dimanche 6 novembre 2016

« Soigner, c’est pas de la tarte » ou "Les soignants entre deux feux"


Conférence donnée à l’occasion des 40e rencontres du Réseau des 
« Le Chœur des femmes de la FIQ – Fédération Interprofessionnelle de la Santé du Québec » 
Orford, le 3 novembre 2016



Qu’est-ce que soigner ? 
J’ai longtemps cherché une définition simple, et j’en suis venu, pour ma part, à adopter celle-ci : « Soigner, en première approximation c’est faire en sorte que la personne qui se confie aux soignant.e.s aille mieux (ou moins mal) en sortant qu’en entrant. » 

C’est un objectif simple, mais ambitieux : il vise un résultat individuel qui n’est pas toujours possible à atteindre, mais qui devrait être l’objectif de tout.e professionnel.le de santé. 

Quelle est la fonction d’un.e professionnel.le de santé ? 
Diagnostiquer ? Traiter ? Soigner ? Prévenir ? Informer ? Eduquer ? Réconforter ? Soutenir ? Protéger ? 
Tout ça à la fois. 
Et tout ça, comme le veut un précepte très ancien, en ayant toujours à l’esprit de « D’abord, ne pas nuire ». 
Or, la première manière de nuire, c’est d’exercer une contrainte – qu’il s’agisse d’un soin ou d’une conception du soin. Pourquoi ? Parce que l’un des principes éthiques du soin, c’est que le patient est toujours libre d’accepter ou de refuser ce qu’on lui propose. 

Par conséquent, je postulerai que lorsqu’on est un.e professionnel.le de santé qui entend soigner, toute contrainte (et donc, toute relation de pouvoir) est incompatible avec le soin.  Car l'établissement d’une relation de pouvoir dans les relations de soin est source de maltraitance. Comme toute relation de pouvoir, en toute circonstance. En effet, tout.e patient.e est vulnérable et exposé.e. Le risque de lui faire du mal (ou d'aggraver le mal dont elle souffre) est grand. 

Ce qui amène à une question simple, mais incontournable : quand un.e patient.e dit : « On m’a maltraité.e », qu’est-ce que cela signifie ?  
« On m’a mal traité.e » ou « On m'a fait du mal » ? 

Traiter n’est pas soigner – et réciproquement

La confusion est grande entre « soigner » et « traiter ». On traite une maladie ou une condition – on propose le traitement qui va aider le patient à guérir de cette maladie ou cette condition. (Nota Bene : c’est toujours le patient qui guérit de sa maladie ; si l’on pense que c’est le soignant qui guérit, on doit l’appeler un guérisseur…) 

Soigner n’est pas superposable à traiter, donner des soins n’équivaut pas à administrer un traitement. On peut traiter sans soigner, et soigner sans traiter. Opérer est indispensable pour traiter une appendicite, mais trancher les chairs et découper un morceau d'intestin, ça ne soigne pas, à proprement parler. Ce qui soigne, ce sont les antidouleurs, la réalimentation progressive, les pansements de plaie, la convalescence. 

Les traitements du cancer (la chimio, les rayons, la chirurgie) ne sont pas des soins. Les soins (administrer des anti-émétiques, prévenir la perte de cheveux par exemple) permettent d’atténuer la violence des traitements. Les soins palliatifs ne sont pas des traitements de maladie, ils ont pour but d’atténuer ou de soulager des symptomes. 

Bref, les soins, c’est ce qui permet d’aller mieux - ou moins mal, ou pas pire. 


La confusion vient de ce que les professionnel.les de santé ont surtout comme obligation de diagnostiquer des maladies, puis de les traiter en se conformant à des protocoles (diagnostiques ou thérapeutiques). Ces grilles, ces protocoles font partie de leur enseignement. Mais on ne leur apprend pas toujours à soigner, c’est à dire à se préoccuper du, et à oeuvrer au, mieux-être du patient qu’ils traitent. Le plus souvent, ce mieux-être (ou, tout simplement, le ressenti) du patient n'est même pas inclus dans l'enseignement. 

De plus, on a tendance à envisager séparément les traitements et les soins : les premiers sont ordonnés, les seconds sont délivrés, et rarement par les mêmes professionnel.le.s. Il y a de la hiérarchie non seulement dans les professions de santé, mais entre les professions traitantes et les professions soignantes. 

On peut ne pas contraindre quelqu’un  à recevoir des soins – puisque les soins sont incompatibles avec la contrainte. On peut, en revanche, lui imposer un traitement sans lui demander son avis. Et c'est trop souvent le cas, puisque les diagnosticiens-traitants ne sont pas toujours des soignants. 


