanche rejetées pour des raisons morales par les Pythagoriciens, qui sont donc plus susceptibles qu’Hippocrate ou ses disciples directs d’avoir introduit ces interdits dans le serment. Il faut également se rappeler que les femmes étaient soumises à la volonté des hommes pour toutes les décisions les concernant. Ne pas remettre de pessaire abortif à une femme ne voulait donc pas nécessairement dire qu’on ne le remettrait pas à son mari… De même, le rejet de la chirurgie (Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s'en occupent) est étrange quand on sait que le « corpus » hippocratique (ensemble des textes attribués à Hippocrate) décrit maintes interventions chirurgicales ; on le comprend mieux quand on sait que les Pythagoriciens méprisaient la chirurgie et recommandaient les régimes, que d’ailleurs le serment mentionne avant tout autre traitement. En outre, l’opposition entre médecins et chirurgiens met à mal une nouvelle fois le caractère « universel » du serment en disant explicitement qu’il est l’expression d’une école parmi d’autres.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la valeur « exemplaire » d’un texte de l’Antiquité est toujours sujette à caution. Les versions les plus anciennes ne sont jamais des originaux, mais des copies-de-transcription, moyen relativement récent par lequel on s’est mis à recueillir et diffuser des textes transmis et transformés pendant des siècles par voie orale. Le « serment d’Hippocrate » nous est parvenu parce que certaines de ces copies ont été conservées. Mais celles dont nous disposons sont probablement des énièmes versions remaniées, refondues, réécrites, voire réinventées : on retrouve les termes mêmes du serment dans des manuscrit chrétiens du Moyen-Age au début desquels le Christ tient la place des dieux grecs. 
On sait qu’à la même époque (et parfois bien plus tôt) les médecins de l’Egypte ancienne, des Hébreux ou de Chine obéissaient à des préceptes différents mais leurs textes n’ont pas été conservés ou restent inaccessibles faute de traduction. La transmission de ce serment ne prouve donc nullement que tous les praticiens de son époque obéissaient à ses préceptes, il indique simplement que ce texte fut adopté par les groupes dominants de l’époque, ce qui lui a permis d’être conservé et de nous parvenir.
Si le christianisme (qui contrôla la médecine pendant de nombreux siècles) avait, en lieu et place du serment d’Hippocrate, choisi de retenir, par exemple, la prière attribuée à Maïmonide, [2] médecin juif qui vécut et exerça à Cordoue et au Caire au douzième siècle de notre ère, c’est celle-là que l’on déclamerait aujourd’hui. Aurait-elle, pour autant, valeur universelle ?
Aujourd’hui, il est raisonnable de considérer le serment d’Hippocrate avant tout comme un document historique, et non comme un texte sacré duquel la médecine se serait fidèlement inspiré jusqu’à ce jour.
Dans son livre Bad Medicine David Wooton rappelle par ailleurs que tous les textes d’Hippocrate n’ont pas été traités de la même manière. L’un de ses traités décrit en effet en détail des méthodes destinées à immobiliser ou réduire les fractures. Pourtant, les écoles médicales qui ont suivi Hippocrate ont souvent délaissé ces techniques (pourtant efficaces selon les critères d’aujourd’hui) et "leur ont préféré la saignée et la cautérisation par le feu, qui l’étaient beaucoup moins…"






Pour savoir ce qu'est l'éthique biomédicale moderne, lisez ce texte-ci





[1] http://ordomedic.be/fr/l-ordre/serment-%28belgique%29/serment-hippocrates/ - Consulté le 14 août 2014
[2] http://www.aly-abbara.com/museum/medecine/pages_01/Serment_maimonide.html
Consulté le 14 août 2014.

mercredi 3 décembre 2014

L'éthique biomédicale : définition, principes et exemples tirés de "Docteur House"


Le mot "éthique" – ou "bioéthique" lorsqu'il est question de santé et de sciences du vivant – est de ceux qui font fuir, parce que certains l'assénent comme un coup de massue ou un argument d'autorité, ou l'invoquent en présupposant que tout le monde sait de quoi il s'agit et en suggérant que ceux qui ne le savent pas sont incultes, voire méprisables. Or, il ne s'agit pas d'un mot sale, méprisant ou hautain, mais d'un mot estimable. Et ce qu'il désigne ne l'est pas moins. Qui plus est, ce qu'il évoque en premier lieu, c'est précisément l'estime que tout un chacun devrait manifester – dans ses paroles ou ses actes – envers tout un chacun.

Cet article est destiné à éclaircir ce que recouvre le terme de bioéthique" dans le cadre de ce blog et des textes qui y sont et seront publiés. Il définira aussi ce que l'on nomme "l'éthique clinique" et décrira ses grands principes.

