(Ce texte est extrait de Le patient et le médecin, Presses Universitaires de Montréal, 2014)
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J’ai fait un rêve
A la fin de
mes études, j’ai été interne, pendant deux périodes successives de six mois chacune,
dans deux services contigus de médecine. L’un s’occupait plutôt d’affections
cardiaques, l’autre plutôt d’affections digestives, mais comme il s’agissait
d’un hôpital régional, les patients étaient reçus à mesure qu’ils entraient, et
on les soignait pour ce qu’ils avaient. La diversité des situations, la
polyvalence des médecins et des infirmières, mais aussi leur capacité à
travailler ensemble (certains se connaissaient depuis vingt ans) faisait
plaisir à voir. Les chefs de service (un homme dans l’un, une femme dans
l’autre) ne se voyaient pas (et ne se comportaient pas) comme des patrons, mais
comme des capitaines d’équipe. L’une des infirmières du service m’avait eu
comme stagiaire infirmier quelques années plus tôt. Lorsque je suis devenu
interne dans le service dont elle était la surveillante, elle m’a accueilli
avec un grand sourire en me disant : « Une des filles est en
congé de maladie. Tu veux bien faire les prises de sang pendant que tu fais ta
visite ? » Sans réfléchir, j’ai immédiatement répondu oui. Elle a éclaté
de rire en me disant qu’elle blaguait. Moi, j’étais très sérieux. J’avais vu des
internes américains faire des prises de sang, poser des perfusions, faire des
prélèvements. Ils n’allaient pas les ajouter aux infirmières, déjà surchargées.
J’ai dit à
ma surveillante : « On fait le même travail, de toute manière. »
Je le pensais et je le pense toujours.
Il n’y a pas
de discontinuité entre ce que font les professionnel.les du corps infirmier et
du corps médical. Les membres des deux professions sont en contact direct avec
le corps des patients. Les uns et les autres font des diagnostics, décident de
conduites à tenir, assurent la surveillance, procèdent à des gestes invasifs ou
réparateurs.
Ce sont des
professions différentes, direz-vous. Certes, mais en quoi ? Et
pourquoi ?
La
différence ne tient pas aux gestes – fondamentalement ce sont les mêmes, et
certains gestes très spécialisés peuvent parfaitement être pratiqués par des
infirmières, comme c’est le cas dans d’autres pays que la France.
Elle ne
tient pas non plus au savoir ou aux capacités intellectuelles. Les infirmières
chevronnées en savent beaucoup plus et sont souvent bien plus intelligentes –
et bien plus soignantes – que les jeunes médecins qu’elles forment… et que
certains vieux médecins. Yvonne Lagneau, la surveillante du service des IVG où
j’ai pratiqué pendant quinze ans, aurait parfaitement pu pratiquer les IVG
elle-même si elle en avait eu l’autorisation. Elle connaissait non seulement
les moindres gestes, mais savait aussi très bien lire sur le visage et dans les
soupirs des femmes. C’était une soignante accomplie, l’une des meilleures que
j’aie rencontrées.
La
différence entre la profession infirmière et la profession médicale ne tient
pas aux compétences de leurs membres respectifs, mais uniquement à la
différence de statut. Cette différence a longtemps été associée au genre – les
hommes devenaient médecins, les femmes infirmières – mais ce n’est plus
vrai : il y a aujourd’hui plus de futures médecin femmes que d’hommes. Non,
la différence est, à l’heure actuelle, purement et simplement, une différence
de classe.
Les médecins
(femmes et hommes) continuent à être issus des classes les plus favorisées. Les
infirmiers et infirmières, les sages-femmes (qui en savent souvent plus que les
obstétriciens), les orthophonistes (qui en savent souvent plus que les
neurologues) viennent plutôt de classes sociales qui ne peuvent pas financer de
longues études à leurs enfants.
