samedi 24 août 2024

La santé au Québec : le point de vue d'un immigré -- Martin Winckler




Dans une chronique consacrée à La vie c'est risquer, et publiée par le quotidien québécois Le Devoir, Louis Cornellier se demande si je vis "dans le même Québec" que lui. (Je vous invite à le lire.) 

Ca m'a un tantinet agacé, alors je lui ai répondu. 

Voici ma réponse. 

MW






mercredi 3 avril 2024

Les yeux des parents (1) - Par Hélène Dulac


2001. Service de pédiatrie. Premier semestre d’internat. Quelques semaines en  néonatalogie, aux urgences puis chez les nourrissons. Une maxime entendue maintes fois : « Quand tu hésites, regarde les yeux de la mère : elles savent. » Les années suivantes  montreront qu’elle fonctionne aussi avec « le père », « les mères », « les pères ». J’ai beaucoup  appris, là-bas. Que de fois ai-je savouré les voix de ces vieux sages qui savaient être comme  jamais je ne serai… 

2024. Service Ados, autre région. La robe remplace la blouse ; oto et stéthoscope sont  restés au cabinet. Cette fois, c’est moi, « la mère ». Personne ne me regarde. Nous entendons  « Ce n’est pas à la carte. » et « Il n’y aura pas de passe-droit. » Nous ne comprenons rien, au  mépris ambiant. Où sont les parents ? Evacués loin, pas le droit d’approcher. La violence de  cette mise à distance est dure à supporter. Les soignants réclament l’alliance, mais quel en est  le sens ? Un contrat imposé, sans aucune discussion, peine à nous faire adhérer. L’arrogance  des médecins nous fait perdre toute confiance. En eux comme en nous. A nos demandes  d’aide, de documentation, « Vous chercherez », nous répond-on. Nous trouvons alors thèses,  articles et recommandations qui, tous, condamnent cette séparation. Notre ado épuisée est  bien jeune pour être ainsi traitée. Pour entendre les horreurs qu’elle a pu, avec courage, relater : « Vingt-deux kilos perdus, mais qu’est-ce que tu cherchais ? ». La pédopsychiatre suit  le protocole... Hors référentiel, pour nous parents, seuls choqués. Nous écrivons notre  inquiétude à cette « soignante ». La réponse nous glace encore : aucune remise en question,  et bien sûr pas d’excuse. Nous sommes devenus coupables : d’avoir cru notre enfant et manifesté notre étonnement. « Ici, nous allons te mettre en colère, te pousser hors de tes  retranchements, faire ressortir ta personnalité ! » O-kay… Est-ce possible en douceur ? Psycho chocs et éloignement de la mère datent du siècle dernier ! Parents réduits au silence, au  désespoir et à l’isolement, face à une équipe soudée mais incapable de se justifier.  

Des médecins du service suggèrent de nous renseigner dans les départements  voisins. Nous suivons l’idée et rencontrons cet ailleurs. Des personnes formidables nous  reçoivent, entendent et renseignent sur les structures existantes, prochainement adaptées à  notre ado qui progresse. Pendant une matinée, l’espoir reprend. Après les semaines vécues,  ça nous fait bizarre : nous pensions, vraiment, être nuls et maltraitants.  

Certains pédiatres, sourds et aveugles, malmènent des enfants. Ignorant qu’il est  pourtant si simple d’écouter, et lire en les yeux des parents. 

26 mars – 1er avril 2024

Hélène Dulac

(A suivre) 


vendredi 9 février 2024

Petit lexique médical des temps nouveaux - par "La médecienne des neiges"


A.L.D.
: officiellement : Affection de Longue Durée. Officieusement : Affectation de Larges Dividendes  (à des soignants qui le méritent certainement). 

Anxiolytiques : substances magiques aux pouvoirs multiples : rassurer, procurer un trip en soirée (si  mélangé à… Non mais, vous ne pensez quand même pas que je vais vous filer la recette des cocktails  étudiants du vingt-et-unième siècle !), apaiser les soucis qui tapent sur le système. Prescrits à tout âge,  ils sont les chouchous des médecins - soucieux des finances des patients (car remboursés,  contrairement aux psychothérapies), – pressés, aussi. 

Aqua-poney : néo-discipline ayant supplanté le golf pour justifier l’absence d’une soignante. Ex :  « J’peux pas, j’ai aqua-poney. » Dans certaines régions, persiste la formule : « J’peux pas, j’ai ski. » 

BC : dans un dossier médical, selon l’âge et le genre, Bouchon de Cérumen ou Bouffée de Chaleur. 

BC (1) : Bouchon de Cérumen : objet de tricherie du médecin incompétent en otoscopie (Voir  Otoscope) 

BC (2) : Bouffée de Chaleur : doléance à prédominance féminine expliquant le retard du médecin.  Ex : « Je viens pour renouveler mon traitement de la tension, parler du sevrage du tabac, vous montrer  deux grains de beauté qui grattent, que vous prescriviez la prochaine prise de sang et de la kiné pour  mon dos qui fait mal à cause de mon patron qui m’en met plein le rachis. Ah oui, aussi Docteur, faut  qu’j’vous dise, je crois que j’ai des bouffées de chaleur… » 

Carte Professionnelle de Santé : support plastifié, de couleur hivernale, qu’il est préférable de laisser  dans le TLA (Voir le terme) – Elle est au pessaire ce que la Carte Vitale est au spéculum -. 

Carte Vitale : Support de puce, de couleur végétale, que les acteurs de santé apprécient d’introduire  (Calmez-vous…) dans les vagins des TLA, puis les en retirer, et cela un certain nombre de fois. Tous les  jours. La nuit, aussi. 

