NB : Je rappelle que désormais, sur ce blog, tous les termes qui désignent des personnes de toutes les genres sont utilisés sous leur forme féminine (et parfois féminine-plurielle).
Au milieu des année 1980, alors que j'étais rédacteur à la revue Prescrire, j'ai traduit et co-adapté, avec deux collègues médecin et pharmacien, des articles britanniques sur le traitement de la douleur par la morphine chez les patientes cancéreuses au stade terminal.
Alors que l'usage de la morphine était courant dans les hôpitaux britanniques depuis la fin des années 50, il ne l'était toujours pas en France.
En 1998, à la sortie de La Maladie de Sachs, la situation n'était pas meilleure : le ministre de la santé précédent (P. Douste-Blazy) avait exprimé en 1995 la volonté que le traitement de la douleur soit enseigné "dans toutes les facultés de médecine en France". (Ce qui implicitement, signifiait qu'il ne l'était toujours pas.) Trois ans plus tard, ça n'avait pas changé. Plusieurs rencontres avec des groupes de médecins me l'ont confirmé : eux-mêmes avaient du mal à obtenir un soulagement quand ils devaient se faire opérer.
Nous sommes en 2019, et je ne me risquerai pas à dire si cet objectif est atteint. Je suis convaincu que beaucoup d'enseignantes font de leur mieux pour former les étudiantes en santé à la prévention et au traitement de la douleur. Mais il est très probable qu'un enseignement aussi spécifique n'est pas assuré de la même manière (ni aux mêmes stades des diverses formations) dans toutes les écoles et facultés, car chacune dispose de son autonomie - et de ses priorités.
Le besoin, cependant, d'une information générale sur la douleur, destinée à la population, reste entier. Il ne s'est pas passé de semaine, depuis vingt ans, sans que je reçoive des témoignages de personnes dont la douleur n'a pas été traitée, ou dont les proches se sont vues refuser un traitement antalgique ("Vous n'avez pas si mal que ça !"). Ou qui me demandaient pourquoi on leur interdisait d'augmenter les doses de leur traitement alors que manifestement elles ne suffisaient pas. Ou encore, qui me demandaient pourquoi on leur répondait : "Il n'y a pas de traitement pour vos douleurs" ou "Nous ne savons pas pourquoi vous avez mal."
"A quoi ça sert d'avoir fait dix ans d'études, alors ?" demandaient-elles.
Bonne question. La douleur est un symptôme élémentaire. Qu'elle soit traitée par-dessus la jambe ou fasse l'objet de tels aveux d'impuissance a quelque chose de surprenant et de scandaleux.
Pendant le même temps, les articles et les enquêtes se sont multipliées, qui montrent à quel point le traitement de la douleur fait l'objet de préjugés de la part des professionnelles dont la mission est de la soulager. Ces préjugés sont multiples - à l'égard des femmes, des personnes âgées, des enfants, des personnes racisées, des personnes handicapées...
Des auteurs courageux ont publié des livres consacrés à la douleur au cours des vingt années écoulées. Mais leur nombre est faible en proportion des besoins, et des attentes du public.
Lorsque, à la suite de la publication des Brutes en blanc, les éditions Fayard m'ont proposé de publier un nouvel essai, en me demandant quel thème je voudrais aborder, le thème de la douleur s'est imposé immédiatement.
D'abord parce que c'est un sujet qui me tient à coeur depuis aussi longtemps que j'ai commencé mes études. Ensuite parce que, comme toute une chacune, je me posais de nombreuses questions auxquelles ma formation et mon apprentissage sur le terrain ne m'avaient pas toujours permis de trouver réponse. Je voulais, depuis longtemps, écrire pour la douleur l'équivalent de mon Contraceptions mode d'emploi (Le Diable Vauvert - J'ai Lu - 2001, 2003, 2007) : le livre pratique que j'aurais voulu pouvoir lire pendant mes études et auquel j'aurais voulu pouvoir retourner une fois en exercice. Le livre que je pourrais donner à lire à toute personne qui veut savoir et comprendre.
