Partout dans le monde, les médecins doivent
lutter avec des institutions dont les buts n’ont rien à voir avec les objectifs
de santé : le monde médical, qui se comporte souvent en milieu fermé,
exclusif et sectaire ; l’Etat, qui cherche à imposer des quotas de
patients et des restrictions budgétaires incompatibles avec la délivrance
équitable des soins ; les industriels, qui se servent des professionnels
pour promouvoir leurs produits. Ils ont d’autres ennemis, moins connus, mais
tout aussi redoutables, à l’intérieur d’eux-mêmes. C’est de ces ennemis-là que
je parlerai.
Tous les métiers de soin sont,
psychologiquement et physiquement, très exigeants. Ils nécessitent non
seulement une bonne santé, mais aussi un équilibre émotionnel et mental
excellent. Il serait mensonger d’affirmer que, lorsqu’ils commencent leur
formation, les jeunes gens qui se destinent au métier de médecin sont tous
sains et équilibrés. Le Harvard Health
Blog publiait le 16 novembre 2012 un article de Patrick J. Skerrett
rappelant qu’un praticien sur dix développe au cours de sa carrière une
addiction aux drogues ou à l’alcool. Reflet d’un trouble de la
personnalité ? Conséquences du stress au travail ? Un peu des
deux ? Toutes les réponses sont valides : vouloir devenir médecin ne met à
l’abri de rien.
Quand bien même les professionnels en
formation seraient-ils toujours équilibrés au début de leurs études qu’ils n’en
seraient pas moins confrontés à des conflits intérieurs inhérents à la nature
humaine. Les hommes ont longtemps pensé qu’ils étaient une espèce à part, et
leur comportement impérialiste sur l’ensemble de la planète, de ses ressources
et de ses autres habitants est de fait unique. Mais à titre individuel, il y a
très peu de différences entre un chimpanzé, un bonobo et un humain : à
peine une fraction de leur génome. Or, tout le monde vivant est mû par deux
pulsions inscrites dans son ADN : survivre et se reproduire. Et aucun être
humain ne peut prétendre se définir indépendamment de ses pulsions. On peut
décider de s’en affranchir mais on ne peut pas faire comme si elles n’existaient
pas.
Des
motivations contradictoires
En Amérique du Nord, il est aujourd’hui
habituel d’interroger les candidats aux études de médecine et de leur demander
pourquoi ils veulent exercer cette profession. Dans l’immense majorité des cas,
ils répondent toutes et tous la même chose : ils veulent « aider les
gens », « sauver des vies », quand ce n’est pas « contribuer
à la recherche » ou éradiquer une maladie grave. Peu d’entre eux mettront d’emblée
en avant des motivations moins « convenables » : gagner beaucoup
d’argent, accroître son prestige personnel, acquérir un statut élevé, en faire
bénéficier sa famille.
Pourtant, ces motivations
« matérialistes » ou « égoïstes » sont tout aussi communes
– et acceptables – que les précédentes. Les humains étant des animaux sociaux,
nos comportements sont sans cesse modelés et modulés par le milieu dans lequel
nous vivons. Et peu d’individus ont pour unique vocation de se mettre tout entier
au service des autres, de sacrifier à cette vocation leur propre épanouissement
ou de réduire leur contribution à leur milieu d’origine.
Ceci étant posé, voyons à quels paradoxes sont
soumis soignants en formation et professionnels en exercice.
Premier
paradoxe : un métier altruiste dans un système compétitif
Le monde médical est compétitif et
hiérarchisé. Beaucoup de futurs soignants deviennent médecins parce qu’ils ne
veulent pas être des exécutants. Mais les études sont longues et coûteuses et les
enfants des classes défavorisées y accèdent difficilement. Marquée d’entrée par
l’inégalité, la profession médicale est une compétition : c’est à qui
décrochera les postes les plus réputés, ceux qui donnent accès aux titres les
plus respectés – partant, aux pratiques les plus rémunératrices. Devenir
médecin est une foire d’empoigne, et il n’est pas possible d’en faire
abstraction quand on apprend à soigner. À moins, d’emblée, de faire une croix
sur sa carrière. Il y a donc là un premier conflit d’intérêts : souci des
patients contre plan de carrière. N’en déplaise à ceux qui affirment qu’on
peut sans difficulté accommoder l’un et l’autre, les hôpitaux universitaires
sont avant tout des lieux de prestige, voués au développement de technologies
de pointe – donc, destinées à des privilégiés
– et à la formation d’hyperspécialistes et non de soignants de première ligne. Choisir
de soigner – c’est-à-dire d’écouter et de passer du temps avec les patients – c’est
opter, de fait, pour les spécialités les moins technologiques ; en premier
lieu, la médecine générale. Ce n’est pas le choix préféré des étudiants
accédant à un poste d’interne, loin de là.
