mardi 3 décembre 2024

Du serment à l’engagement (Pour en finir avec le "serment d'Hippocrate") --- Marc Zaffran, M.D., M.A./Martin Winckler




(Université de Sherbrooke, Québec, 2015 : Devant près de 500 invités, 102 finissantes et finissants en médecine ont prononcé leur serment professionnel.) 


Une revue universitaire qui préparait un numéro spécial sur le serment d'Hippocrate m'a demandé un texte exprimant mon sentiment sur la nécessité (ou non) de faire prêter serment aux futur·e·s praticien·ne·s. 

J'ai écrit un texte, mais le comité de rédaction de la revue l'a rejeté -- il n'était "pas assez universitaire", semble-t-il. 

Je me suis alors demandé pourquoi on m'avait demandé ce texte, alors même que je n'ai jamais prétendu écrire de manière "universitaire". Mais bon, c'est pas grave. Un texte n'est jamais perdu. Le voici. 

MW 


Il y a beaucoup à dire sur le serment d’Hippocrate, sur son historicité problématique, sur son inadéquation au monde moderne, sur sa récupération par les idéologies dominant en Occident, sur l’ombre dans laquelle il maintient d’autres discours éthiques. 

Et je suis heureux qu’on ait écrit et énoncé d’autres serments, plus appropriés au monde d’aujourd’hui. Cette réécriture était nécessaire, car les valeurs éthiques ont changé et les conditions d’exercice ne cessent de le faire. Et ce qui a le plus changé, c’est la relation entre professionnel·le·s et personnes soignées.

 

Depuis le Code de Nuremberg en 1947, il n’est en principe plus question de faire le moindre geste médical sans consentement éclairé de la personne à qui ce geste est destiné. Il s’en faut cependant de beaucoup que ce code — ou d’ailleurs le Code de déontologie des médecins français — soit respecté par tou·te·s les praticien·ne·s français.e.s. 


Un serment d'Hippocrate très problématique


Le serment d’Hippocrate, qui date de deux millénaires, est une série d’interdits et d’obligations. Toutes n’avaient pas la même valeur, mais elles avaient d’une part pour but de prévenir les abus de pouvoir que les médecins pouvaient exercer — depuis la trahison des secrets de famille jusqu’aux abus sexuels. D’autre part, de prévenir le viol des valeurs de l’époque (ou, au moins, de ses rédacteurs...)

 

On peut trouver très problématique, dans les versions anciennes de ce serment, l’obligation faite aux médecins de placer leurs « maîtres » au plus haut de leurs priorités — au même rang que leurs parents. 


Lorsqu’il stipule : « Je considérerai ses enfants comme mes frères et s'ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les autre parties de l'enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêtés serment suivant la loi médicale, mais à nul autre », il considère le savoir médical comme la propriété des médecins et de leur famille. Le savoir appartient à tou·te·s, et le savoir médical comme d’autres, mais, pour le texte hippocratique, c’est encore un savoir réservé.

 

Quand on le fait entonner par des jeunes gens, se souvient-on, par ailleurs, que lorsque le texte grec dit (à peu près) « Je pourvoirai aux besoins de mon maître », cela veut certes dire que l’étudiant s’engage à entretenir financièrement son maître — ce qui n’est déjà pas rien —, mais que c’est aussi l’expression d’une société où la sollicitation (si ce n’est l’exploitation) sexuelle des jeunes hommes par des hommes plus âgés était une coutume très répandue ? 

Ce qui semblait « normal » alors ne l’est plus du tout aujourd’hui. Il serait bon de s'en souvenir. 

 

D’autre part, lorsque le serment interdit de « remettre un pessaire abortif à une femme », cela ne signifie nullement que les rédacteurs du serment sont opposés à l’avortement : les techniques d'avortement sont décrites en détail dans les textes hippocratiques. Cela signifie plus probablement qu’on ne doit pas le remettre à une femme qui a décidé seule d’avorter. A son mari, en revanche, on peut remettre un pessaire abortif, s’il le demande...

 

Enfin, aujourd'hui, « Jamais je ne remettrai du poison » est obsolète, et source de confusion et d’ambiguïté. Il y a tant de médicaments qui sont, de fait, toxiques. Les accidents et décès médicamenteux sont légion, parce que, précisément, les médecins ne les prescrivent pas toujours à bon escient. 