Je postulerai alors que lorsqu’un.e patient.e déclare « On m’a maltraité.e », cela veut dire qu’on ne l'a pas soignée (au mieux), voire brutalisé.e (au pire) – et non qu’on l’a « mal traité.e » (au sens "protocolaire" du terme). Car, s’il est difficile à un.e non-professionnel.le de dire si on lui a administré les thérapeutiques appropriées, il lui est toujours possible de dire ce que ces thérapeutiques (et les comportements afférents) lui on fait ressentir. Un.e patient.e ne peut pas toujours dire ce qu’on lui a fait, mais peut toujours dire si on lui a fait du bien ou du mal. Les professionnels sont en droit de déclarer "J'ai fait ce que je devais faire". Mais c'est aux patient.e.s qu'il appartient de dire : « On m’a fait du bien » ou « On m’a nui. » 

Par ailleurs, si le principe de « D’abord, ne pas nuire » est ancien, c’est parce que, quand une personne demande des soins, le risque qu'on lui nuise est toujours présent.

La personne en demande de soins, vulnérable du fait même de sa maladie, s’adresse en confiance aux soignants. Cette confiance qu’elle fait aux soignants est un risque : elle a beaucoup à perdre s’ils en abusent. Le diagnosticien/traitant/soignant, lui, ne court pas de risque vital (il en court d'autres, on le verra plus loin). Mais il ne pense pas toujours à cet aspect de l'asymétrie entre leurs situations respectives. 

L’obligation d’obtenir un consentement éclairé, principe fondamental de l’éthique biomédicale depuis le Code de Nuremberg (1947) et la Déclaration d’Helsinki (1964) est justement destinée à compenser cette asymétrie et à éviter les abus de confiance : elle pose que le caractère éthique d'une action de santé s'appuie sur la volonté exprimée du patient, et non sur l'intention (implicite ou explicite) du professionnel. 

Et si l’on a établi des principes éthiques c’est parce que les professionnel.le.s de santé ne sont ni « pur.e.s », ni « moralement insoupçonnables », ni même « entièrement voué.e.s » au soin. Ils et elles ne sont pas "vierges" ni "indemnes" de tout conflit moral ou de toute ambivalence. 

De fait, tou.te.s les soignant.e.s travaillent entre deux feux, « en sandwich » dans des conflits multiples. En voici quelques-uns. 

Les dilemmes intérieurs

Pour soigner, il faut avoir envie de soigner - autrement dit : que l'autre aille mieux après s'être confié à nous. 

Ce désir n’est pas donné à tout le monde. Empathie et altruisme sont des caractéristiques du comportement humain, mais tous les humains n’en sont pas dotés de manière identique. Il y a des personnes empathiques jusqu’à l’excès. D’autres qui n’ont aucune empathie : on appelle ça des sociopathes. Entre les deux, tous les degrés existent. 

L’altruisme de la plupart des individus porte avant tout sur l’entourage immédiat : ascendants, collatéraux, enfants, parents proches, amis de longue date. Et il n’a rien d'absolu, comme le montrent toutes les tragédies familiales. Alors, il n’est pas scandaleux d’admettre que donner ses soins à de parfaits étrangers représente probablement un effort pour la plupart des gens… et donc pour la plupart des professionnel.le.s de santé. 

Pour soigner, il faut faire l'effort de regarder l'autre avec la même empathie, le même altruisme que l'on regarde ses proches. Ca n'a rien de facile. 


Quand un.e de ces professionnel.le.s n’est intéressé.e que par l’aspect technique de son exercice (les explorations, le diagnostic, le traitement), alors ce n’est pas un soignant. D'où un gros problème : peut-on prétendre être un.e professionnel.le de santé compétent.e en ayant à aucun moment le souci de ce qu’éprouvent celles et ceux qu’on soigne ? 

Même en supposant que tou.te.s les professionnel.le.s aient tou.te.s le souci de l’autre et s’efforcent de soigner, ça n’est pas de tout repos. Quand on doit toucher le corps d’un.e inconnu.e, recoudre une plaie ou panser une escarre, voire simplement regarder un corps mutilé ou déformé par la maladie, nous sommes exposés à l’attirance et à la peur, à l’inconfort et au dégout. Tout.e professionnel.le doit, en principe, délivrer des soins de la même manière aux personnes qui lui sont sympathiques et à celles dont il aimerait s’éloigner. Est-ce toujours le cas ? 