Il n'était pas question que je me lance seul dans l'écriture d'un livre pareil. Le traitement de la douleur est une spécialité à part entière. J'ai donc immédiatement proposé à Alain Gahagnon, généraliste et algologue (praticien spécialisé dans le traitement de la douleur), de l'écrire ensemble.
D'abord annoncé pour la rentrée 2018, le livre paraît un an plus tard. Ce délai nous a donné la possibilité de travailler encore plus pour en faire un ouvrage accessible au plus grand nombre.
C'est un gros livre (528 pages) parce que c'est un grand sujet.
Il comprend trois parties.
La première définit ce que sont la douleur, ses mécanismes et ses différentes formes dans des termes clairs et intelligibles.
La seconde est une exploration des douleurs les plus fréquentes et les plus invalidantes, du mal de tête aux douleurs neuropathiques, en passant par les douleurs provoquée par les cancers.
La troisième est un panorama descriptif et critique des traitements (médicamenteux ou non) dont nous disposons actuellement.
Ce n'est pas un livre "magique". Il ne révèle pas de traitement miracle, mais il fait l'inventaire de tous ceux qui ont montré une efficacité, et permet de comprendre pourquoi, trop souvent, ils ne sont pas (ou pas bien) employés. Et, comme vous le verrez, beaucoup de traitements sont méconnus par beaucoup de professionnelles de santé, alors qu'ils pourraient rendre d'insignes services.
Ce n'est pas un livre exhaustif (il faudrait plusieurs milliers de pages, comme les traités médicaux ) ni même définitif : nous espérons pouvoir le mettre à jour régulièrement au cours d'éditions ultérieures, avec l'aide des professionnelles et les suggestions des lectrices et lecteurs qui nous écriront.
C'est un livre solidement documenté : nous n'avons rien inventé de ce qui est écrit, mais nous nous sommes efforcés de synthétiser le plus grand nombre possible d'informations scientifiques validées.
C'est bien sûr un livre polémique et critique : il décrit très précisément tous les préjugés qui empêchent les professionnelles de soulager correctement les personnes qui souffrent, et appelle à les combattre et à les surmonter. Il parle aussi des obstacles administratifs et des confusions entretenues par agences et fabriquants.
Mais par-dessus tout, c'est un livre pratique, un livre-outil, un livre destiné à donner à toutes et tous l'élément le plus important dans le traitement et la prévention de la douleur : une information utilisable et partageable pour et par toutes !
Nous sommes très fiers, Alain Gahagnon et moi, d'avoir passé tous ces mois à l'écrire. Et très reconnaissants à Alexandrine Duhin et Agathe Matheus, des éditions Fayard, de nous avoir accompagnés, conseillés et soutenus dans cette entreprise.
En voici (ci-après) la table des matières et un extrait de la présentation.
Nous espérons qu'il atteindra son but - à savoir éclairer, encourager, soutenir et soulager les personnes qui souffrent et celles qui les soignent.
Bonne lecture !
Martin Winckler
***
Présentation
« Universelle et intime »
En 2017, la Société française d’étude et de traitement de la
douleur (SFETD) publiait un Livre blanc de la douleur dans lequel elle
établissait un constat sans appel : « Au moins 12 millions de Français
souffrent de douleurs chroniques ; pourtant, 70 % d’entre eux ne reçoivent pas
un traitement approprié (1). »
Aujourd’hui, en France, la douleur – symptôme universel d’une souffrance
physique – est en effet encore très souvent mésestimée et mal traitée, à tous
les niveaux du système de santé. Et pour cause : la formation des professionnel•le•s
laisse encore à désirer.
Deux thèses récentes montrent en effet que les étudiants en
médecine estiment ne pas avoir été correctement formés à l’évaluation et au
traitement de la douleur (2). Le Code de la santé publique (3) stipule que «
toute personne a le droit de recevoir des traitements
et des soins visant à soulager sa souffrance », celle-ci devait « être, en toutes
circonstances, prévenue, prise en compte, évaluée
et traitée ».