Un rite d'entrée dans un club privé 

 

Un autre aspect du serment me semble encore plus problématique : c’est un rite d’entrée dans un club privé, une société secrète. Pour ne pas dire dans une secte.

 

En 2500 ans, le rôle, le statut, la fonction et la relation des médecins aux personnes soignées a beaucoup changé. A l’époque où les Pythagoriciens rédigèrent le serment d’Hippocrate, l’exercice médical ressemblait beaucoup — car c’en était la dérivée — à une fonction chamanique : celle d’un intermédiaire entre l’au-delà et le commun des mortels. Le médecin, pensait-on, savait et comprenait mieux que quiconque. 


Et, de ce fait, il était doté d’une autorité morale supérieure à celle des autres humains. Cela justifiait n’importe quelle décision de sa part : traiter ou ne pas traiter ; soigner une personne plutôt qu’une autre ; et, lorsque l’Église catholique s’en est mêlée, juger, condamner et mentir. L’idée de la « vocation » médicale a ainsi été longtemps intimement liée à celle du « service de Dieu » qui conduisait des hommes ou des femmes à entrer dans les ordres. (Rappelons qu’en France, les médecins ont été formés par l’Église jusqu’à la Révolution.)


Cette dimension de groupe fermé, exclusif, sectaire, est fâcheusement illustrée par la sempiternelle « obligation » ( ?) de confraternité, qui favorise encore le népotisme et la collusion  — ou, plus souvent encore, une inaction proprement confondante devant les méfaits commis par des médecins.


On en a vu très récemment des exemples caricaturaux avec l’affaire Daraï, où un grand patron de gynécologie mis en examen pour agressions sexuelles continue d’exercer sans avoir été suspendu par l’Ordre des médecins ; ou encore avec l’affaire de cet étudiant en médecine de Tours, condamné à deux reprises pour viol par les tribunaux, mais qui a été exfiltré vers une autre faculté de médecine (Limoges) où il est étudiant... dans un service de gynécologie ( !) et prépare tranquillement les examens nationaux classants qui lui permettront de devenir interne dans un hôpital dès 2025.

 

Mais pourquoi en irait-il autrement ?


Devenir médecin, ce n’est pas seulement suivre un formation longue et difficile ou acquérir des connaissances et des compétences importantes. C’est aussi (et parfois, surtout) être investi d’un statut social et économique et de prérogatives considérables. C’est se joindre à un groupe de grand·e·s privilégié·e·s, qui disposent d’une influence personnelle, économique, politique et morale considérable.  


A ce titre, beaucoup de praticien·ne·s se sentent non seulement peu soucieux·se·s des personnes qu’iels vont être amené·e·s à soigner, mais aussi peu concerné·e·s par les lois, et encore moins par l’éthique. Car rien dans leur formation ne leur enseigne que ces privilèges exorbitants s’accompagnent d’obligations strictes. On ne devient pas médecin pour en tirer profit aux dépens des personnes soignées, mais pour servir la population.

 

On prête serment juste après avoir soutenu sa thèse, au cours de la même séance, devant ses « maîtres ». En associant ainsi le serment à la reconnaissance de la compétence médicale, la validation professionnelle se transforme insensiblement en rite d’entrée dans une corporation.

 

Et si les futur·e·s médecins et médeciennes prêtaient serment aux personnes soignées ?


Qu’en serait-il si ce serment était un engagement solennel délivré en public, à un moment spécifique, indépendant de la soutenance de thèse ?


Imaginons un texte d’engagement éthique, que les étudiant·e·s liraient, commenteraient et dont iels débattraient au début de chaque année d’études, en groupes de parole obligatoires, avec des aînés mais aussi avec des patient·e·s partenaires, afin de ne jamais perdre de vue leur obligation de servir les personnes. 


Imaginons qu’à l’issue de leur formation, les médecins et médeciennes récemment diplômées soient réunies lors d’une grande cérémonie publique face à un jury de volontaires de tous âges, de toutes origines, de toutes conditions, qui seraient témoin de l’engagement des futur·e·s praticien·ne·s.