L'éthique, au sens large, c'est la somme des principes que l'on entend respecter pour faire ce qui est "bon" (ou "bien"). Pour certains, éthique est synonyme de morale. Pour d'autres, l'éthique est une approche intellectuelle plutôt qu'une suite de règles à suivre à la lettre, comme le sont (en principe) les différentes versions des "dix commandements" qu'on peut trouver dans l'Ancien Testament.

Schématiquement, on peut définir trois grandes "formes" d'éthique, trois manières d'appréhender ce qui est "bon".
- l'éthique de la vertu qui veut que soient bonnes les actions effectuées par une personne bonne (vertueuse)
- l'éthique déontologique, qui veut que soient bonnes les actions conformes à un code, à une liste de règles éthiques (déontologie)
- l'éthique conséquentialiste, qui veut que soient bonnes les actions dont le résultat est bon. L'utilitarisme est une forme de conséquentialisme qui veut que soit "bon" l'acte qui produit le plus de bonheur ou de bien-être au plus grand nombre de personnes. (C'est sur ce principe, par exemple, que se fondent les campagnes de vaccinations...) 

(Il existe  d'autres approches, telle l'éthique féministe ou éthique du care, mais elles complètent les grands domaines de l'éthique, elles ne les excluent pas.) 

La bioéthique est l'ensemble des principes découlant de ces trois grands domaines et destinés à servir de normes morales dans le domaine du vivant ; on parle d'éthique biomédicale quand il s'agit de la santé, mais la bioéthique concerne aussi les activités et comportements humains envers les animaux et la biosphère dans son ensemble.

Comment est née la bioéthique ? 

Ces normes ne sont pas nées du jour au lendemain. Jusqu'en 1945, les règles morales et de comportement qu'étaient censés respecter les médecins étaient essentiellement fondées sur des concepts religieux et une déontologie (un code de conduite) édictée par les médecins eux-mêmes. Comme l'a montré le comportement des médecins nazis (mais ils étaient loin d'être les seuls), ces règles n'étaient pas du tout suffisantes pour protéger les non-médecins des actions des médecins, dans les camps d'extermination comme ailleurs. De tous temps, les médecins ont pratiqué sur les personnes malades (et souvent aussi sur celles qui ne l'étaient pas) des gestes dont il était parfois difficile de dire s'il s'agissait de soins, de cruauté, de punition ou, tout bonnement, d'activités expérimentales.

A partir de 1947, le code de Nuremberg et d'autres déclarations internationales qui s'en inspiraient ont énoncé des règles de conduite plus strictes, centrées sur le respect de l'individu. La bioéthique, née dans les années 60-70, a pris le relais. Elle n'est plus le résultat des réflexions des seuls médecins, mais celle de professionnels de santé, de philosophes, de théologiens, de biologistes, de juristes – bref, d'un débat multidisciplinaire auquel, en principe tout citoyen est en droit de participer.
Il est important de rappeler que ces règles sont nées de la réaction à une situation très particulière : celle de l'arbitraire des médecins nazis qui expérimentaient sur les prisonniers pour soit-disant servir la science… et améliorer la "race aryenne".

Le principe central de l'éthique biomédicale est le consentement éclairé.
Ce principe signifie que tout médecin (ou professionnel de santé) a l'obligation d'obtenir l'accord (le "consentement") de toute personne à qui il va donner des soins ET de lui indiquer très précisément (de "l'éclairer" sur) la nature de ces soins, leurs avantages et leurs inconvénients, les risques qu'ils comportent, ce qu'on peut en attendre – ainsi que toute information complémentaire que la personne concernée peut être amenée à demander…

Le consentement éclairé est bien entendu au centre des principes d'éthique de la recherche, qui guident, en principe, l'expérimentation des médicaments dans les pays développés. Je dis "en principe" parce que, dans la réalité, ces principes ne sont pas appliqués partout. S'il est quasiment impossible d'obtenir des fonds publics au Canada pour effectuer une étude scientifique portant sur des être humains sans que le protocole ait été examiné et agréé par un comité d'éthique de la recherche, c'est monnaie courante en France, par exemple…

Fondamentale, la notion de consentement éclairé dicte qu'un professionnel de santé a l'obligation morale de traiter tout patient comme une personne libre et autonome, non comme un mannequin (1) : consentement (et liberté de refuser) et information ne sont pas optionnelles, elles sont consubstantielles à une pratique médicale qui se veut (et se dit) "éthique".