Pour soigner, il faut sans arrêt lutter contre ses propres sentiments ambivalents. Ne pas juger, même si ce qu’on entend nous surprend ou nous répugne. Le faire même quand on est fatigué ou abattu. Le faire même si la voiture n’a pas démarré le matin, même si le conjoint nous fait la gueule, même si l’atmosphère au boulot est délétère. 

Tous les soignants sont pris entre ces deux feux que sont leurs émotions et leurs raisonnements. 
Mais qui leur apprend à faire la différence entre les unes et les autres, pendant leur formation ? 
Qui, seulement, leur en parle ? 

Les conflits d’image 

Tout soignant veut bien faire (professionnellement parlant) et faire du bien (au patient). Mais puis-je bien faire et faire du bien sans me sentir bien moi-même ? Puis-je bien faire en taisant ce que je ressens ? C’est une question importante, qui mériterait d’être abordée de front. Est-elle seulement posée ?

L’un des dilemmes intérieurs les plus fréquents réside dans la manière dont on se voit faisant son métier : quelle figure de professionnel veux-je avoir de moi-même et donner aux autres ? Ces deux figures sont-elles compatibles entre elles ? Et sont-elles compatibles avec le soin ? Par exemple, le médecin qui décide d’« aider les femmes infertiles à avoir des bébés » (et se spécialise dans la PMA) plutôt que d’aider les femmes fertiles à mettre leurs bébés au monde quand elles veulent, si elles veulent (en s’occupant de contraception et d’accouchement), qui sert-il en premier ? Les femmes ou l’image qu’il veut donner de lui ? 

Certaines « vocations » semblent plus « glorieuses » que d’autres. On peut en juger à la manière dont elles se mettent en scène. Nous connaissons tous des services où l’on affiche le nom des bébés « miracles » que les obstétriciens ont « fait » aux couples infertiles. Connaissez-vous des services où l’on affiche le nombre de femmes qui ont pu choisir librement leur contraception ? Ou le nombre de femmes à qui on a posé des stérilets sans leur faire mal ? L’une et l’autre de ces activités ont la même valeur, puisque la valeur d’un soin se mesure uniquement à ce qu’en dit la personne qui l’a reçu, mais l'une des deux est plus spectaculaire que l'autre. 



Quel est l'objectif d'un professionnel de santé ? Rester en retrait et s’efforcer de soutenir les décisions des patients ou assumer la « fonction apostolique » décrite par Michael Balint, tout faire pour les convaincre de la justesse de ses conseils et de ses recommandations thérapeutiques, et veiller jalousement à ce qu’ils les appliquent ? 

Là encore, l’un des deux est spectaculaire, l’autre non. 


Or, le spectaculaire nourrit le prestige. Et le prestige, beaucoup de professionnel.le.s en ont soif. Ce, d’autant plus que leur carrière est fondée sur la hiérarchie des statuts. 

Ce conflit d'image est présent chez tous les professionnels de santé.




Les conflits de valeurs

Je propose un médicament à un patient ; il préfère recourir à des granules d’homéopathie. Pour beaucoup de professionnel.le.s formé.e.s à la biomédecine, il s’agit d’un conflit de savoir : « Le patient ne sait pas qu’un des deux médicaments est efficace, l’autre pas. » 
A mon avis, ils font erreur : c’est un conflit de valeurs. Car ce sont les valeurs qui conditionnent ce qu’on fait du savoir. Tenir que l’un des deux traitements est efficace, l’autre pas, c’est passer à côté de l’essentiel : que veut le patient ? Que cherche-t-il à protéger ou à défendre ? Il faudrait le lui demander, entendre et respecter sa réponse, et travailler avec ça. 

Autre exemple, plus épineux encore : une femme adulte témoin de Jéhovah, sur le point d’accoucher, refuse qu’on la transfuse. Elle sait parfaitement qu’elle peut mourir d’une hémorragie de la délivrance si on ne la transfuse pas. Mais son système de valeur la conduit à refuser un traitement qu’elle sait efficace. Quand on choisit de respecter ce système de valeur, on peut réfléchir à l’avance aux alternatives possibles, définir ce que les patients acceptent ou n’acceptent pas (et cela varie), prévenir. Quand on le rejette purement et simplement, on se met dans une situation de bras-de-fer. Et les soignants se transforment alors en agents de la force publique. Est-ce leur rôle ? 

Dans certains pays, les recommandations de bonne pratique sont centrées sur le respect de la volonté du patient, et prônent d'abord la négociation, en repoussant au maximum l'éventualité de recourir à la justice. 