Consultation : temps dédié à l’accueil et l’écoute d’une quinzaine de motifs d’un patient qui sera  ensuite examiné (s’il l’accepte) puis invité à s’assoir sagement et meubler (sans distraire le médecin) le  temps qu’elle passe sa Carte Vitale, lui prescrive les examens et renouvelle son traitement.  

CPTS : Collectif de Protection des Traumatisés du Soin : regroupement de soignants, rémunéré par les  Agences du Risque Sanitaire, ayant pour mission de faire régner empathie, bienveillance et déontologie  dans un territoire. Anges gardiens des patients. Humbles promoteurs de bons soins : ils sauvent le  monde et ne le savent même pas. 

Déclaration de Médecin traitant : accord mutuel entre un assuré et un médecin, qui garantit au  premier le remboursement de ses soins et au second d’en profiter grassement.

Dégradée : se dit d’une feuille de soins électronique en pourtant bon état. On ignore l’origine de ce  terme. Permet de télétransmettre une facture pour un patient tout nu (= sans Carte Vitale), déjà venu  au cabinet, déjà examiné (Voir Consultation et Règlement). 

Ecoute empathique : mission à longue durée, auto-déclarée par des médecins persuadés que la  patiente la réclame (alors qu’elle vient, tout simplement, pour Renouvellement d’ordonnance -Voir le  terme-, notamment des Anxiolytiques). 

Ehpad : Lieux de regroupements (prétendument volontaires) de personnes ayant dépassé l’âge où leurs  souhaits étaient pris en compte par leurs aidants (alias futurs héritiers) avec la complicité des médecins  (et des Neuroleptiques). Parfois lieux uniques de garantie de leur sécurité, où ni eux ni leurs enfants ne  souhaitent pourtant qu’ils emménagent. 

Féminisation de la démographie médicale : ajout d’un petit truc en plus (une barre sur le Y devenu X)  dans chacune des cellules d’organismes à l’intelligence supérieure et à la ténacité leur permettant alors de coloniser les Ecoles de Santé et d’en réussir les concours. Phénomène ayant conduit à des  néologismes tels que docteure, professeure, … Pour « médecin », les linguistes hésitent. Ex : « Je tousse  depuis 12 jours, je vais aller chez la médecine » est encore peu communément usité. 

Glycémie à jeun : dosage (à répéter au moins une fois) que les médecins en quête de ROSP (Voir le  terme) font réaliser après 12 heures de jeûne, optimisant la remontée glycémique réactionnelle, objectivée au moment de la ponction. Permet de « diagnostiquer » des diabètes chez des patients (qui  ne demandent rien et n’en ont pas tant) dont l’hémoglobine glyquée sera parfaite. Récompense par  l’Assurance Maladie garantie ! 

Maintien du dispositif : statut du patient dépossédé de médecin traitant suite retraite, décès ou  déménagement. 

Ma patientèle : paramètre de rémunération du médecin traitant (Voir ROSP) dont la taille fait l’objet  de comparaison en soirées de formation (anciennement Soirées de labo - Voir le terme-) pour savoir  qui a la plus grosse, et ce malgré la Féminisation de la démographie médicale. 

Migrant : personne physique non francophone non équipée de la Carte Vitale, ayant de multiples  problématiques complexes de santé-sociales-professionnelles-psychologiques-chronophages ; en  général, le migrant qui cherche à consulter a le chic pour contacter des médecins qui « ne prennent  plus de Nouveaux patients (Voir le terme) ». C’est ballot. 

Mon Médecin traitant : entité rare que le patient se doit de respecter, brosser dans le sens du poil, et  surtout conserver en bonne forme sous peine de basculer dans le Maintien du dispositif et voir sa  facture monter. Confitures, chocolats, cadeaux acceptés (en sus du Règlement). 

Musicothérapie : pratique de soin basée sur l’utilisation de la musique dans la relation soignant/soigné. 

Naturopathie : pratique de soin basée sur les bienfaits des végétaux et de la musique (les Fleurs de  Bach sont particulièrement recommandées pour les problèmes psychiques).  

Neuroleptiques : substances magiques administrées à : 

1. Des personnes âgées résidant en Ehpad ; l’horaire de prise est déterminé par l’heure de leur  coucher, lui-même conditionné par le nombre (unique, en général) de soignantes présentes  dans l’établissement après la tombée de la nuit (15h30 GMT en hiver) 

2. Des personnes déclarées « psychotiques », dont le comportement est « à risque » et nécessite  donc l’annihilation de leur esprit critique ou leur prise de recul

3. Des adolescents en souffrance ; comme les anxiolytiques, ils sont prescriptibles par les  médecins généralistes qui deviennent pédopsychiatres quand leur territoire en compte trop  peu (80% du pays). 

Nouveau patient : catégorie de consultant qui n’a pas de Votre-médecin-traitant (voir le terme) et  souhaite faire grossir la patientèle d’un médecin qui n’en prend plus. Critères mineurs pour obtenir un  Rendez-vous : être francophone, vieux mais pas trop, en bonne santé ; critère majeur : être en ALD,  diabétique de préférence (Voir Glycémie à jeûn). 

Otoscope : instrument de torture infantile dont l’utilité est aussi prononcée que le tensiomètre chez  l’adulte ; utilisation indispensable à la validation d’une consultation pédiatrique. L’otoscope est  l’instrument du mensonge du médecin généraliste. Prétendant qu’« Il y a une otite », alors qu’il n’a rien  vu (Voir Bouchon de cérumen). 

Règlement : moment redouté où une actrice de santé, ayant sué autant que la patiente qui se plaint de Bouffées de chaleur, lui demande de l’argent, en compensation de ses bons et loyaux services (en  tout bien tout honneur, évidemment). 

