J'ai été médecin de famille en cabinet privé pendant 12 ans (2 ans en remplacement, 10 ans à mon compte). J'ai été médecin en consultation publique - au centre de planification et d'IVG de l'hôpital du Mans) pendant 25 ans (de 1983 à 2008).
Je ne sais pas à combien de rendez-vous manqués j'ai eu droit. Je n'ai jamais compté. Ne serait-ce que parce que je recevais de manière mixte : sans rendez-vous à certains moments de la semaine, avec rendez-vous à d'autres (et à l'hôpital - où il m'est souvent arrivé de recevoir des patient.e.s qui venaient sans RV).
Certaines personnes entraient dans la salle d'attente en dehors des heures de RV et ne voulaient pas attendre (ni prendre rendez-vous) et d'autres venaient à l'heure des rendez-vous et proposaient d'attendre que le dernier soit passé (ou demandaient à passer entre deux).
Certaines personnes ne voulaient jamais prendre rendez-vous ou venir au cabinet médical mais demandaient que je passe les voir chez elles. C'était l'époque où il était courant de faire des visites à domicile, tout simplement parce que certaines personnes ne pouvaient pas se déplacer, pour diverses raisons ; ça "faisait partie du boulot". Notez bien que certains généralistes refusaient déjà de faire des VAD, et que d'autres recevaient déjà seulement sur rendez-vous.
L'un des plus grands privilèges des médecins, c'était (c'est encore) qu'ils peuvent recevoir qui ils veulent, quand ils veulent. (Il y en a même qui refusent de recevoir les personnes pauvres ou qui sont à l'AME. Ceux qui n'ont pas d'âme, sans doute...)
Si je dis qu'il ne m'est jamais venu à l'esprit de "compter" les rendez-vous manqués (ceux des patient.e.s), c'est parce que je savais pertinemment que je n'étais moi-même pas d'une rigueur absolue : il m'arrivait de ne pas arriver à mon cabinet à l'heure où mes consultations (avec ou sans RV) commençaient, mais d'avoir du retard pour diverses raisons : la vie, c'est compliqué. La mienne l'était autant que celle de n'importe qui.
Et je pas souvent vu des patient.e.s me reprocher mon retard ; de toute manière, lorsque j'arrivais, je présentais toujours des excuses (et lorsque ma secrétaire était sur place, je l'appelais pour lui demander de les prévenir. Mais elle n'était qu'à mi-temps, et il arrivait souvent que les patients m'attendent sans savoir quand j'arriverais ni même si j'allais venir.) C'était mon boulot. Si je n'étais pas à l'heure, c'est moi qui manquais à mes obligations.
Par ailleurs, il faut dire que j'avais aussi pour réputation de ne jamais "expédier" un.e patient.e. L'un d'eux m'a dit un jour qu'il en avait entendu deux autres parler dans la salle d'attente. Le premier (qui venait pour la première fois) demandait s'il fallait attendre longtemps, et l'autre lui avait répondu : "Parfois, mais quand vous êtes avec lui, il vous donne tout le temps qu'il vous faut."
Inutile de dire que je n'ai jamais gagné beaucoup d'argent avec mon activité libérale. (Je n'en ai pas gagné non plus à l'hôpital, mais j'étais rémunéré à la vacation -- demi-journée--, pas à l'acte.)
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Il m'est donc arrivé plus d'une fois, en vingt-cinq ans, de raccompagner une personne, d'aller en chercher une autre et de trouver la salle d'attente vide.
Au début, c'était un peu angoissant : les premiers mois de mon activité, quand je me suis installé, je n'étais pas submergé de travail.
Je ne sais pas au bout de combien de temps j'ai commencé à voir du monde (ça non plus je ne l'ai pas mesuré) et j'imagine qu'aujourd'hui il en va très différemment, un MG qui s'installe a du monde très vite, tant les besoins sont grands.
Mais quand je me suis mis à travailler régulièrement, les rendez-vous manqués n'ont pas diminué, mais augmenté en nombre. Et c'est logique : plus votre patientèle est grande, plus le nombre de rendez-vous est important, plus le nombre de "ratés" s'accroît. C'est une question de probabilité.