Cette cérémonie d’engagement serait aussi ritualisée que la soutenance de thèse.

 

(Ce que je partage avec vous ici est une proposition, un prototype. Mon souhait est que cette proposition circule, soit discutée, reformulée, complétée, précisée par et pour le plus grand nombre.)



Une proposition de serment 


Un·e praticien·ne qui vient de soutenir sa thèse se présente devant le jury public. 


L’un·e des membres du jury se lève et dit :


« — Je suis [nom du/de la juré·e] : j’ai ou j’aurai un jour besoin de soins, et je suis ton égal·e. 

Avant que je te choisisse pour me soigner, dis-moi qui tu es.


— Je suis [nom du/de la candidat·e] et je suis ton égal·e. 

Si tu me choisis pour te soigner, ton choix m’honore et m’engage.


— A quoi t’engages-tu [nom du/de la candidat·e] ? 


— Je m’engage à te soigner au mieux, physiquement, moralement et émotionnellement, à mettre en œuvre mon savoir, mon savoir-faire, mon intelligence et mon humanité en prenant garde, en tout temps, à ne pas te nuire. 


Je m’engage à respecter ta personne dans toutes ses dimensions, quels que soient ton âge, ton genre, tes origines, ta situation sociale ou juridique, ta culture, tes valeurs, tes croyances, tes pratiques, tes préférences.


Je m’engage à être confident·e et témoin attentif·ve de tes plaintes, tes craintes et tes espoirs sans jamais les disqualifier, les minimiser, les travestir, ou les divulguer sans ton accord.


Je m’engage à ne jamais utiliser ce que je sais de toi à mon profit et à ne jamais les retourner contre toi. Je m’engage à ne pas te soumettre à des interrogatoires inquisiteurs et à ne jamais te bâillonner.  


Je m’engage à partager avec toi, sans réserve et sans brutalité, toutes les informations dont tu as besoin pour comprendre ce qui t’arrive et pour faire face à ce qui pourrait t’arriver. A répondre patiemment, précisément, clairement, sincèrement et sans restriction à toutes tes questions. A ne jamais te laisser dans le silence, à ne pas te maintenir dans l’ignorance, à ne pas te mentir. A ne jamais te tromper, ni sur mes compétences ni sur mes limites.  


Je m’engage à te soutenir dans tes décisions, à ne jamais entraver ta liberté par la menace, le chantage, le mépris, la manipulation, le reproche, la culpabilisation, la honte, la séduction. A ne jamais faire usage de mon statut pour abuser de toi, ou de quiconque.  


Je m’engage à me tenir à tes côtés et à t’assister face à la maladie et à toutes les personnes qui pourraient profiter de ton état. Je serai pour toi avocat·e, interprète et porte-parole. Je ne m’exprimerai en ton nom si tu en fais la demande, mais je ne parlerai jamais à ta place.


Je m’engage à respecter et à faire respecter les lois qui te protègent, à lutter avec toi contre les injustices qui compromettent ton libre accès aux soins. Je m’engage à me tenir à jour des connaissances scientifiques et des savoir-faire libérateurs ; à dénoncer tous les obscurantismes ; à te protéger des marchands qui veulent exploiter ton état.


Je m’engage à traiter avec le même respect toutes les personnes qui te soignent, et à travailler de concert avec elles, quels que soient leur statut, leur formation et leur mode d’exercice. Je m’engage à défendre solidairement mes conditions de travail et celles des autres soignant·e·s.


Je m’engage à veiller à ma propre santé ; à prendre le repos auquel j’ai droit ; à protéger ma liberté de penser et à refuser de me vendre. »

 

*** 


Après avoir prononcé cet engagement solennel, le/la praticien·n·e signerait l’engagement portant son nom ; le même document serait contresigné par tou·te·s les membres du jury public, tenant lieu de témoins.

 

Les professionnel·le·s auraient pour obligation d’afficher leur engagement signé sur l’un des murs de leur lieu d’exercice, afin de ne jamais oublier son contenu, et afin que chacun·e puisse le leur rappeler.

 

 

Marc Zaffran, M.D., M.A., alias "Martin Winckler" 

Novembre 2024