Rendez-vous : accord préalable soignée/soignante sur la date et l’heure de la Consultation. Par  opposition aux « Sans rendez-vous », les consultations « Sur rendez-vous » permettent de limiter  l’attente des patientes. Qui continuent de cultiver cette qualité malgré tout. La faute à l’Ecoute et aux  Bouffées de Chaleur, certainement. 

Renouvellement d’ordonnance : activité principale du médecin traitant, consistant en l’utilisation de  la souris : click droit => copier, click gauche => coller. Le renouvellement est demandé (ordonné) par le patient, le médecin le rédige (s’exécute). Réévaluation et modifications fortement déconseillées (sous  peine de courroux du patient).  

ROSP : Racket Organisé Sur le dos du Patient : Sommes colossales distribuées à des médecins pour  récompenser leur travail soigné de l’année. Dépend du nombre de patients déclarés « médecin  traitant » et des pathologies suivies. Sont exclues de la palpation des substantielles dividendes :  généralistes pratiquantes de la gynécologie, la pédiatrie, le suivi des pathologies mentales, adeptes de  l’écoute active, ou recevant des migrants. Pour les autres : quinzième mois. 

Soirée de labo : gavage commercial dont la fréquence a nettement chuté au cours de ce siècle.  Ségur

1. Ancien Testament (= avant l’élection monarchique de DieuAvecNous*) : Comtesse contant la malice de Sophie 

2. Nouveau Testament : loi du numérique ayant pour projet de rendre les soignantes ingénieures  en informatique (et chèvres, aussi). 

Spécialiste : médecin très pressé,souvent inhospitalier, dont la mission consiste à regarder, grâce à des  capacités supersoniques, les résultats (mais surtout pas les yeux) du patient, lui réclamer 70 euros  (parce qu’il le vaut bien, lui) après cinq minutes d’entretien, et dicter un courrier pour sa médecine traitante (généraliste).  

Télétransmission : système informatisé de communication entre les soignantes et les caisses, à visée  d’économie des secondes au détriment de dépenses (en matériel informatique) des premières. Son  taux conditionne le montant du ROSP.

TLA (lecteur de cartes bi-fentes) : calice à Carte Vitale et Carte Professionnelle de Santé ; l’une change  trois fois par heure, l’autre pas (surtout pas !!!). 

Votre-médecin-traitant : expression utilisée par le Spécialiste pour ponctuer la majorité de ses  phrases : « Pour le bon de transport, voyez avec votre-médecin-traitant », « Pour les ordonnances de  sortie après six mois en Soins de Suite et de Réadaptation, voyez votre-médecin-traitant », « J’envoie  le courrier à votre-médecin-traitant » (Sous-entendu : « pour lui dicter la liste des prescriptions que je  n’ai pas le temps de rédiger, mais que je suis sûr qu’Elle, oui »). 

*France, 2017. Réédition 2022. 

***


Les "rendez-vous manqués" de la Santé - par MW/MZ



J'ai été médecin de famille en cabinet privé pendant 12 ans (2 ans en remplacement, 10 ans à mon compte). J'ai été médecin en consultation publique - au centre de planification et d'IVG de l'hôpital du Mans) pendant 25 ans (de 1983 à 2008). 

Je ne sais pas à combien de rendez-vous manqués j'ai eu droit. Je n'ai jamais compté. Ne serait-ce que parce que je recevais de manière mixte : sans rendez-vous à certains moments de la semaine, avec rendez-vous à d'autres (et à l'hôpital - où il m'est souvent arrivé de recevoir des patient.e.s qui venaient sans RV).

Certaines personnes entraient dans la salle d'attente en dehors des heures de RV et ne voulaient pas attendre (ni prendre rendez-vous) et d'autres venaient à l'heure des rendez-vous et proposaient d'attendre que le dernier soit passé (ou demandaient à passer entre deux). 

Certaines personnes ne voulaient jamais prendre rendez-vous ou venir au cabinet médical mais demandaient que je passe les voir chez elles. C'était l'époque où il était courant de faire des visites à domicile, tout simplement parce que certaines personnes ne pouvaient pas se déplacer, pour diverses raisons ; ça "faisait partie du boulot". Notez bien que certains généralistes refusaient déjà de faire des VAD, et que d'autres recevaient déjà seulement sur rendez-vous. 

L'un des plus grands privilèges des médecins, c'était (c'est encore) qu'ils peuvent recevoir qui ils veulent, quand ils veulent. (Il y en a même qui refusent de recevoir les personnes pauvres ou qui sont à l'AME. Ceux qui n'ont pas d'âme, sans doute...) 

Si je dis qu'il ne m'est jamais venu à l'esprit de "compter" les rendez-vous manqués (ceux des patient.e.s), c'est parce que je savais pertinemment que je n'étais moi-même pas d'une rigueur absolue : il m'arrivait de ne pas arriver à mon cabinet à l'heure où mes consultations (avec ou sans RV) commençaient, mais d'avoir du retard pour diverses raisons : la vie, c'est compliqué. La mienne l'était autant que celle de n'importe qui.

Et je pas souvent vu des patient.e.s me reprocher mon retard ; de toute manière, lorsque j'arrivais, je présentais toujours des excuses (et lorsque ma secrétaire était sur place, je l'appelais pour lui demander de les prévenir. Mais elle n'était qu'à mi-temps, et il arrivait souvent que les patients m'attendent sans savoir quand j'arriverais ni même si j'allais venir.) C'était mon boulot. Si je n'étais pas à l'heure, c'est moi qui manquais à mes obligations. 

Par ailleurs, il faut dire que j'avais aussi pour réputation de ne jamais "expédier" un.e patient.e. L'un d'eux m'a dit un jour qu'il en avait entendu deux autres parler dans la salle d'attente. Le premier (qui venait pour la première fois) demandait s'il fallait attendre longtemps, et l'autre lui avait répondu : "Parfois, mais quand vous êtes avec lui, il vous donne tout le temps qu'il vous faut." 