Le jour où
j’ai pris conscience de cette distinction arbitraire, qui tend à s’estomper
dans les pays plus égalitaires - ceux où
on forme des infirmières cliniciennes et où les sages-femmes deviennent
docteure en bioéthique – mais qui persiste dans les pays où les soins sont les
plus hiérarchiser, j’ai fait un rêve.
C’est un
rêve ambitieux. Je n’en trace ici que les grandes lignes, car je ne suis pas
architecte. Je me contenterai de lancer des idées simples, mais praticables, à
taille humaine, en m’inspirant du travail accompli dans des pays riches comme
dans des pays où on manque de tout et des idées modestes, mais élégantes et
vivaces, énoncées par le britannique E. F. Schumacher dans Small Is Beautiful: Une société à la mesure de l’homme (1973).
La France a
besoin de soignants, ses facultés de médecine préfèrent former des Docteurs. Il
semble hors de question de changer la mentalité d’institutions aussi archaïques.
Alors, il faut nous en passer. Et, plutôt que de chercher à changer le système
par le haut, le faire changer en partant du terrain, en élaborant de nouvelles
manières de délivrer des soins, à l’échelle des besoins communautaires.
Imaginons de
nouvelles écoles. Des écoles de soignants. Elles ne seraient pas téléguidées
depuis la capitale, mais fondées et financées solidairement par les
collectivités – régions, départements, communes – et par les entreprises
locales.
Dans ces
écoles, on formerait des soignants de première ligne, voués à prodiguer des
soins de premier recours, à diffuser l’information sanitaire, à assurer les
mesures de prévention seraient invités à s’y engager.
Leur
formation serait financée par le biais de contrats communautaires : ils
auraient la perspective, une fois formés, d’être les salariés d’un département
ou d’une ville de leur région. Ils sauraient dès le début qu’ils vont
travailler dans leur communauté, pour
la population dont ils sont issus.
Pour se
familiariser avec la réalité quotidienne des soins, ils passeraient un an au
moins à travailler comme aide-soignants hospitaliers, auxiliaires de
puéricultures, aides à domicile. A l’issue de cette première période, ils
réévalueraient leur décision de devenir soignants, au vu des appréciations des
patients, de leurs superviseurs, de leurs camarades et de leur propre expérience.
Ceux et
celles qui se révèleraient trop peu empathiques ou trop pervers – bref, incapables de tirer du plaisir du
soin au quotidien – se verraient invités à se réorienter.
Ceux qui
seraient convaincus de (et encouragés à) vouloir soigner s’engageraient dans la
formation infirmière, apprendraient à panser et penser les soins au jour le
jour, à faire du dépistage et des diagnostics courants, à délivrer du conseil
contraceptif et de l’éducation sanitaire. Après avoir tous reçu la même
formation initiale, ils iraient exercer leur métier de soignant de proximité.
Au bout de deux ou trois ans ils pourraient décider de reprendre leur formation,
pour devenir infirmier.e spécialisé.e, sage-femme, médecin de famille, chirurgien.ne,
psychothérapeute, orthophoniste, physiothérapeute – ou devenir cadre, chercheur
en épidémiologie, responsables de plans de santé communautaires, etc. Le
salaire, fixé par la collectivité, serait identique pour toutes les professions
de santé et toutes les spécialités et n’augmenteraidt qu’avec l’ancienneté. Ce serait
un salaire confortable, équilibré par des horaires de travail compatibles avec
une vie de famille mais aussi avec la possibilité de continuer à se former.
Ceux qui opteraient pour une spécialisation ne le feraient pas pour obtenir un
meilleur statut –tout le monde aurait un statut équivalent - mais parce que
cela correspondrait à leurs aspirations, à leurs capacités, à leurs découvertes,
à leur désir d’évoluer.
Dans ces
écoles, on ne formerait pas de futures élites, mais des alliés des patients.
Des professionnels polyvalents, qui travailleraient ensemble, en réseaux
fluides et inventeraient sur le terrain de nouvelles manières d’assurer les
soins, d’utiliser les ressources disponibles et de compenser les lacunes.