Dans d'autres, plus autoritaires, la volonté du patient est vue comme suspecte dès qu'elle est "atypique", "non conforme" ou semble "insensée". Mais "insensée" par rapport à quoi, sinon aux valeurs dominantes ? Aimer le steak, choisir d'être végétarien ou refuser de manger de la vache parce que c'est un animal sacré sont, tous trois, avant tout, l'expression de valeurs et non d'un "savoir".  Et toutes les valeurs personnelles sont respectables. Ce qui pose problème, c'est de vouloir imposer ses valeurs propres aux autres.  

*

Ainsi, tenir que le savoir scientifique va de soi pour tout le monde, et que ceux qui le refusent sont ignorants ou obscurantistes, c'est une erreur. Car il s'agit d'un conflit de valeurs, encore une fois. 

Une femme souffre d’un zona, elle en a marre de souffrir. On lui suggère de prendre une molécule qui diminuera sa douleur. Elle la prend, mais le médicament la soulage seulement la nuit. Elle décide de continuer à le prendre, mais d’aller voir un magnétiseur pour être soulagée dans la journée. Elle a envie de croire que ça lui fera du bien, et elle pourrait bien avoir raison : l’effet placebo est un calmant puissant. Il pourrait suffire à la faire patienter jusqu’à ce que la douleur s’atténue spontanément, ou sous l’effet du médicament qu’elle prend le soir. Faut-il l’en dissuader, alors qu’elle a déjà accepté le traitement approprié ? Faut-il rompre la relation de confiance en dénigrant le recours à une procédure complémentaire qui n’a pas pour mission de la traiter (c’est déjà fait) mais peut contribuer à la soigner un peu plus qu'elle ne l'a été jusqu'ici ?  

Lui refuser cette option d’aller voir le magnétiseur, c’est se placer dans un rapport de force : je sais, tu ne sais pas. Beaucoup de professionnels en auraient envie, mais l'essentiel, est-ce ce que les professionnels pensent, ou ce dont la patiente a besoin ? 

Il arrive aussi, bien entendu, que les professionnel.le.s soient ignorant.e.s. Par désinformation, par négligence, par paresse, par obscurantisme. Et pourtant, dans ce cas aussi, il s’agit de valeurs et non de savoir : un.e professionnel.le de santé qui se laisse aveugler par son idéologie ou par les manoeuvres d'un marchand n'est pas un.e ignorant.e, mais un individu qui ne fait pas l'effort de penser. Tout.e professionnel.le de santé devrait toujours garder les yeux et l'esprit ouverts, ne fût-ce que pour se conformer à ses obligations professionnelles.

Comment peut-on soigner (ou même traiter) quand on refuse de reconnaître et, si possible, de dépasser les limites de ce qu’on sait ?


Ce qui est en jeu, ici, c’est la certitude, pour certains professionnels, que seules leurs valeurs sont valides, et qu’elles excluent et remplacent les valeurs de ceux qu’ils soignent – et parfois aussi les valeurs qu’ils devraient défendre par obligation déontologique.


Conflits hiérarchiques et conflits de loyauté

Aucun professionnel n’exerce dans un désert. Tous exercent dans un environnement culturel et social, dans un système de santé, dans une équipe et (en principe) en synergie avec d’autres professionnel.le.s. De deux choses l’une : ou bien l’équipe travaille dans le respect mutuel et le partage, ou bien elle est soumise à des rapports de force, à des rapports hiérarchiques. Dans le second cas, les professionnel.le.s doivent constamment choisir entre la soumission et la désobéissance. Quand l’autorité est tyrannique et arbitraire, la révolte va de soi, intellectuellement du moins. Ça ne veut pas dire qu'un.e professionnel.le peut toujours choisir de se révolter : l’auto-préservation l’emporte souvent sur l’intérêt des patients -  et comment ne pas le comprendre ? 
C’est moralement discutable, mais la morale ne paie pas le loyer. 

Quand les conflits naissent, en revanche, de désaccords entre professionnel.le.s qui se respectent, il n’est pas exclu qu’on se range à l’opinion d’un.e collègue plus âgé.e, plus prestigieux/se, plus gradé.e plutôt que de défendre l'intérêt des patients : un patient est le plus souvent de passage ; un.e collègue nous accompagne longtemps. Il est un "membre de notre famille de pensée", alors que le patient, le plus souvent, ne l'est pas. 