Le consentement éclairé est une démarche et non une fin. Il n'est pas accordé une fois pour toutes : on doit, en principe, demander le consentement pour chaque geste ; et ce consentement peut être retiré à tout moment ou accordé pour certains gestes, non pour d'autres. C'est un processus continu : ainsi, il n'est pas possible de tout expliquer en une fois, et les demandes "d'éclairage" émises par le patient doivent être honorées à tout moment par le professionnel de santé.


Qui définit et suit les principes de bioéthique ? 

Les pays anglo-saxons sont depuis 1945 les plus avancés dans la réflexion bioéthique. En langue anglaise, l'ouvrage de référence est Principles of Biomedical Ethics de Beauchamp et Childress. (Il existe une version française.) 

En France, la réflexion bioéthique est loin d'être aussi développée, pour des raisons historiques et sociétales (poids culturel du catholicisme, par opposition à l'influence des cultures protestante et juive dans les pays sus-désignés). C'est ce qui explique, en particulier, que la Belgique et le Québec disposent, depuis 2004 et 2014 respectivement, de lois encadrant la pratique de l'euthanasie en fin de vie, alors qu'en France…
Ce retard explique aussi que la littérature consacrée à la bioéthique soit surtout publiée en langue anglaise – même si le Québec est très actif dans ce domaine.

Le même retard explique enfin que dans l'Hexagone, l'attitude de nombreuses institutions de soin (et de leurs membres) soient aussi peu respectueuses de l'éthique. La médecine française peut être qualifiée de "paternaliste" - ce qui signifie que les praticiens français se comportent comme s'ils savaient mieux que les patients quelles décisions prendre. Ce paternalisme, faut-il le préciser, est contraire aux principes de bioéthique contemporains car contraire au respect de l'autonomie du patient. La loi sur les droits des malades (2002) a pourtant mis les points sur les i, mais il semble que beaucoup de médecins ne sachent pas lire.

Les principes de bioéthique n'ont pas cours seulement dans les pays anglo-saxons : les communautés médicales du Pays-Bas, de Scandinavie, du Bénélux, de Suisse et un certain nombre de praticiens et d'éthiciens français, allemands, espagnols, italiens, font de leur mieux pour les respecter et les faire connaître.

Il existe de nombreux ouvrages de référence sur la bioéthique en français. Vous en trouverez un certain nombre (ainsi que des développements plus précis sur certains points) dans l'article "Bioéthique" de Wikipédia.

Quels sont les grands principes de la bioéthique ? 

Les grands principes (décrits sur le site des hôpitaux universitaires de Genève…) sur lesquels se fondent une pratique éthique du soin sont au nombre de quatre ;
- le respect de l'autonomie du patient : tout soignant doit faciliter, accompagner et respecter les décisions prises par le patient. Le consentement éclairé est une condition essentielle de cette autonomie. Le respect de la confidentialité l'est aussi.
- la bienfaisance : tout soignant doit agir dans l'intérêt du patient
- la non-malfaisance – ou encore : "D'abord, ne pas nuire." S'y rattache le principe dit "du double effet" – selon lequel il peut être éthique de causer un mal (une prise de sang) pour un bien (l'analyse utile des composants du sang). Il peut être moralement justifié de soulager la douleur en administrant de la morphine à un cancéreux au stade terminal même s'il existe un risque de hâter sa fin : le bien (soulager les souffrances) l'emporte sur le mal (réduire le temps de vie).
- la justice : tous les soignants doivent délivrer des soins de manière équitable à tous les patients.

Ces quatre principes ne sont pas hiérarchisés ; ils ne s'excluent pas mutuellement mais doivent être pesés ensemble en permanence. Quand un dilemme éthique apparaît, c'est l'examen de la situation sous tous les angles qui permet de prendre la décision la plus éthique (ou la moins "non-éthique"). Mais il est possible que, dans une situation, ce soit le principe d'autonomie qui l'emporte, tandis que dans une autre, ce soit le principe de justice ou de non-malfaisance.

L'éthique clinique envisage et discute l'application des principes de bioéthique à la clinique, c'est à dire à toute interaction entre un professionnel de santé et un patient. C'est en quelque sorte de l'éthique "situationnelle", appliquée à la rencontre soignant-soigné. En langue anglaise, le livre de référence est Clinical Ethics: A Practical Approach to Ethical Decisions in Clinical Medicine, de Jonsen et al. Dans cet ouvrage, Jonsen développe une approche qu'on qualifie de "casuistique" (fondée sur des "cas", des "vignettes", des situations servant d'exemple) ou encore "contextualiste". L'ouvrage le plus récent en français sur le sujet est celui d'Hubert Doucet, L'éthique clinique. Pour une approche relationnelle dans les soins. 