Dans ces
écoles de rêve, pendant la formation intiale et la formation spécialisée,
l’enseignement serait assuré collégialement par des professionnels de tous les
champs du soin, des sciences humaines, des arts et de tous les domaines utiles
au soin – ainsi que par des patients. Cette collégialité assurerait que la
formation repose sur le partage des savoirs et répond aux besoins de la
collectivité – les patients seraient là pour le vérifier.
Les
soignants auraient tous le même statut – soignant communautaire ; la même
fonction : délivrer des soins équitables ; le même objectif :
œuvrer à une plus grande justice sociale par l’amélioration de la santé des
citoyens. Ils assureraient le recueil et la diffusion des informations
sanitaires nécessaires au maintien de la santé dans la communauté et par la
mise en œuvre d’un savoir multidisciplinaire, feraient barrage à la
désinformation commerciale et industrielle. Leur réflexion éthique ne se
limiterait pas à la santé, elle porterait – comme cela devrait être le cas –
sur tous les aspects de la vie dans la cité.
Leur réseau
s’étendrait sur tout le territoire de leur région d’apparenance et serait
connecté au réseau des régions limitrophes. Ce serait une « toile »
humaine.
Une toile
d’humanité.
Bien sûr, de
par leur statut et leurs responsabilités, ces soignants ne seraient pas à
l’abri des transgressions et de la tentation d’user de leur aura. Mais l’équivalence
des statuts et l’horizontalité des relations réduirait beaucoup ce risque ;
la possibilité de passer d’une profession, d’une spécialité à une autre, leur
éviterait de s’épuiser dans une fonction, ou de s’y ennuyer.
Ils seraient
tous, à égalité, allié.e, héraut, champion des patients, qu’ils
accompagneraient et soutiendraient grâce au réseau qu’ils auraient contribué à
tisser.
C’est un
rêve, j’en suis bien conscient. Mais regardez vos écrans, cliquez sur les liens
et vous verrez, partout sur la planète, dans des pays pauvres et des pays
riches, que des bouts de ce rêve existent et fonctionnent déjà, ici et là. Pourquoi
ne pas essayer de les reproduire et de les tisser ?
Nous sommes
tous des patients, c’est à nous de dire de quels soignants nous avons besoin. Alignons,
ensemble, bout à bout, les idées, les songes, les fragments d’ADN qui nous
aideront à engendrer les soignants de demain.
Tourmens,
1973 – Montréal, 2014
Merci de me faire rêver....mais hélas formatrice dans un Institut en Soins Infirmiers à Paris depuis 14 ans, ma réalité est très loin de votre rêve. les étudiants que je forme relatent tous la même chose, pourquoi un tel écart entre la théorie enseignée et la pratique au lit du malade, pourquoi les institutions soignantes sont-elles si peu en accord avec une éthique soignante ? pourquoi la théorie de "l'humanitude" de Gineste et Marescotti qui prône des moyens simples (non coûteux) et efficaces pour prendre en soins les personnes âgées démentes (ou non)n'est pas depuis 20 ans mieux enseignée et pratiquée ?
RépondreSupprimerPourquoi le nouveau référentiel du cursus infirmier mis en oeuvre en septembre 2009 (juste après avoir été publié pendant l'été au journal officiel...)ne tient pas compte de la réalité soignante et au contraire s'est emparé de certains outils (déjà inappropriés) de la formation des médecins ? (Cj Jaddo "je voulais être dresseuse d'ours" lorsqu'elle parle de l'intérêt du portfolio en stage....) au lieu de consulter les formateurs dans les IFSIs et les associations d'étudiants, ainsi que de nouveaux diplômés, pour élaborer un programme qui sans être parfait (la perfection étant source d'ennui, à éviter) pouvait être revu et réaménagé. Mais bon continuons à rêver quand même sans quoi le désespoir nous guetterait et nous inciterait à jeter l'éponge...alors que former de futurs soignants est une activité passionnante et riche de moments partagés entre huamins de bonne volonté....
J'aime beaucoup ton rêve!
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