Deuxième
paradoxe : soigner hors de sa zone de confort – c’est à dire : de son
milieu
Altruisme et coopération sont des qualités
répandues dans l’espèce humaine. Si tel n’était pas le cas, aucune entreprise
collective n’aurait jamais été possible – à commencer par les grandes
migrations des premiers humains hors de leur Afrique natale. Mais l’altruisme spontané
se porte sur l’environnement immédiat : la famille proche, d’origine ou
construite. D’ailleurs, dès qu’un.e jeune adulte amorce une formation médicale,
ses parents, frères, sœurs et ascendants font appel à son savoir supposé et à
son savoir-faire croissant pour les soigner. Et ils n’ont pas de mal à obtenir
ce qu’ils demandent : tout soignant ou presque porte en lui, en elle, le désir
de s’occuper des siens. C’est même souvent ce trait de caractère qui a poussé vers
la profession. (En Amérique du Nord, l’institution médicale déconseille fortement
depuis quelques décennies de soigner les membres de sa famille, car cela
soulève des problèmes médicaux et éthiques innombrables. En France, où la
réflexion éthique est encore embryonnaire dans le monde médical, c’est encore
considéré comme allant de soi. )
L’altruisme « spontané » s’étend bien sûr au-delà
de son cercle familial d’origine : un médecin soignera aussi son conjoint et
ses enfants, les enfants des parents, ainsi qu’un certain nombre d’alliés,
amis, voisins, collègues.
En général, un médecin soignera plus volontiers
les personnes de son environnement social, ethnique, culturel, linguistique
d’origine : leurs valeurs lui sont familières, leurs codes connus, leur langage
intelligible. C’est surtout hors de ce périmètre que l’altruisme rencontre ses
limites : le patient « étranger » - par l’ethnie, la langue, la
religion, les coutumes sera moins bien accueilli. Les valeurs personnelles du
médecin s’interposent : le patient démuni, toxicomane ou séropositif, la
personne transgenre, la femme qui veut avorter ou se faire stériliser, le
membre d’une congrégation minoritaire et bien d’autres souffrent des fins de
non-recevoir que leur opposent des praticiens mal à l’aise ou hostiles. Et,
quand le soignant n’a pas ces préjugés, son engagement professionnel pour les
patients les plus défavorisés entre en conflit direct avec ses obligations personnelles :
un médecin « trop dévoué » est souvent soupçonné de « voler »
à sa famille le temps qu’il passe auprès de patients qui n’ont rien à lui
donner en retour…
Ce paradoxe n'est pas spécifique aux médecins : l'impératif moral qui enjoint de venir en aide aux autres s'affaiblit à mesure qu'on s'éloigne de son milieu d'origine.
Ce paradoxe n'est pas spécifique aux médecins : l'impératif moral qui enjoint de venir en aide aux autres s'affaiblit à mesure qu'on s'éloigne de son milieu d'origine.
La situation est d’autant plus préoccupante
que, comme le souligne parmi d’autres un article de Neumann et coll. dans la
revue Academic Medicine (2011)
intitulé Empathy Decline and Its Reasons,
la formation clinique, sectorisée et spécialisée tend à diminuer l’empathie des
étudiants en médecine plutôt qu’à l’accroître. On peut alors comprendre que,
chaque année, après avoir franchi le cap de l’examen national classant (élitisme, encore une fois),
beaucoup d’étudiants préfèrent redoubler plutôt que de choisir la filière de la
médecine générale. Quand on a perdu son empathie, les souffrances quotidiennes
des patients « ordinaires » semblent sans doute insupportables. La
perspective d’être sous-payé.e, accablé de charges et noyé dans la paperasse sous
le contrôle incessant de l’administration a sans doute aussi un effet
dissuasif.