Et puis, ma perception des "ratés" a changé au fil des années. La plupart du temps, ils ne me gênaient pas du tout. Je les accueillais comme une pause, une respiration dans une journée ou une fin d'après midi chargées. Et je laissais la porte de mon bureau ouverte : au cabinet médical, elle donnait directement sur la salle d'attente, alors j'entendais les gens entrer. A l'hôpital, elle donnait sur le couloir et je les voyais passer en direction du bureau de la secrétaire.
En attendant que la personne suivante arrive, je m'asseyais à mon bureau pour rédiger une lettre, je rangeais des dossiers ou des instruments, je passais un coup de fil ou je lisais quelque chose -- j'ai toujours eu de quoi lire et écrire avec moi, depuis que j'ai quinze ans..
Quand une personne omettait de se présenter à l'heure du dernier rendez-vous, je me disais : "Bon, ben je vais rentrer plus tôt, j'aurai le temps de lire une histoire à mes enfants avant qu'ils aillent se coucher." Enfin, quand j'avais pas encore une ou deux visites à faire.
Les seuls rendez-vous manqués qui me contrariaient (un peu ou beaucoup) étaient ceux qui concernaient une personne pour laquelle je me sentais très investi professionnellement et émotionnellement. Et s'il m'est arrivé de temps à autre d'appeler la personne en question, c'était toujours pour m'enquérir de son état de santé, jamais pour lui reprocher de ne pas être venue.
Je l'ai rarement fait : à moins que la personne en question et sa famille vous connaissent très bien, un appel de médecin est toujours ressenti comme inquiétant (surtout quand la personne appelée n'est pas là), parfois comme intrusif (la personne appelée n'a pas toujours envie qu'on sache qu'elle avait rendez-vous chez le médecin).
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Entre 1987 et le début des années 2000, j'ai participé à plusieurs groupes Balint. Ce sont des groupes de soutien et de partage consacrées à la relation de soin ; un peu l'équivalent des groupes d'alcooliques anonymes pour les professionnel.le.s de santé.
Les médecins ne souffrent pas autant que les personnes souffrant d'addiction, mais leur souffrance professionnelle est réelle... Quand ils veulent bien la reconnaître, admettre qu'elle est liée à leurs propres travers de personnalité (non à la "méchanceté" des personnes qui les consultent) et s'engager à "travailler dessus", ça leur fait beaucoup de bien. Les groupes Balint ont changé ma vie de professionnel et fait de moi un soignant moins anxieux, plus attentif, plus compréhensif, plus... patient.
La question du rendez-vous raté revenait souvent sur le tapis. "Pourquoi cette personne n'est-elle pas venue au rendez-vous ?"
C'était particulièrement intéressant quand un.e d'entre nous racontait une longue histoire et, à un moment donné, déclarait : "Cette après-midi, elle avait pris rendez-vous et j'avais hâte d'écouter ce qui lui était arrivé depuis... et puis elle n'est pas venue !"
Je me souviens qu'un jour, le groupe a réagi très vivement tant la frustration était partagée par tout le monde. Au milieu du brouhaha et des paroles de protestation qui s'élevaient toutes en même temps, nous avons entendu notre animateur - un vieux praticien nommé Pierre Bernachon, que nous aimions tou.te.s beaucoup - pousser un petit rire amusé.
Nous nous sommes tourné.e.s vers lui. Il ne disait rien. L'un de nous a enfoncé le clou : "Ben oui, on voulait connaître la suite de son histoire !"
Il a dit : "J'entends. Mais peut-être que la suite de cette histoire ne vous regarde pas. Ni le groupe, ni vous ! a-t-il conclu en désignant celui ou celle qui venait de raconter."
Ca nous a laissés sans voix, et je pense que nous lui aurions demandé ce qu'il voulait dire par là si ça n'avait pas été la fin de la séance.