Les conflits de loyauté sont particulièrement épineux entre professionnel.le.s en formation et formateurs/trices. On apprend par imitation, par émulation. Chaque apprenti.e a besoin de modèles, et chacun prend ceux qu’on lui propose. Quand on a de l’admiration pour le modèle, il est difficile de le remettre en question sans crainte de suggérer qu’on rejette tout de lui ou d’elle. Car, dans une certaine mesure, l'apprenti.e voue à son ainé.e la même confiance que le patient voue au professionnel. Cette confiance, nous avons besoin qu’elle soit absolue. Or, ce n’est ni réaliste, ni sain. Personne ne peut avoir toujours raison. Tout enseignement doit pouvoir être discuté, interpellé, et parfois contesté. Mais quand enseigne-t-on aux apprenti.e.s à remettre en question les paroles, les actes ou les décisions de leurs aîné.e.s ? Et, surtout, quand les laisse-t-on les exprimer leur désaccord ? Quand prend-on leurs objections en compte ? 

Quand il ne leur est pas possible d'exprimer leurs propres doutes, leurs propres dilemmes, les apprenti.e.s en sont réduit.e.s à choisir entre la révolte et la loyauté. Mais comment se révolter contre ceux qui nous donnent accès au savoir ? 


Et vingt ans après avoir été formé.e.s, vingt ans après avoir constamment fait "comme on nous a appris à faire", comment remettre en question non seulement l'enseignement antérieur, mais aussi tout ce qu'il nous a fait faire entretemps ? Le conflit de loyauté, nous le vivons aussi à l'égard de nous mêmes. 


Les conflits d’intérêts 

Soigner est beaucoup plus fatiguant que diagnostiquer et traiter, ne serait-ce que parce qu'on doit toujours prendre en compte ce que le patient en dit. Soigner, c’est prenant, c’est un engagement physique, psychologique et moral. La question qui se pose est : « Soigner, d’accord, mais pour quelles gratifications ? » 

Quand on est un professionnel de santé, on attend de tirer de son activité des gratifications multiples : d’abord, gagner sa vie et faire vivre sa famille ; ensuite, bien entendu, avoir la satisfaction de voir les patients aller mieux (ou moins mal) et parfois guérir ; mais aussi être respecté par ses collègues et par les jeunes soignants qu’on aide à former. 

Mais soigner n’est pas émotionnellement et moralement gratifiant pour tout le monde. C’est un travail difficile, qui n’est pas toujours apprécié à sa juste valeur par ceux qui comptent le plus pour nous. On peut entendre une patiente nous dire : « Vous m’avez fait du bien. » On entend plus rarement une collègue nous dire : « Bravo, tu l’as bien soignée. » On entend encore plus rarement un conjoint ou des enfants nous dire : "On sait que tu passes du temps loin de nous pour soigner les autres, et nous sommes fiers de toi. Continue comme ça, on préfère te savoir pris.e par ton boulot que plus souvent avec nous." 

Et il n’arrive jamais qu’on reçoive un salaire plus important (ou un supplément de journées libres pour passer des vacances en famille) parce qu’on a mieux soigné ce mois-ci que le mois précédent. 


Alors, quand l’exercice d’une profession de santé n’apporte pas de gratifications morales, quand il n’est pas reconnu par les autres et quand il n’est pas bien rémunéré, pourquoi se casser la tête à soigner  ?  

L’intérêt des professionnel.le.s consiste à tirer de leur exercice les gratifications qu’ils peuvent. Bâcler le travail pour rentrer chez soi plus tôt ou multiplier les actes rémunérateurs sont des comportements courants, et compréhensibles. 
Mais qui prétendra qu’ils servent les intérêts des patients ? 

Que faire ? 

De tous ces réflexions, on peut extraire une constante : les professionnel.le.s de santé sont toujours entre deux feux, pris dans des conflits multiples, intriqués, souvent inconscients. Dans ces conditions, il est assez miraculeux de parvenir à soigner. Et cependant, beaucoup de ces professionnel.le.s soignent. 

Ne pourrait-on pas soigner plus, et soigner mieux, et dans de meilleures conditions pour tout le monde ? Il me semble que oui, si l'on garde en tête quelques idées simples. 

Soigner, ce n’est pas soumettre l’autre à ses soins. C’est les lui proposer et les lui prodiguer en vérifiant à chaque instant (en lui posant la question) qu’ils lui font plus de bien que de mal. (Il faut rappeler que le soin n'est que rarement évalué par celles et ceux qui le reçoivent. Au contraire, on trouve normal que les professionnel.le.s évaluent leur efficacité en mesurant, au travers d' "objectifs thérapeutiques", la docilité des patient.e.s à se conformer à leurs ordonnances !) 