Malgré cela, les protocoles mis en
place dans les
hôpitaux ne sont pas toujours connus par les professionnels qui devraient les
appliquer et encore moins en médecine de ville.
Pire : aujourd’hui encore, les personnes (4) qui ont mal ne sont
pas toujours crues.
Comprendre la douleur
La douleur est universelle : tous les humains ou presque ont mal.
C’est un signal d’alarme : comme l’image qui se brouille sur un écran ou les
bruits inhabituels d’un moteur, elle nous prévient
que quelque chose « ne tourne pas rond » dans notre corps. Elle est indispensable
à l’auto-préservation et à la survie.
Notre connaissance du système nerveux et des constantes interactions
entre le cerveau et le reste du corps a beaucoup progressé. Qu’elle soit
passagère ou durable, bénigne ou signe d’une maladie grave, la douleur emprunte
toujours les mêmes voies : un « message » électro- chimique
parcourt le système nerveux jusqu’au cerveau. C’est là que la douleur se fait entendre, parfois
de manière à peine perceptible, parfois de façon insoutenable.
Malgré les progrès récents de la connaissance, les mécanismes de
certains processus douloureux restent mystérieux et certaines douleurs presque
impossibles à apaiser.
Si les mécanismes qui régissent le fonctionnement de la douleur sont
les mêmes pour tous, il est essentiel de considérer que l’expérience de la
douleur est intime et individuelle. Comme le chagrin, la peur, la joie, le
plaisir ou la fatigue, la douleur est une perception : nul ne peut la ressentir
à notre place. Nul autre que nous n’a mal comme nous. En cela, cette perception
est indiscutable : nul ne peut contester la réalité de la douleur que nous
ressentons.
Vécue par chaque personne de manière intime et unique, la douleur
agit sur nos émotions et réciproquement. Ainsi, l’apparition d’une douleur fait
naître une angoisse, laquelle accentue notre perception de la douleur.
Connaître la cause précise de la douleur atténue l’angoisse quand la cause est bénigne
et la personne entourée ; cela l’augmente quand elle est grave et si la
personne est seule – et la douleur varie en conséquence.
De fait, tout ce qui agit sur le système
nerveux modifie notre perception de la douleur : les émotions, les contacts avec les autres, les paroles, les conflits, les drogues, l’alcool, les médicaments, la musique,
les comédies que nous voyons au cinéma ou à la télévision… Avoir conscience de
ce lien intime entre la douleur et le fonctionnement du cerveau est
indispensable pour mieux soulager les personnes qui souffrent – et, d’abord,
pour ne pas aggraver leur état.
La douleur doit être au coeur des préoccupations de tout•e•s
les soignant•e•s, bénévoles, occasionnel•le•s
ou professionnel•le•s.
Pourtant, chaque jour, face à
quelqu’un qui dit « J’ai mal », certain• e•s soignant•e•s
expriment leur scepticisme. En particulier quand la cause de la douleur ne se
voit pas ou lorsque la personne qui souffre n’a pas les moyens de l’exprimer.
Ainsi, les personnes qui ont mal ne sont pas toujours soulagées comme elles
devraient l’être. Et cela parce que chaque personne perçoit, tolère – et
reconnaît – différemment la douleur de l’autre.