Les comportements éthiques et non-éthiques au jour le jour

Il n'est pas toujours simple pour un professionnel de santé d'avoir un comportement éthique. Plus la situation est compliquée, plus les interrogations morales sont grandes. Mais dans les situations courantes, les principes s'appliquent assez simplement.

Le principe d'autonomie impose à tout professionnel de santé de traiter les personnes avec respect. Ce qui exige non seulement d'être poli et accueillant, mais aussi rassurant et délicat et de n'être ni méprisant, ni menaçant, de ne pas pratiquer de chantage ou de dénigrement, etc. Il impose aussi de répondre clairement aux questions, de dire la vérité, de ne pas manipuler, de respecter la loi.
Dans le cadre de la santé des femmes, par exemple, prescrire une contraception sans information et prise en compte des choix de la patiente, ou imposer une échographie endovaginale sans nécessité ni consentement, ou encore rejeter catégoriquement une demande de stérilisation sont des comportement contraires à l'éthique.

Les principes de bienfaisance et de non-malfaisance imposent de donner les meilleurs soins et de rejeter les procédures et traitements dont l'efficacité n'est pas démontrée et potentiellement dangereux.
Pratiquer une IVG en refusant une anesthésie générale, ou encore interdire à une femme qui accouche de déambuler alors qu'il est démontré que cela facilite le travail est contraire à l'éthique.

Le principe de justice impose de donner ses soins de manière équitable. "Sélectionner" les patients en faisant passer d'abord ceux qui peuvent payer un dessous de table, c'est contraire à l'éthique.

A quoi servirait-il à un patient de connaître les principes de la bioéthique ?  

Si vous n'êtes pas médecin, vous allez peut-être vous dire "Tout ça nous fait une belle jambe, les médecins "non-éthiques" se comportent comme ils veulent."

Et je vous répondrai :
La plus grande arme de ceux qui oppriment, c'est de laisser croire à leurs victimes qu'elles ne peuvent rien contre eux.

L'un des leviers (implicites) des praticiens abusifs est l'idée selon laquelle leur "autorité morale" l'emporterait sur les décisions du patient. Or, il n'en est rien.

Les règles éthiques sont précisément là pour dire que le médecin n'est pas "moralement supérieur" au patient qu'il soigne. Au contraire : il est soumis à des règles beaucoup plus strictes qu'un non-professionnel de santé. Ses obligations éthiques sont également des obligations légales : ainsi, les règles édictées par le code de déontologie médicale français figurent à l'intérieur du Code de la Santé Publique, ce qui veut dire qu'elles ont force de loi. Ainsi, par exemple, l'obligation d'informer n'est pas "affaire d'opinion" mais une obligation légale. Lorsqu'un médecin se comporte de manière contraire à l'éthique, il se disqualifie en tant que professionnel de santé et face à la loi. Le patient est alors en droit, moralement et légalement, de lui résister et -- pourquoi pas ! -- de l'attaquer.

Beaucoup de praticiens indélicats agissent de manière contraire à l'éthique par ignorance et automatisme : ils ont été formés comme ça (la "culture" des facultés de médecine déforme les futurs médecins), et ils changent d'attitude quand les patient.e.s leur indiquent clairement qu'ils/elles ne tolèreront pas que ça se produise de nouveau. Or, pour le faire, il faut être sûr.e d'être dans son bon droit – d'où cet article et ceux qui suivront. Etre convaincu.e qu'il n'est pas acceptable de se faire traiter de manière désagréable ou humiliante, c'est le début du changement.

Si certains médecins se comportent de manière inacceptable, c'est parce qu'ils se pensent intouchables. Ils se trompent. En France, déposer une plainte au tribunal de police, c'est gratuit, et ça a beaucoup plus de poids qu'une lettre au Conseil de l'Ordre. Quand plusieurs patients d'un même médecin portent plainte, ça ne passe jamais inaperçu.






Quelques exemples de dilemmes éthiques examinables par tous : 

La série Dr House est une mine de "vignettes", de cas d'éthique clinique. Je ne parlerai pas ici du comportement de Greg House lui-même, lequel mérite une analyse si approfondie que je lui ai consacré un livre entier.