Je ne me rappelle pas si nous en avons parlé à la séance suivante. Je sais en revanche que je me suis répété cette phrase de nombreuses fois pour essayer de deviner ce qu'il avait voulu dire.
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Au fil des années - des décennies, à présent, car j'ai commencé à "écouter professionnellement" en... 1977 - je me suis peu à peu "fait une philosophie" -- on peut même dire une éthique -- au sujet des rendez-vous (manqués ou non).
Elle tient en quelques principes simples.
1. En dehors de ma rémunération, fixée par un tiers (la sécu), les personnes que je soigne ne me doivent rien. Et je préfère soigner une personne sans rémunération (et sans rendez-vous) plutôt que refuser de soigner quelqu'un qui n'a pas les moyens de me payer (ou qui n'a pas pris rendez-vous, ou qui en a raté un).
2. Les raisons qui font qu'une personne fait appel à moi sont multiples, mais je n'en vois qu'une qui me concerne au premier chef : elle le fait parce qu'elle me fait confiance, à ce moment précis, pour des raisons médicales qui lui sont propres. Cette confiance est parfois durable, parfois ponctuelle. Et je n'ai pas le pouvoir, grâce au ciel, et encore moins le désir d'exiger une confiance permanente. (Peut-on exiger la confiance, d'ailleurs ?)
3. Les raisons non médicales qui animent ces personnes ne me regardent pas. Je veux dire par là qu'elles sont seules juges de ce qu'elles me disent car je ne suis pas leur confesseur. Je suis toujours prêt à les entendre, mais je n'ai pas besoin de tout savoir d'elles pour les soigner, ni même pour établir une relation constructive avec elles.
4. La vie quotidienne de la plupart des personnes est plus importante, plus lourde, plus contraignante que ses relations occasionnelles avec un médecin.
5. Une rencontre, une visite à domicile, une consultation avec ou sans rendez-vous, ne sont qu'une partie infinitésimale de la vie des individus. Imaginer que cette consultation est importante au point qu'un.e patient.e ne devrait jamais rater un rendez-vous, ce n'est pas seulement irréaliste, c'est égocentrique et immature.
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Tout ça pour dire que je suis toujours perplexe quand je lis que des groupes de médecins (et a fortiori un ministre) entendent partir à la "chasse aux lapins" (Quelle expression horrible !!!) -- comprendre : lutter contre les rendez-vous qui ne sont pas "honorés" par les patient(e)s.
D'abord, les rendez-vous manqués ne sont pas, ne peuvent jamais être un problème comptable. Pour plusieurs raisons et en particulier celles-ci (la liste n'est pas exhaustive) :
-- Quand il y a des millions de consultations, il est inévitable (c'est une réalité statistique) qu'un certain nombre de personnes n'aillent pas à leur rendez-vous.
-- Les additionner au niveau d'une population n'a pas de sens : chaque personne a des circonstances différentes et, à moins de faire une enquête poussée sur ces circonstances, il est impossible d'en tirer la moindre conclusion. Les rendez-vous manqués, c'est comme les accidents. Pour s'efforcer de les prévenir, il faut d'abord chercher à définir quelles sont leurs causes. Et il y en a sûrement beaucoup, dont la prévention n'est pas la même pour toutes.
-- Attribuer la responsabilité des rendez-vous manqués aux seules personnes concernées est un jugement à courte vue (Qui n'a jamais été retenu sans pouvoir prévenir ?). De plus, cela suggère qu'un rendez-vous est une obligation.
Or...
(Là, je vais écrire quelque chose qui va peut-être vous faire hurler.
Respirez un bon coup, parce que vous allez peut-être en avoir besoin.
Vous êtes prêt.e ?
Bon, alors voilà :)
Les personnes soignées n'ont pas d'obligation(s) morale(s) envers les médecins.
Déclarer le contraire est une posture de classe. Point final.
Oui, vous avez bien lu.
(Ah, non, je ne vais pas justifier cette déclaration. Va falloir réfléchir un peu. Après vous être calmé.e.)