Pendant longtemps, on a cru que le silence ou l’immobilité des personnes âgées, des petits enfants et des nourrissons signifiait qu’ils n’avaient pas
mal. À tort. Un nourrisson qui souffre se replie sur lui- même. Et certains
individus, à tout âge, le font aussi. Cette incapacité ou
cette difficulté à apprécier la douleur de l’autre repose sur deux grands biais de
perception. Le premier tient à ce que chaque personne perçoit, tolère – et, de
ce fait, reconnaît et évalue – la douleur de l’autre avec ses propres a priori : « Celui-ci n’a pas l’air de souffrir beaucoup. » « Celle-là, je
trouve qu’elle en fait trop. »
Or, s’il n’est jamais possible de «
vérifier » qu’une personne a mal, cela ne signifie nullement que sa douleur est
imaginaire ou simulée. S’en remettre à notre propre définition de la douleur
pour jauger celle d’un•e autre est toujours source d’erreur. Une erreur que
commettent encore, malheureusement, beaucoup de professionnel• le•s de santé.
Le second biais découle des préjugés
les plus courants. D’abord, comme nous le verrons, à l’égard des femmes, qui
sont moins souvent crues et moins bien soulagées que les hommes. Ensuite, à l’égard
de l’aspect, la culture, l’ethnie, le milieu social de la personne qui se
plaint. Mais tous les préjugés nuisent aux soins. Pour soigner, il faut s’en
affranchir.
Écouter pour soulager
Il ne suffit pas d’avoir des diplômes
pour soulager la douleur ; il faut aussi avoir l’empathie, la patience et
l’humilité d’écouter la personne qui a mal. C’est une personne vulnérable, et
sa vulnérabilité l’expose à beaucoup de périls : à commencer par celui de ne
pas être crue. Aujourd’hui encore – ce n’est pas le moindre paradoxe de la
douleur –, face à un individu en souffrance, certains choisissent de garder
leurs distances : par peur, par cynisme, par fatigue, par réaction de défense,
par négligence. Souvent, aussi, par ignorance : alors même qu’il s’agit d’une
expérience quotidienne et commune à tous les êtres humains, très peu d’entre
nous connaissent les mécanismes de la douleur. Moins nombreux encore sont
celles et ceux qui ont accès aux méthodes (médicamenteuses ou non) qui
l’apaisent.
Or, la personne qui a mal n’est pas
passive : ce qu’elle ressent, ce qu’elle sait de sa douleur, ce qu’elle en dit,
sont des informations fondamentales. Quand on ne fait pas appel à l’expertise que
les premier•e•s intéressé⋅e⋅s ont de leur douleur (de leur corps), on a toutes les chances de se
tromper sur la nature du problème. Quand on est incapable d’entendre une
personne dire qu’elle tolère mal son traitement, on ne peut pas lui en proposer
un autre plus adéquat. Quand on n’écoute pas les aidant⋅e⋅s (les proches, la
famille), on passe à côté d’informations cruciales.
De sorte que, face à la douleur,
l’approche la plus efficace – et la plus éthique – est la coopération, le
dialogue, l’échange constant entre les professionnel⋅le⋅s de santé, les
personnes souffrantes et leur entourage. Pour soigner la douleur, il faut écouter
avec respect et répondre aux questions : quand il s’agit de
soulager quelqu’un, il n’y a pas de question « stupide » ou « inutile ». Il n’y
a que des questions légitimes.
D’où l’importance de faire le point non seulement sur la douleur, sur
ce qu’on en sait ou en ignore, mais aussi sur ce qu’on n’aborde jamais ou
presque : les préjugés, les inégalités, les insuffisances,
les brutalités.
Trouver un langage commun pour parler de la douleur
(Extrait de la présentation)
Alain Gahagnon et Martin Winckler
1. Le document est disponible sur le site de la SFETD.
2. « Difficulté de prise en charge de
la douleur chronique par les internes de Médecine Générale et attentes
concernant leur formation initiale », Barbour S.
et Baudin M., thèse du 08 juillet
2013, Grenoble ; Mathieu C., thèse du 10 mars 2015, Paris 7.
3. Article L1110- 5-3, loi du 2 février 2016, art. 4.
4. Plutôt que le mot « malade » (qui n’est pas
toujours approprié) ou le mot « patient• e » (qui est médical), nous
préférerons souvent le mot « personne » pour désigner celles et ceux qui ont
mal et demandent des soins.
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