Car la France souffre d’une contradiction irréductible
: son système de santé est (en principe) un service public ; ses médecins, eux,
sont formés pour penser comme des professionnels libéraux (même quand ils
exercent à l’hôpital). Leurs intérêts (personnels ou corporatistes) ne sont
donc pas du tout en phase avec ceux de la population. Ils sont même souvent contraires
: beaucoup de médecins préfèrent exercer en ville, près de leur faculté de
formation. Or, pour délivrer les soins à ceux qui en ont besoin il faudrait
(dès l’entrée en faculté de médecine) avertir les médecins qu’on les enverra
exercer là où on a besoin d’eux. Ils ne seraient pas les seuls, ni les premiers :
les pharmaciens, les notaires, les instituteurs et les enseignants du
secondaire n’exercent pas où ils veulent ; mais la perspective d’être
« assigné » à un lieu d’exercice qu’ils n’auraient pas choisi semble
insupportable aux membres de la première profession libérale du pays.
Troisième
paradoxe : « Faire du mal pour faire du bien. »
Comme le décrit le primatologue Frans de Waal
dans son livre L’âge de l’empathie,
l’observation des comportements d’entraide entre grands singes met en évidence
une réalité à laquelle peuvent s’identifier de nombreux humains : faire du
bien (aux autres) ça fait du bien (à ceux qui le font). Ce sentiment est
présent chez beaucoup de soignants « spontanés », avant même qu’ils
n’en fassent leur profession. Est-il, pour autant, retrouvé chez tous les
étudiants en médecine ? C’est douteux, quand on voit à quelles brutalités
certains médecins soumettent les patients qu’on leur confie. « Ça fait
mal, mais c’est pour votre bien » est une phrase fréquente dans les
hôpitaux. D’ailleurs, beaucoup de patients trouvent « normal » de
souffrir parce qu’ils veulent aller mieux. Chez les soignants qui en ont, l’empathie
conduit à souffrir quand les patients souffrent. Si elle n’est pas surmontée et
sublimée, cette souffrance les amène beaucoup plus souvent à l’angoisse
coupable et à la surenchère qu’à la paix intérieure. Tout récemment, le livre
de Valérie Auslender, Omerta à l’hôpital (Ed.
Michalon) montre que les professionnels de santé sont eux-mêmes soumis, au
cours de leur formation, à des violences morales ou physiques considérables, de
la part des institutions, mais aussi de la part de leur pairs ou de leurs
mentors.
A la question : « Peut-on enseigner à des
enfants à être des parents aimants en les maltraitant ? », la plupart des
médecins répondraient sans doute : « Bien sûr que non ! » Pourtant,
à la question « Peut-on enseigner à soigner à des individus qu’on
maltraite ? » la plupart des facultés de médecine françaises semblent
répondre que ça ne pose pas de problème.
La double injonction « Faire du mal pour
faire du bien » repose en effet sur une confusion regrettable. Soigner,
c’est faire en sorte que l’autre souffre moins ou plus du tout ; c’est le soulager,
lui donner du confort, l’apaiser. Or, la plupart des médecins pensent que
soigner c’est traiter, c’est-à-dire
administrer un médicament ou effectuer une intervention afin d’accélérer la
guérison de la maladie ou d’en ralentir l’évolution. Et que le jeu (les effets
pénibles des traitements) en valent la chandelle. Formés par des
hyperspécialistes irréductiblement liés à des industriels dont ils sont les
conseillers, les fournisseurs d’idées, les premiers utilisateurs et les
promoteurs de produits, les étudiants délaissent écoute, dialogue et analyse
des besoins pour se concentrer sur les outils les plus technologiques et les
plus spectaculaires. Ce faisant, ils oublient l’un des plus anciens principes
hippocratiques : « D’abord, ne pas nuire. »
A mesure que – comme évoqué plus haut – leur empathie décline, les étudiants en médecine sont de moins en moins portés
à s’interroger sur les méfaits possibles de leurs prescriptions et, d’un point
de vue général, à « lever le pied ». Leurs maîtres leur martèlent en
effet souvent qu’abstention ou attentisme – et partant, le respect des refus du
patient – sont similaires d’abandon et de négligence. Pour s’abstenir, il faut
d’abord reconnaître et accepter que les décisions (instaurer un traitement ou
l’interrompre) appartiennent aux premiers intéressés. Il faut aussi avoir
compris que ce qui est « médicalement possible » n’est pas toujours
bon à entreprendre.
Tout récemment, la WONCA (Association mondiale
des médecins de famille) a publié une résolution
conjointe signée par les collèges de généralistes de cinq pays nordiques (Danemark,
Suède, Norvège, Finlande et Islande) appelant à lutter contre le surdiagnostic
et le surtraitement. Leurs messages sont clairs et mériteraient d’être encadrés
au fronton de toutes les facultés de médecine : trop en faire, c’est mal
faire, et ça ne fait de bien à personne – surtout pas aux patients qui auraient
le plus besoin de soins. Quand on en fait trop, c’est toujours aux mêmes que ça
s’adresse – les plus riches, qui sont aussi les moins malades –, sans que ça
leur soit profitable pour autant.