Inutile de dire que je n'ai jamais gagné beaucoup d'argent avec mon activité libérale. (Je n'en ai pas gagné non plus à l'hôpital, mais j'étais rémunéré à la vacation -- demi-journée--, pas à l'acte.) 

*

Il m'est donc arrivé plus d'une fois, en vingt-cinq ans, de raccompagner une personne, d'aller en chercher une autre et de trouver la salle d'attente vide. 

Au début, c'était un peu angoissant : les premiers mois de mon activité, quand je me suis installé, je n'étais pas submergé de travail. 

Je ne sais pas au bout de combien de temps j'ai commencé à voir du monde (ça non plus je ne l'ai pas mesuré) et j'imagine qu'aujourd'hui il en va très différemment, un MG qui s'installe a du monde très vite, tant les besoins sont grands. 

Mais quand je me suis mis à travailler régulièrement, les rendez-vous manqués n'ont pas diminué, mais augmenté en nombre. Et c'est logique : plus votre patientèle est grande, plus le nombre de rendez-vous est important, plus le nombre de "ratés" s'accroît. C'est une question de probabilité.  

Et puis, ma perception des  "ratés" a changé au fil des années. La plupart du temps, ils ne me gênaient pas du tout. Je les accueillais comme une pause, une respiration dans une journée ou une fin d'après midi chargées. Et je laissais la porte de mon bureau ouverte : au cabinet médical, elle donnait directement sur la salle d'attente, alors j'entendais les gens entrer. A l'hôpital, elle donnait sur le couloir et je les voyais passer en direction du bureau de la secrétaire. 

En attendant que la personne suivante arrive, je m'asseyais à mon bureau pour rédiger une lettre, je rangeais des dossiers ou des instruments, je passais un coup de fil ou je lisais quelque chose -- j'ai toujours eu de quoi lire et écrire avec moi, depuis que j'ai quinze ans.. 

Quand une personne omettait de se présenter à l'heure du dernier rendez-vous, je me disais : "Bon, ben je vais rentrer plus tôt, j'aurai le temps de lire une histoire à mes enfants avant qu'ils aillent se coucher." Enfin, quand j'avais pas encore une ou deux visites à faire. 

Les seuls rendez-vous manqués qui me contrariaient (un peu ou beaucoup) étaient ceux qui concernaient une personne pour laquelle je me sentais très investi professionnellement et émotionnellement. Et s'il m'est arrivé de temps à autre d'appeler la personne en question, c'était toujours pour m'enquérir de son état de santé, jamais pour lui reprocher de ne pas être venue. 

Je l'ai rarement fait : à moins que la personne en question et sa famille vous connaissent très bien, un appel de médecin est toujours ressenti comme inquiétant (surtout quand la personne appelée n'est pas là), parfois comme intrusif (la personne appelée n'a pas toujours envie qu'on sache qu'elle avait rendez-vous chez le médecin). 

*

Entre 1987 et le début des années 2000, j'ai participé à plusieurs groupes Balint. Ce sont des groupes de soutien et de partage consacrées à la relation de soin ; un peu l'équivalent des groupes d'alcooliques anonymes pour les professionnel.le.s de santé. 

Les médecins ne souffrent pas autant que les personnes souffrant d'addiction, mais leur souffrance professionnelle est réelle... Quand ils veulent bien la reconnaître, admettre qu'elle est liée à leurs propres travers de personnalité (non à la "méchanceté" des personnes qui les consultent) et s'engager à "travailler dessus", ça leur fait beaucoup de bien. Les groupes Balint ont changé ma vie de professionnel et fait de moi un soignant moins anxieux, plus attentif, plus compréhensif, plus... patient. 

La question du rendez-vous raté revenait souvent sur le tapis. "Pourquoi cette personne n'est-elle pas venue au rendez-vous ?" 

C'était particulièrement intéressant quand un.e d'entre nous racontait une longue histoire et, à un moment donné, déclarait : "Cette après-midi, elle avait pris rendez-vous et j'avais hâte d'écouter ce qui lui était arrivé depuis... et puis elle n'est pas venue !" 

Je me souviens qu'un jour, le groupe a réagi très vivement tant la frustration était partagée par tout le monde. Au milieu du brouhaha et des paroles de protestation qui s'élevaient toutes en même temps, nous avons entendu notre animateur - un vieux praticien nommé Pierre Bernachon, que nous aimions tou.te.s beaucoup - pousser un petit rire amusé. 

Nous nous sommes tourné.e.s vers lui. Il ne disait rien. L'un de nous a enfoncé le clou : "Ben oui, on voulait connaître la suite de son histoire !" 

Il a dit : "J'entends. Mais peut-être que la suite de cette histoire ne vous regarde pas. Ni le groupe, ni vous !  a-t-il conclu en désignant celui ou celle qui venait de raconter."  

Ca nous a laissés sans voix, et je pense que nous lui aurions demandé ce qu'il voulait dire par là si ça n'avait pas été la fin de la séance. 

Je ne me rappelle pas si nous en avons parlé à la séance suivante. Je sais en revanche que je me suis répété cette phrase de nombreuses fois pour essayer de deviner ce qu'il avait voulu dire. 

***

Au fil des années - des décennies, à présent, car j'ai commencé à "écouter professionnellement" en... 1977 - je me suis peu à peu "fait une philosophie" -- on peut même dire une éthique -- au sujet des rendez-vous (manqués ou non). 

Elle tient en quelques principes simples. 