Oui, je sais, vous allez dire (ou crier) : "Mais alors on peut se faire traiter de tous les noms, se laisser cracher dessus, se laisser jeter comme des kleenex ?"
Si vous êtes constamment traité.e ainsi par bon nombre de patient.e.s, si ça fait longtemps que ça dure, si ça vous mine et ça vous épuise, vous devriez peut-être envisager de changer de métier. Vos conditions de travail sont indiscutablement horribles, et je vous plains sincèrement. Pourquoi vous imposez-vous de continuer ?
Si vous avez seulement peur d'être traité.e ainsi (parce que c'est occasionnel, même si c'est irritant) et si ce n'est pas votre réalité pluri-quotidienne, alors l'attitude constructive serait sûrement de réfléchir à cette peur, à ces sentiments pénibles (et parfaitement respectables) et d'aller participer à un groupe Balint, ou peut-être d'aller voir un.e (psycho)thérapeute (comportementale ; surtout pas un.e psychanalyste). Vous ne vous en sentirez que mieux, je peux en témoigner. Votre valeur n'est pas fonction du nombre de vos rendez-vous manqués.
Mais dans aucun cas vous n'êtes en droit de reprocher aux patient.e.s, à titre individuel, votre mal-être, votre sentiment de dévalorisation ou vos frustrations quotidiennes quand l'un.e de ces patient.e.s ne vient pas à son rendez-vous.
C'est malvenu, c'est injuste, et c'est du caprice d'enfant gâté.
Car le fond de l'affaire, c'est que soigner est un métier difficile,
et il l'est d'autant plus que la vie des gens qu'on soigne est difficile, elle aussi.
Mais faut quand même pas prétendre qu'on souffre plus qu'eux, et par leur faute, encore !!!
D'ailleurs, sauf erreur de ma part, il y a plus de professionnel.le.s qui s'installent en ville et dans des quartiers riches qu'au milieu de nulle part ou dans des quartiers défavorisés. Je crois que ça veut bien dire ce que ça veut dire -- beaucoup de médecins préfèrent ne pas avoir à soigner les gens qui souffrent le plus et qui manquent de tout !
(J'oubliais : si vous ne supportez pas les rendez-vous manqués parce que c'est un manque à gagner, et que vous ne savez pas quoi faire des 15, 30 ou 45 minutes que ça libère, tant pis pour vous : vous auriez dû devenir psychanalyste lacanien. Ca n'a que des avantages : on n'a pas besoin de toucher les gens, ni même de leur expliquer quoi que ce soit (de toute manière leur inconscient est coupable) ; on peut s'endormir pendant qu'ils parlent ; et on peut exiger le montant de la consultation même s'ils ne viennent pas.)
Par ailleurs, quand on est ministre, se mettre (ou appeler) à la "chasse aux lapins" (Mais quelle expression horrible, vraiment !)
-- c'est dégueulasse quand on connaît les difficultés matérielles, temporelles et de transport de la majorité des citoyen.ne.s ;
-- c'est purement et simplement hypocrite quand on voit que les généralistes sont scandaleusement sous-rémunérés, et que les infirmières le sont encore plus ;
-- c'est crapuleux venant de l'employeur abusif de milliers de médecins étrangers, eux aussi sous-payés, qui font tourner les hôpitaux sans avoir la moindre perspective de pouvoir s'installer en France ;
-- c'est monstrueux parce que ça avalise l'idée que la santé est un marché et que les soignant.e.s sont des petit.e.s commerçant.e.s,
--- alors que la Santé ça devrait être un service public, et que c'est le rôle et la mission des pouvoirs publics de fournir à tout.e.s les Français.e.s des un système de délivrance des soins digne de celles et ceux qui les donnent et de ceux et celles qui en ont besoin !!!!
Le seul "rendez-vous manqué" en France, aujourd'hui, c'est le "lapin" que tous les gouvernements en place posent depuis 1958 à la population en ne lui assurant pas le système de santé dont elle a cruellement besoin et auquel elle a droit !!!
Merci de votre attention.
Mar(c)tin Zaffran/Winckler