Car la santé est un marché dont les médecins sont des acteurs-clé. Ils sont en mesure de favoriser la surconsommation (le surdiagnostic, les interventions et traitements excessifs) ou de contester l’utilisation de produits coûteux et sans intérêt. Pour certains médecins, le véritable engagement se situe entre ces deux pôles : favoriser le marché de la santé ou lutter contre lui aux côtés des patients, en défendant leurs intérêts.
Car la santé est un marché dont les médecins sont des acteurs-clé. Ils sont en mesure de favoriser la surconsommation (le surdiagnostic, les interventions et traitements excessifs) ou de contester l’utilisation de produits coûteux et sans intérêt. Pour certains médecins, le véritable engagement se situe entre ces deux pôles : favoriser le marché de la santé ou lutter contre lui aux côtés des patients, en défendant leurs intérêts.
Si les Scandinaves et les Anglo-Saxons en sont
conscients, l’enseignent et le clament depuis longtemps, en France, en
revanche, on en est encore loin.
Quatrième
paradoxe : affecter d’être « celui qui sait », alors que rien
n’est gravé dans le marbre
Tout médecin, écrivait Michael Balint dans Le médecin, le malade et la maladie, se
sent investi d’une « fonction apostolique ». Détenteur d’un savoir
salvateur, et convaincu qu’il doit répandre la bonne parole sanitaire, il se
sent investi d’une mission : convertir les patients au bien-fondé des
traitements ou interventions qu’il recommande. Ce faisant, il oublie que ce
qu’il sait n’est pas la vérité absolue, mais sa perception subjective d’une réalité incomplètement connue.
Le savoir médical ne cesse de stagner sur
certains points et d’évoluer sur d’autres : il aura fallu près de deux mille
ans pour abandonner la saignée, méthode thérapeutique prônée par Hippocrate, et
qui a tué la majorité des patients qu’elle était censée soulager, voire guérir.
Les antibiotiques tels que nous les connaissons n’existent que depuis les
années cinquante, mais les résistances microbiennes sont apparues très peu de
temps après. En 1985, une personne séropositive était condamnée à mort à brève
échéance et stigmatisée ; aujourd’hui, alors que la condamnation n’est plus
vraie, les stigmates sont restés. Pendant longtemps, les médecins ont vanté les
vertus de la prévention et du diagnostic précoce ; depuis dix ans, en
s’appuyant sur des bases scientifiques solides, des chercheurs remettent en
cause les « vérités » d’hier sur les méfaits du cholestérol ou le
dépistage en masse du cancer du sein.
Autant dire que lorsqu’un médecin dit ce qu’il
croit savoir, il se fonde sur l’état des connaissances au moment où il parle. Du moins, dans le meilleur des cas - c’est-à-dire
s’il se tient à jour et s’il sait
faire la part entre ce qu’il est raisonnable d’affirmer et ce qui reste
hypothétique. Or, même si l’on se limite à la biomédecine, fondée sur les
sciences fondamentales, les débats font rage dans tous les champs du savoir. L’image
antédiluvienne du médecin humaniste quasi omniscient – Hippocrate, Maïmonide, Averroès
ou Bian Qué – existe dans toutes les cultures, mais elle est un pur fantasme. À
toutes les époques, le savoir a été bien trop vaste pour que quiconque puisse
prétendre le posséder dans son intégralité. Aujourd’hui enfin, nous le voyons,
nous en sommes conscients, nous ne devrions plus en être dupes.
Et pourtant, alors même que
l’hypercloisonnement des spécialités produit des praticiens aux connaissances fragmentées,
bon nombre de médecins continuent à prétendre qu’ils savent tout dans leur
domaine, et que rien n’existe en dehors de leurs connaissances. C’est sur ce
mirage autoentretenu que s’édifie le paradoxe suivant.