1. En dehors de ma rémunération, fixée par un tiers (la sécu), les personnes que je soigne ne me doivent rien. Et je préfère soigner une personne sans rémunération (et sans rendez-vous) plutôt que refuser de soigner quelqu'un qui n'a pas les moyens de me payer (ou qui n'a pas pris rendez-vous, ou qui en a raté un). 

2. Les raisons qui font qu'une personne fait appel à moi sont multiples, mais je n'en vois qu'une qui me concerne au premier chef : elle le fait parce qu'elle me fait confiance, à ce moment précis, pour des raisons médicales qui lui sont propres. Cette confiance est parfois durable, parfois ponctuelle. Et je n'ai pas le pouvoir, grâce au ciel, et encore moins le désir d'exiger une confiance permanente. (Peut-on exiger la confiance, d'ailleurs ?) 

3. Les raisons non médicales qui animent ces personnes ne me regardent pas. Je veux dire par là qu'elles sont seules juges de ce qu'elles me disent car je ne suis pas leur confesseur. Je suis toujours prêt à les entendre, mais je n'ai pas besoin de tout savoir d'elles pour les soigner, ni même pour établir une relation constructive avec elles.

4. La vie quotidienne de la plupart des personnes est plus importante, plus lourde, plus contraignante que ses relations occasionnelles avec un médecin.

5. Une rencontre, une visite à domicile, une consultation avec ou sans rendez-vous, ne sont qu'une partie infinitésimale de la vie des individus. Imaginer que cette consultation est importante au point qu'un.e patient.e ne devrait jamais rater un rendez-vous, ce n'est pas seulement irréaliste, c'est égocentrique et immature. 

***

Tout ça pour dire que je suis toujours perplexe quand je lis que des groupes de médecins (et a fortiori un ministre) entendent partir à la "chasse aux lapins" (Quelle expression horrible !!!) -- comprendre : lutter contre les rendez-vous qui ne sont pas "honorés" par les patient(e)s. 

D'abord, les rendez-vous manqués ne sont pas, ne peuvent jamais être un problème comptable. Pour plusieurs raisons et en particulier celles-ci (la liste n'est pas exhaustive) : 

-- Quand il y a des millions de consultations, il est inévitable (c'est une réalité statistique) qu'un certain nombre de personnes n'aillent pas à leur rendez-vous. 

-- Les additionner au niveau d'une population n'a pas de sens : chaque personne a des circonstances différentes et, à moins de faire une enquête poussée sur ces circonstances, il est impossible d'en tirer la moindre conclusion. Les rendez-vous manqués, c'est comme les accidents. Pour s'efforcer de les prévenir, il faut d'abord chercher à définir quelles sont leurs causes. Et il y en a sûrement beaucoup, dont la prévention n'est pas la même pour toutes. 

-- Attribuer la responsabilité des rendez-vous manqués aux seules personnes concernées est un jugement à courte vue (Qui n'a jamais été retenu sans pouvoir prévenir ?). De plus, cela suggère qu'un rendez-vous est une obligation

Or... 

(Là, je vais écrire quelque chose qui va peut-être vous faire hurler. 

Respirez un bon coup, parce que vous allez peut-être en avoir besoin. 

Vous êtes prêt.e ? 

Bon, alors voilà :)  

Les personnes soignées n'ont pas d'obligation(s) morale(s) envers les médecins. 
Déclarer le contraire est une posture de classe. Point final. 

Oui, vous avez bien lu. 
(Ah, non, je ne vais pas justifier cette déclaration. Va falloir réfléchir un peu. Après vous être calmé.e.)   

Oui, je sais, vous allez dire (ou crier) : "Mais alors on peut se faire traiter de tous les noms, se laisser cracher dessus, se laisser jeter comme des kleenex ?" 

Si vous êtes constamment traité.e ainsi par bon nombre de patient.e.s, si ça fait longtemps que ça dure, si ça vous mine et ça vous épuise, vous devriez peut-être envisager de changer de métier. Vos conditions de travail sont indiscutablement horribles, et je vous plains sincèrement. Pourquoi vous imposez-vous de continuer ? 

Si vous avez seulement peur d'être traité.e ainsi (parce que c'est occasionnel, même si c'est irritant) et si ce n'est pas votre réalité pluri-quotidienne, alors l'attitude constructive serait sûrement de réfléchir à cette peur, à ces sentiments pénibles (et parfaitement respectables) et d'aller participer à un groupe Balint, ou peut-être d'aller voir un.e (psycho)thérapeute (comportementale ; surtout pas un.e psychanalyste). Vous ne vous en sentirez que mieux, je peux en témoigner. Votre valeur n'est pas fonction du nombre de vos rendez-vous manqués. 

Mais dans aucun cas vous n'êtes en droit de reprocher aux patient.e.s, à titre individuel, votre mal-être, votre sentiment de dévalorisation ou vos frustrations quotidiennes quand l'un.e de ces patient.e.s ne vient pas à son rendez-vous.
C'est malvenu, c'est injuste, et c'est du caprice d'enfant gâté. 

Car le fond de l'affaire, c'est que soigner est un métier difficile,
et il l'est d'autant plus que la vie des gens qu'on soigne est difficile, elle aussi. 
Mais faut quand même pas prétendre qu'on souffre plus qu'eux, et par leur faute, encore !!! 

D'ailleurs, sauf erreur de ma part, il y a plus de professionnel.le.s qui s'installent en ville et dans des quartiers riches qu'au milieu de nulle part ou dans des quartiers défavorisés. Je crois que ça veut bien dire ce que ça veut dire -- beaucoup de médecins préfèrent ne pas avoir à soigner les gens qui souffrent le plus et qui manquent de tout ! 