Soigner, ça nécessite d'abdiquer tout rapport de force, tout bras de fer. Car dans les bras de fer, il y a toujours un perdant. Et quand il s'agit de soins, qui est toujours perdant ? Le patient. La seule manière de ne jamais faire perdre le patient, c’est de ne pas jouer à qui sera le plus fort, à qui aura raison. Ce n’est pas toujours possible, mais si on en prenait déjà conscience, ce serait pas mal. Ne plus vivre dans le bras-de-fer, c'est très reposant. 

*

Soigner, ça ne se fait jamais contre, mais avec. En coopération. De concert. Ensemble. Et pour ça, une fois encore, il faut savoir lâcher prise de ses certitudes ou de ses convictions. Réfléchir à ce qui est essentiel pour le patient, au lieu de brandir des principes absurdes. 

Un homme qui meurt d’une longue maladie sort de son coma et demande une glace au citron. Le médecin répond : « Pas question, vous êtes diabétique. » 

Une femme porteuse d’une obésité très importante souffre d’une sténose du sigmoïde. Elle demande à un chirurgien de l’opérer. Réponse de celui-ci : « Je ne veux pas prendre ce risque. Allez d’abord vous soumettre à une chirurgie bariatrique pour perdre du poids. » Autrement dit : « Allez courir un premier risque chirurgical avec quelqu’un d’autre ; ensuite je verrai si je vous laisserai en prendre un second avec moi. » 

Dans un cas comme dans l’autre, ces réponses caricaturales n’ont rien à voir avec le soin. 
*

Soigner, ça nécessite de penser que la personne qu’on soigne est notre égale et qu’elle ne vaut ni mieux ni moins bien que nous. C’est très difficile, c’est même contre-intuitif pour beaucoup de professionnel.le.s, mais c’est la seule manière de la respecter et de protéger l’intégrité des patient.e.s. Car si l’autre vaut autant que moi, alors ses raisons d’accepter ou de refuser mes soins – ou d’en demander d’autres – sont respectables. Et pour favoriser son autonomie, je ne dois pas chercher à l’annexer à ma vision du monde. Même si j’ai peur de perdre le contrôle. 

Car pour soigner, un.e professionnel.le de santé doit sans cesse lutter contre ses propres peurs. 
La peur de ne pas bien faire s’il ne fait pas « tout » (Moins que "tout", est-ce assez ?). 
La peur que les patients meurent ou s’aggravent parce qu’on ne leur a pas « bien expliqué » ou parce qu’ils « n’ont pas tout dit » ou « n’ont pas voulu comprendre » ou parce qu’ils « n’en font qu’à leur tête ». 
La peur que nos pairs, nos maîtres nous reprochent de n’avoir pas été à la hauteur de leurs attentes. 
La peur d’apparaître comme des imposteurs.

La peur est le pire ennemi des soignant.e.s, parce qu’elle l’empêche de penser en termes de soins. Elle empêche de rassurer les patients, elle contribue à les inquiéter plus qu’ils ne le sont déjà et, par conséquent, à restreindre leur autonomie : un.e professionnel.le qui a peur ne peut pas informer de manière loyale ; un.e patient.e qui a peur ne peut pas prendre de décision informée et autonome. 

Soigner ça nécessite de mettre de côté sa vanité professionnel.le pour demander en permanence au patient d'indiquer ce qui lui fait du mal et ce qui le soigne, et de prendre ces indications comme repère. Ça nécessite d’entendre que le patient a mal à cause de ce qu’on lui fait – pour s’efforcer d’y remédier. Ce ne sont pas les mots ou les scalpels ou les médicaments qui sont source de maltraitance, c’est le refus d’admettre qu’ils font mal et de chercher à atténuer ce mal - ou l'éviter. 

Soigner, enfin, ça nécessite d’être l’aidant du patient et son défenseur (au sens du mot anglais « advocate ») – de le soutenir dans ses demandes, et parfois de les exprimer en son nom, à sa demande, mais jamais à sa place.

Oui, soigner, c’est exigeant, c’est fatigant, c’est difficile. Il est donc miraculeux qu’on parvienne à soigner. Et pourtant, beaucoup de professionnel.le.s le font. 

Vous qui soignez malgré tous ces obstacles, soyez remercié.e.s et croyez à toute mon admiration. 


Marc Zaffran



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