Cinquième
paradoxe : être vu comme référence et respecter les décisions du patient
Si l’on consulte un médecin pour un problème
de santé, c’est parce qu’on s’attend à ce qu’il l’identifie et nous aide à en
guérir. Le médecin est un repère, une personne-ressource, un guide. Nous
aimerions qu’il soit savant et puissant au point de faire disparaître le
problème comme s’il n’avait jamais existé. Au minimum, nous serions heureux
qu’il nous assure de sa bénignité. Ce que nous attendons de lui, au fond, c’est
qu’il nous affranchisse, dans les
deux sens : qu’il nous éclaire et nous libère. Ici, le paradoxe est
double. Le patient remet de manière symbolique sa vie entre les mains du médecin
– afin qu’il la lui rende. Le médecin se voit, au moins par métaphore, confier
une vie et doit faire tout son possible pour l’aider à se réparer ou à guérir -
quand ce n’est pas le ramener à un état qu’il n’a jamais connu – pensez à la réanimation des enfants
prématurés, aux greffes sur des patients dont le cœur ou les reins n’ont jamais
fonctionné, au traitement chirurgical des malformations congénitales, aux
méthodes de procréation médicalement assistée.
Autrefois, les médecins définissaient seuls ce
qui était bon pour chacun, et peu de gens dénonçaient cet état de fait. Référence
scientifique, la profession était aussi une référence morale – garante des
valeurs dominantes, politiques ou religieuses.
Depuis 1945 et le développement de la
bioéthique, l’autonomie du patient est devenue l’un des principes-clés de la
relation de soin. C’est au patient de choisir son médecin et son traitement, en
connaissance de cause. D’après ce nouveau paradigme, les professionnels doivent
tout mettre en œuvre pour favoriser les décisions des premiers intéressés et
les respecter sans réserve. Soigner, ce n’est pas assujettir ou contrôler. Être
soignant, ce n’est pas agir en tyran.
Le virage est rude à prendre : selon
l’ancien paradigme, les médecins étaient considérés comme tout-puissants, sur
les malades sinon sur la maladie – tout comme dans l’Antiquité, lorsqu’on remettait
en temps de crise les clés de la ville à un homme providentiel. Aujourd’hui encore,
dans beaucoup de facultés de médecine françaises, on continue à former les
médecins à penser qu’ils peuvent garder les clés. L’idée d’avoir à changer de
perspective leur apparaît comme une négation de leur rôle, de leurs
aspirations, de leur « mission ». Il ne leur vient pas à l’esprit que
ces conceptions archaïques sont inappropriées. Et, d’abord, contraires à
l’éthique. Mais comment s’en étonner ? La médecine s’apprend par imitation,
et bon nombre de professeurs en exercice ont été forgés sur l’enclume du
paternalisme par le marteau de l’élitisme. Leur demander de former les
étudiants à l’empathie et au respect, c’est les inviter à s’asseoir devant un
tour pour y travailler la glaise avec patience et délicatesse...
Sixième
paradoxe : soigner les autres en cherchant à s’accomplir
Tout individu cherche à s’épanouir par divers
moyens : en fondant une famille, en gravissant l’échelle sociale, en
recherchant une reconnaissance élargie, en accomplissant des actes ou en
réalisant des projets enrichissants pour soi et appréciés par les autres, en s’engageant
dans des activités gratifiantes…
Si gagner sa vie en soignant devrait être la
norme (ça ne l’est pas pour tous les professionnels, et de loin), le fait de s’enrichir en exerçant une profession de
santé est profondément paradoxal : il s’agit, en effet, ni plus ni moins
que de tirer un profit personnel de la souffrance des autres. Tout
professionnel de santé devrait être très bien rétribué en regard du temps et de
l’énergie qu’il consacre au soin. Mais est-il moralement acceptable que sa
richesse augmente en proportion de son prestige ?
La question mérite d’être posée car, dans le
monde que nous connaissons, renommée et prestige sont souvent synonymes de richesse
et de pouvoir. Et pour devenir prestigieux et riche, qui un médecin doit-il soigner,
sinon les riches ? Les médecins « humanitaires » les plus réputés ne
construisent pas leur réputation sur les champs de ruine ou dans les camps de
réfugiés, mais devant les micros des pays industrialisés où l’on publie et
achète leurs livres, et qui les font ministres ou ambassadeurs. Ce qui est vrai
d’un « médecin du monde » ne l’est pas moins d’un cancérologue ou d’un
chirurgien de renom. Sa réputation accroît son prestige ; son prestige
attire les patients riches ; lesquels l’éloignent de ceux qui auraient besoin
de lui : à savoir les plus pauvres.