(J'oubliais : si vous ne supportez pas les rendez-vous manqués parce que c'est un manque à gagner, et que vous ne savez pas quoi faire des 15, 30 ou 45 minutes que ça libère, tant pis pour vous : vous auriez dû devenir psychanalyste lacanien. Ca n'a que des avantages : on n'a pas besoin de toucher les gens, ni même de leur expliquer quoi que ce soit (de toute manière leur inconscient est coupable) ; on peut s'endormir pendant qu'ils parlent ; et on peut exiger le montant de la consultation même s'ils ne viennent pas.) 

***


Par ailleurs, quand on est ministre, se mettre (ou appeler) à la "chasse aux lapins" (Mais quelle expression horrible, vraiment !) 

-- c'est dégueulasse quand on connaît les difficultés matérielles, temporelles et de transport de la majorité des citoyen.ne.s ; 
-- c'est purement et simplement hypocrite quand on voit que les généralistes sont scandaleusement sous-rémunérés, et que les infirmières le sont encore plus ; 
-- c'est crapuleux venant de l'employeur abusif de milliers de médecins étrangers, eux aussi sous-payés,  qui font tourner les hôpitaux sans avoir la moindre perspective de pouvoir s'installer en France ; 
-- c'est monstrueux parce que ça avalise l'idée que la santé est un marché et que les soignant.e.s sont des petit.e.s commerçant.e.s, 

--- alors que la Santé ça devrait être un service public, et que c'est le rôle et la mission des pouvoirs publics de fournir à tout.e.s les Français.e.s des un système de délivrance des soins digne de celles et ceux qui les donnent et de ceux et celles qui en ont besoin !!!! 

Le seul "rendez-vous manqué" en France, aujourd'hui, c'est le "lapin" que tous les gouvernements en place posent depuis 1958 à la population en ne lui assurant pas le système de santé dont elle a cruellement besoin et auquel elle a droit !!! 


Merci de votre attention. 


Mar(c)tin Zaffran/Winckler

mercredi 8 novembre 2023

Le scandale des implants "Essure" - Témoignage après retrait du dispositif - par Caroline Morel

Les implants Essure, qui avaient été présentés comme une alternative pleine de promesses pour les femmes désirant une stérilisation tubaire, ont été commercialisés en 2002. Quinze ans plus tard, ils étaient retirés du marché à la suite de nombreux incidents et complications, pour certaines très graves - survenues aussi bien juste après leur insertion que dans les mois ou années suivantes. 

On considère à l'heure actuelle que 200 000 femmes ont reçu ces implants en France, et qu'ils ont été retirés chez 30 000 d'entre elles. Cette proportion, très importante, est sans précédent dans l'histoire des dispositifs médicaux. 

Beaucoup de ces femmes ont été longtemps ignorées et dénigrées avant d'être crues, car les médecins qu'elles consultaient ne voulaient pas admettre que leurs symptômes étaient attribuables au dispositif. On sait aujourd'hui que ça n'était pas "dans leur tête". 

Pour celles qui en sont encore porteuses, on ignore les effets à long terme des composants du dispositif (en particulier le nickel, métal très allergisant) sur leur santé

Le problème a été considéré comme sérieux par la FDA (agence de sécurité sanitaire) américaine, qui a poussé au retrait du dispositif en 2018, date à laquelle 16000 femmes aux Etats-Unis avaient porté plainte contre le fabriquant, Bayer.  

Aujourd'hui, la FDA continue à recueillir les observations venant des utilisatrices ou de leurs médecins. 

En France, l'ANSM (Agence sur la sécurité du médicament) lui consacre aussi une page de son site

Un groupe FaceBook rassemble un certain nombre des personnes concernées et un livre récent a été consacré à cette affaire par Delphine Bauer et Jacqueline Maurette. 

Une autre page facebook (La vie après les implants Essure) mérite aussi votre attention. 

Enfin, la page FB de l'association RESIST est ouverte à toutes. 

Ces jours-ci, Caroline Morel, qui vient d'être opérée pour qu'on lui retire ses implants, m'a envoyé son témoignage. 

MW 


Pour moi, tout a commencé en 2013. 

Je venais d'avoir 40 ans, j'avais déjà deux filles de 12 et 14 ans, j'étais mariée et ne désirais plus prendre de pilule. Je l'oubliais trop souvent. 

Une personne de ma famille, gynécologue, m'a alors parlé des "Essure" comme alternative révolutionnaire à la contraception hormonale. C'était remboursé par la sécurité sociale. 

J'ai rencontré une professeure à la clinique St Luc St Joseph de Lyon, enthousiaste, qui me les a posés après les 4 mois de délai réglementaire, par voie basse, sans anesthésie (un souvenir assez désagréable).

Comme mon mari m'a quittée à ce moment là, ma vie est rentrée dans une période de turbulences, de dépression, d'instabilité, j'ai perdu 10 kg en 3 mois, et je n'ai plus vraiment pensé aux essures, qui étaient bien placés à la radio de contrôle. 

C'est en 2017 que j'ai eu un épisode de douleurs inexpliquées dans le pelvis côté droit. Après de nombreux examens, on n'a pas trouvé autre chose qu'un fibrome assez gros. Un radiologue s'est posé la question des essures sans plus. 

À partir de 2018, j'ai enchaîné avec des problèmes de santé qui me semblaient '' la vie comme elle va'', une 2ème hernie cervicale, des maux de dos, un burn out, et la périmenopause. 

C' est l'année dernière, fin octobre 2022 que je tombe sur un article du Monde en rapport avec les Essure, à propos d'un rapport de l'agence de santé mis de côté. De fil en aiguille, je vais sur le lien de l'association RESIST qui milite pour faire reconnaître les dégâts causés par les implants. Je lis cela d'un oeil distrait. 