House est un personnage, une figure, et non une personne réelle. Ce personnage est taillé à la serpe. Il est absolument sceptique et rationaliste ; il n'a aucune croyance mystique ou religieuse et son attitude est conséquentialiste à l'extrême : la seule chose "juste" (ou "bonne") à ses yeux est de faire le diagnostic – autrement dit, de parvenir à la "vérité". C'est avant tout un personnage de fiction, un détective-médecin (inspiré par Sherlock Holmes) qui cherche à prévenir un assassinat (celui du patient) dont l'auteur est… une maladie (ou un syndrome). Discuter de ses attitudes est un peu vain : sa "personnalité" a été conçue par des scénaristes. Si son comportement est si discuté, c'est parce que ça fait de la bonne télé, et non parce que les auteurs le voient comme un "modèle" de médecin. Il serait cependant intéressant de se demander pourquoi un personnage au comportement si controversé, à juste titre, s'est montré aussi populaire auprès de millions de gens dans le monde entier. J'y reviendrai un de ces jours... 

En revanche, les histoires racontées dans la série (les "cas" auxquels House et son équipe sont confrontés) illustrent de manière éloquente des dilemmes et/ou des transgressions éthiques. Il est tout à fait possible de concevoir un cours entier d'éthique clinique illustré par des épisodes (ou des séquences) de Dr House. (J'ai d'ailleurs délivré de tels cours à plusieurs reprises depuis que je vis au Canada…).

Les épisodes en question ne donnent pas de réponse définitive aux dilemmes éthiques qu'ils racontent (le plus souvent, dans la réalité, les choses se passeraient autrement) mais ils proposent une narration susceptible de servir de base de discussion autour des grands principes. Ils constituent ce qu'on nomme en philosophie des "expériences de pensée". (L'une des expériences de pensée les plus connues en éthique est ce qu'on appelle "le dilemme du tramway" - ou du trolley).

Quelques exemples de vignettes éthiques tirées de la première saison de Dr House :



A la fin du "pilote" (premier épisode de la série), House après de nombreuses péripéties, essais et erreurs, évoque un dernier diagnostic de la maladie dont souffre (et va mourir) sa patiente, Rebecca Adler. Or, celle-ci refuse toute exploration complémentaire. House, qui est certain d'avoir le bon diagnostic, enfin, tente de la convaincre mais elle décline sa proposition. Quand ses collègues lui suggèrent de la faire mettre sous contrôle judiciaire pour les lui imposer, il refuse, illustrant ainsi la notion de consentement éclairé : il a donné toutes les informations, et la patiente a fait un choix. Il tient à le respecter. (Principes à l'œuvre : bienfaisance, non-malfaisance, respect de l'autonomie.)




Dans l'épisode 9, "Vivre et Laisser mourir" ("DNR"), House ranime le patient qui vient de faire un arrêt respiratoire, alors même que ce patient a demandé qu'on ne le réanime pas. House passe outre pour deux raisons : l'accident n'est pas dû à sa maladie mais aux médecins (!) ; on n'a pas dit au patient que sa maladie n'est peut être pas  "incurable" comme on le croyait jusqu'à présent. (Principes à l'œuvre : autonomie, bienfaisance, non malfaisance.)



Dans l'épisode 4, "Maternity", lors d'une épidémie qui frappe des nourrissons, il apparaît que le seul moyen d'identifier une maladie consiste à faire ce qu'on appelle un "traitement d'épreuve" (on donne un médicament pour voir si ça marche ; si ça marche, c'est qu'on a fait le bon diagnostic). Or, il y a deux bébés malades et deux traitements possibles, mais on ne peut pas leur donner les deux en même temps (c'est trop dangereux) ni, faute de temps, les leur donner l'un après l'autre. Les médecins décident alors de tirer au sort lequel des deux bébés recevra un traitement, et lequel recevra l'autre. Par ce moyen, l'un des deux bébés au moins sera sauvé. (Principes à l'œuvre : bienfaisance, non-malfaisance, justice.)



Dans l'épisode 22 : "Cours magistral" ("Three Stories") un patient se voit proposer qu'on lui ampute la jambe pour qu'il survive à l'infarctus artériel qui le fait souffrir. Le patient refuse mais demande qu'on le mette en coma profond pour qu'il ne souffre pas. Une fois qu'il est endormi, sa compagne (qui devient de droit son tuteur légal pendant qu'il est dans le coma) demande aux médecins de l'opérer. (Principes à l'œuvre : autonomie du patient, bienfaisance, non-malfaisance.)

Exercice : prenez n'importe quel épisode de Dr House, Urgences ou Grey's Anatomy et identifiez les principes éthiques concernés par les histoires qui y sont racontées.

Bonne séance !

Marc Zaffran/Martin Winckler





(1) J'ai d'abord écrit "non comme un animal de laboratoire" mais certains spécialistes de l'éthique animale, comme Peter Singer, critiquent, à juste titre, l'expérimentation sur les animaux et un nombre croissants de scientifiques renoncent à celle-ci dans le cadre de leurs recherches.