S’enrichir en pratiquant la médecine est, à
tous égards, problématique. Ce paradoxe-là ne semble poser de problème à
personne – pas même à la plupart des patients. Il est pourtant central : pour
bien soigner, il faut être proche et respectueux des besoins et des valeurs de
ceux qui ont besoin de soins. Dans un système aussi paradoxal que le système
français, rien ne favorise les médecins qui s’engagent dans ce sens, bien au
contraire : les spécialités les plus lourdement technologiques sont les
plus lucratives. Leur impact bénéfique sur la santé des individus, en revanche,
est plus que discutable. Et pour dissuader les usagers d’avoir recours à des
IRM, des dosages complexes ou des bilans inutiles, il faut être dénué de tout
conflit d’intérêt économique et se battre contre des sirènes industrielles et
médiatiques extrêmement puissantes... Autant dire que les dés sont pipés.
André-Pierre Contandriopoulos, professeur en
administration de la santé à l’Université de Montréal, propose que les médecins
soient des salariés de la collectivité, rémunérés comme le sont les professeurs
d’université en Amérique du Nord – c’est à dire : très bien. Sa
proposition a de nombreuses vertus, à commencer par celles-ci : elle
définirait des objectifs de carrière réalistes et encadrés, identiques pour
tous les professionnels ; elle inscrirait les praticiens dans le champ de la recherche
publique et de l’enseignement pour tou.te.s ; enfin, elle rappellerait que la
première vocation d’un médecin est, par principe, de servir la collectivité.
Marc Zaffran/Martin Winckler
Je retrouve dans ce texte les grandes idées que tu défends. Globalement je les partage, avec quelques divergences sur lesquelles nous avons déjà échangé, en particulier l'empathie. Je suis en particulier en total accord avec la méprise de nombreux médecins et soignants du rôle de soulager et non de traiter et l'une de ses conséquences le sur-diagnostic. Ces dérives sont le reflet d'une société positiviste qui espère maîtriser la maladie, et secrètement la mort. Néanmoins sur certains points je ne suis pas en accord avec tes idées.
RépondreSupprimerTu compares les obligations des médecins avec celles des enseignants. Les enseignants sont salariés. Le statut libéral des médecins posent des questions que tu abordes plus loin dans ton billet. Sans faire de corporatisme exagéré il est difficile de demander à des médecins de se soumettre à la fois à des contraintes de salariés et à celles de libéraux.
Je reviens rapidement sur l'empathie du écrit que le médecin empathique souffre de voir la souffrance du patient. Cette souffrance tient plus de la sympathie que de l'empathie, qui n'est pas partager les émotions de l'autre, mais les comprendre. Certes le médecin ne peut être insensible à la souffrance de l'autre mais souffrir de cette souffrance le place dans une position intenable qui ne peut le conduire qu'à sa destruction psychique.
Enfin une petite pique tu parles du paradoxe du système français valorisant au sens financier, la technologie qui permet aux médecins la pratiquant de s'enrichir. Il me semble que le système de santé d'Amérique du Nord fait de même et souvent même mieux, ou pire en fait en la matière
Bonjour Marc,
RépondreSupprimerMerci pour ce texte posé et argumenté, moins polémique que d'autres, donc plus ouvert à la discussion. D'accord avec les paradoxes que tu décris. Le dernier, c'est sûrement que c'est la prise de conscience de ses paradoxes, et leur prise en compte dans le soin et la prise en charge des patients qui fait la noblesse de ce métier (et du métier de soignant en général). Certains resolvent ces paradoxes en fermant les portes, plus pour se protéger, à mon avis... Pour rouvrir une porte fermée, il faut un serrurier et une clef. Tout l'enjeu de la formation est de ne pas ferme ces portes, et de donner les clefs ou l'adresse du serrurier pour les ouvrir de nouveau si on les a fermées. Peu importe les raisons, d'ailleurs.
Je pense la même chose : la formation devrait inclure des clés de compréhension de nos propres paradoxes intérieurs, et des solutions pour en sortir. Ma chance a été de participer à des groupes Balint, qui m'ont ouvert les yeux sur mes propres résistances. Ce serait un bienfait que de les généraliser dans les facultés de médecine, et d'en généraliser la participation pour tous les praticiens, après qu'ils se mettent à exercer. Ca leur éviterait de se retrouver seuls et de fermer leurs portes.
SupprimerUne petite note sur le début de ton commentaire : il y a au moins une demi-douzaine d'autres textes sur ce blog consacrés à la souffrance des soignants. Ce ne sont pas les plus lus, malheureusement, et ils ne déclenchent pas autant de commentaires que les textes "polémiques" (ou perçus comme tels). Alors je te remercie d'avoir commenté celui-ci.