Je savais que certaines femmes implantées se plaignaient de nombreux effets indésirables mais je me pensais non concernée. Puis, en lisant attentivement la liste des symptômes non exhaustifs je commence à me dire que j'en ai au moins 25 sur 40, ça fait beaucoup.

Après une semaine de réflexion et de pas mal d'angoisse, je contacte ma généraliste pour lui demander de faire les premiers examens de contrôle. Elle ne connaît pas du tout la problématique mais écoute attentivement et prescrit une échographie, des analyses. 

Moi je repasse en revue, tous mes problèmes de dos, de sommeil, mes yeux secs, mes dents cassées, mes coups de fatigue inexpliqués... Je sais que je suis en début de ménopause aussi et qu'il y a certains problèmes que je ne suis pas en mesure d'attribuer. 

Bref c'est en adhérant à l'association RESIST que je suis mieux informée, je prends connaissance de nombreux témoignages d'autres femmes. Je réalise le temps perdu pour mon corps. 

Après un malencontreux rendez-vous d'échographie (très froid et hostile, j'ai écrit au conseil de l'ordre du département de l'Ain et obtenu des excuses) j'ai pu rencontrer le très remarquable professeur Chêne de l'hôpital Femme Mère Enfant de Lyon qui a immédiatement abondé dans la direction de l'explantation. 

C'est à dire une laparoscopie pour retirer utérus trompes et col. Il conduit une étude de longue haleine sur la problématique Essure et rencontre lui-même de la résistance chez ses confrères. Après le rv pré opératoire de juin, accompagné d'un scanner, j'ai donc été opérée le 26 octobre 2023.

Je m'apprête à continuer à informer autour de moi, car sur les 200 000 femmes implantées, seules 30 000 ont été explantées. La technique ne va pas de soi, il y a eu des tâtonnements au dépens de nombreuses dames. Tous les médecins ne sont pas au courant, ou réceptifs. 

Beaucoup sont carrément sceptiques sur les troubles causés par les Essure (essentiellement à cause des intoxications aux métaux lourds). 

Ce qu'il ressortait à J+2 c'est déjà moins de douleurs articulaires bizarres le matin, et les yeux moins secs. Il était encore trop tôt pour les autres problèmes comme la fatigue chronique. Juste après l'intervention, c'est là qu'on réalise le scandale : avoir été obligée de subir une opération assez lourde pour simplement retirer des implants.

À J +12, je vais plutôt bien, les vertiges ont disparu et les cicatrices ne tirent que quand je suis allée marcher une heure. J'ai diminué les antidouleurs depuis 2 jours. 

Pour l'état général, c'est peut-être un peu tôt pour poser un bilan, mais j'observe une meilleure forme au réveil, beaucoup moins de douleurs articulaires (c'était chevilles genoux dos). Je reste prudente, mais cela semble se confirmer.

Caroline Morel 



jeudi 26 octobre 2023

Comment, pendant soixante ans, l'industrie et les médecins ont traité les femmes françaises par le mépris (A propos de "Pilules roses" de Juliette Ferry-Danini)

 

J'ai commencé à exercer la médecine au tout début des années 80, quand j'ai fait des remplacements de généralistes dans la Sarthe, le département où je terminais mes études. 

En 1983, je me suis joint à la rédaction de La Revue Prescrire, et j'y ai fait un apprentissage de la pharmacologie et de la prescription qu'on ne m'avait jamais délivré à la fac de médecine.

J'ai en particulier appris, avec stupéfaction, que sur les dizaines de milliers de "spécialités" (médicaments vendus sous un nom de marque -- il n'y avait pas de génériques à l'époque), l'immense majorité étaient sans aucune efficacité démontrée. 

Les médecins français prescrivaient alors à tour de bras des "dépuratifs hépatiques", des "toniques veineux", des "stimulants", des "neurotoniques" et autres huiles de serpent qui cachaient bien leur jeu. 

Le Spasfon faisait partie de ces médicaments. A l'époque, il était courant - pour ne pas dire "automatique" - de prescrire du Spasfon à toutes les personnes qui avaient mal au ventre pour des raisons indéterminées (des troubles digestifs, un côlon "paresseux" ou "irritable", une colique néphrétique) et aux femmes qui avaient des règles douloureuses.

J'en avais sûrement prescrit, moi aussi, avant de lire dans les colonnes de la revue que c'était un médicament inefficace. 

Comment se faisait-il que je ne l'avais pas appris en cours de pharmacologie ? Eh bien, tout simplement parce que les médicaments commercialisés avant les années 70-80 (c'est à dire avant qu'on commence à rechercher de manière objective les modes d'action et par conséquent les preuves d'efficacité de toutes les molécules disponibles) ne faisaient pas l'objet d'un examen sérieux. 

D'autant moins, bien entendu, qu'ils étaient sous licence française. 

Soucieux de "préserver" l'industrie pharmaceutique hexagonale, les gouvernements successifs évitaient soigneusement de mettre leur nez dans les fleurons du "génie" tricolore. 

Mais l'absence d'information sur l'efficacité d'un médicament est déjà, en soi, une information. Si vous ne pouvez pas apporter la preuve qu'une molécule produit l'effet qu'on lui attribue, on ne peut pas vous croire sur parole. 

Et il n'est pas de bonne politique de santé de dire "De toute manière ça ne fait pas de mal", car un accident, même rare, peut toujours se produire. 

Très vite, j'ai appris à ne plus prescrire de Spasfon. 

Et cela parce que j'avais bien vu que les principales utilisatrices étaient les femmes souffrant de leurs règles (ou de douleurs abdominales mal identifiées, qui pouvaient très bien être liées à une endométriose, par exemple). 

Or, on le savait déjà à l'époque, les molécules qui calment le plus efficacement les douleurs des règles (du moins, quand elles ne sont pas dues à une endométriose étendue et qu'elles ne sont pas devenues chroniques) sont les anti-inflammatoires non stéroïdiens - autrement dit : l'ibuprofène, le flurbiprofène et bien d'autres. 

Comment agissent-ils ? En diminuant les contractions utérines, qui sont les principales responsables des douleurs des règles. 

L'aspirine est elle aussi efficace sur les douleurs menstruelles ou utérines, mais son usage s'est restreint (à juste titre) parce qu'elle est agressive pour l'estomac mais aussi parce qu'elle est réputée "faire saigner" (ce qui n'est pas exact : les règles ne sont pas un saignement de l'utérus, c'est l'élimination d'un tissu qui contient du sang ; l'aspirine ne modifie pas les règles).  

Le Spasfon (de son nom chimique "phloroglucinol") n'a jamais montré qu'il calmait ces douleurs.Et pourtant, il est encore cité (sous tous ses noms de spécialités) dans la monographie en ligne du dictionnaire VIDAL, publication financée... par l'industrie. 


Il faut dire qu'il a longtemps été le médicament phare d'un laboratoire bien français, Lafon, qui a commercialisé également des produits d'utilité douteuse comme le Fonzylane ou l'Olmifon. Lafon a plus tard été racheté par une société américaine, Cephalon... qui n'a jamais commercialisé le Spasfon aux Etats-Unis... Aujourd'hui, c'est la société TEVA (qui a racheté Cephalon) qui commercialise le Spasfon.  

L'inefficacité de ce médicament, tous les médecins sérieux la connaissent. Je la mentionne depuis vingt ans dans mes livres (Tout ce que vous vouliez savoir sur les règles et Contraceptions mode d'emploi, en particulier) et sur mon site internet

La Haute Autorité de santé le déclarait clairement dans un rapport de 2008. Ledit rapport précisait que cet "antispasmodique" n'avait pas non plus d'intérêt pour les douleurs biliaires ou urinaires (en cas de colique hépatique ou néphrétique). 

En 2010, La Revue Prescrire, qui fait référence en matière de médicament, a signalé des réactions allergiques graves au phloroglucinol (nom générique du Spasfon) et concluait : "En somme, le phloroglucinol n'est pas un placebo. Il ne fait pas de bien et il fait parfois du mal." 

Plus récemment, en 2019, un article humoristique paru dans une revue de gynécologie américaine mais rédigé par des praticien.ne.s de l'hôpital Purpan de Toulouse déclarait qu' "enfin, on avait trouvé une utilisation au phloroglucinol" : il semble être utile pour faire disparaître les taches de polyvidone iodée (un antiseptique qui teint les tissus en rouge)... 

Et pourtant, malgré tous ces avertissements, beaucoup de praticien.ne.s français.e.s continuent à prescrire du Spasfon. 

Pourquoi ? 

C'est le sujet de l'excellent livre de Juliette Ferry-Danini, Pilules roses - De l'ignorance en médecine. 

L'ignorance dont elle parle, c'est celle dans laquelle on maintient les femmes. Son livre retrace très précisément l'histoire du phloroglucinol, mais il met aussi en évidence que si ce médicament inefficace (et parfois dangereux) reste si populaire en France et dans une poignée de pays dans le monde (Algérie, Maroc, Tunisie, Belgique, Luxembourg en particulier) c'est probablement en raison de sa prescription aux femmes.  

Pilules roses est un livre remarquable : 

-- il décrit la manière dont on devrait prouver l'efficacité d'un médicament, d'une manière claire et précise, accessible au plus grand nombre ; 

-- il raconte comment le phloroglucinol a été "expérimenté" de manière extrêmement problématique sur des malades chez qui l'on provoquait les douleurs qu'on entendait "soulager" par le phloroglucinol !!! 

-- il explique que très tôt, ce sont les femmes qui sont considérées comme la population la plus susceptible d'être "traitée" par la molécule : pour les migraines (qui frappent en majorité des femmes), et pour les "crises de foie", en particulier ; 

-- il décrit comment, par un tour de passe-passe très fréquent dans le monde pharmaceutique français des années 60, des "experts" ont glissé tout naturellement des "spasmes digestifs" aux "douleurs menstruelles", mais aussi de la forme injectable (utilisée pour les coliques hépatiques et urinaires) aux formes comprimé et... suppositoire (une spécialité française, elle aussi). 

Tout ça, en étendant peu à peu l'AMM (le document officiel qui précise les conditions d'utilisation d'un médicament) d'une molécule ancienne qui... ne servait à rien mais dont le laboratoire possédait la formule et le brevet. Le tout dans la plus parfaite indifférence des autorités sanitaires. 

A partir de ce rappel historique et scientifique rigoureux, Juliette Ferry-Danini démontre que le Spasfon illustre l'histoire du sexisme dans le monde médical - et la pensée - françaises, à travers la description du "concept" de  spasme (lui-même lié au "concept" d'hystérie), des publicités d'époque, des dessins humoristiques publiés dans la presse médicale...

Pilules roses est un livre important à mes yeux, pour trois raisons au moins. 

 D'abord parce que c'est un récit historique et scientifique. 

Ensuite parce que c'est une réflexion philosophique et critique d'une grande clarté, accessible au plus grand nombre - qui aborde aussi la question de l'effet placebo, de ce qu'on attend de lui et de la manière dont on l'emploie, à tort ou à raison. 

Enfin parce que c'est un livre par lequel une femme questionne la manière dont le monde médical et pharmaceutique français pratiquent l'enfumage (le gaslighting) des femmes -- comment, littéralement, on traite les douleurs des femmes par le mépris. 

Ce n'est pas seulement un livre militant, c'est un petit traité de libération personnelle et, par extension, collective. 


Martin Winckler